Le numéro treize/11

La bibliothèque libre.
Librairie d’éducation laïque (p. 145-156).


CHAPITRE XI.

Heur et malheur.

Une grande revue du colonel fut annoncée pour la fin de la semaine, il devait choisir des hommes pour compléter les compagnies de voltigeurs, or, les voltigeurs formant une compagnie d’élite, ceux qui seraient désignés pour en faire partie avaient dû se distinguer par leur bonne conduite, une tenue irréprochable, leur intelligence et leur instruction.

Le grand jour arrivé, tous, bien soignés, bien propres, bien astiqués, nous étions, au commandement du lieutenant, immobiles sous les armes, les officiers supérieurs et le colonel passaient en nous examinant.

Le colonel s’arrête brusquement devant moi et se tourne vers le capitaine :

— Capitaine, voilà comment il me faut des voltigeurs !

— Mais, mon colonel, c’est qu’il est porté pour être caporal.

— Ah ! eh bien ! à la première vacance vous me le proposerez.

Quelle joie pour moi ! une vacance ne pouvait tarder à se produire.

Je ne révais plus qu’épaulettes « à graines d’épinards », plumet ondulant aux mouvements de la tête ; en attendant cette vacance tant désirée, j’étais, en imagination, plus que caporal ; et je voyais mes premiers galons surpasser en éclat ceux du caporal Durcapet.

— Dites donc, Daniel, s’écria ce vieux troupier en entrant dans la chambrée, avez-vous appris la nouvelle, momentanément ?

— Quelle nouvelle, caporal ?

— La nouvelle que je vais subsidiairement vous annoncer.

— Moi, je ne sais rien.

— Eh bien, mon garçon, aussi vrai que je descends d’Hurcapet qui était donc la forte tête de son endroit, au dire des anciens, je me suis laissé conter que le ministre de la guerre se mêle de nos affaires présentement.

— C’est assez naturel !

— Oh ! je ne le blâme pas cet homme ! du moment que c’est mon supérieur, ça suffit ! seulement, mon petit, ça va te défriser…

— Pourquoi ?

— Par la raison péremptoire et subséquente que tu ne seras pas de sitôt l’égal de ton chef qui te parle par ma bouche.

— Je ne comprends pas !

— Il ne comprend pas ! Conscrit va ! Indubitablement tu as encore besoin d’aller à l’école : l’orifice de ton entendement réclame la manœuvre d’un tire-bouchon intellectuel… et moral. Je yais mettre la chose à ta portée : Le ministre de la guerre s’est dit : « Il y a dans chaque compagnie un flâneur de sergent et deux caporaux qui lui emboitent le pas, ces malheureux me mangent mon budget jusqu’à la moelle des os… une — deusse — supprimés !

— Quoi | on supprime un sergent et deux caporaux par compagnie ?

— Oui, conscrit, rien que ça !

— Mais alors, l’avancement qui m’était promis…

— Ratiboisé !

Je restai stupéfait.

— Que veux-tu, mon garçon ? les chefs sont les chefs apparemment… il n’y a pas à dire : « C’est ci ! c’est ça ! » pas vrai ? Tu n’es qu’un subalterne, n’est-ce pas ? tais-toi, fais comme moi : cultive la philosophie !

Le caporal s’éloigna d’un air digne. J’étais désolé. M’être tant réjoui d’avance à la pensée d’écrire cher nous : « Mes chers parents, Je suis caporal ! » peut-être maintenant me faudrait-il attendre longtemps !

Le souvenir du pays et cette première déception firent soudain jaillir de ma mémoire ce couplet du père Lascience :

Tu rencontreras sans doute
Le chagrin et le souci,
Pour les chasser de ta route,
Chante-leur gaîment ceci
Tant qu’il reste un brin d’espérance.
Il faut toujours dire : En avant !

Oui ! le parrain a raison, m’écriai-je, j’ai l’espérance, je serai fort ! qu’importe un léger retard ! Je n’en ferai pas moins mon devoir et je ne me laisserai, certes, pas abattre par la tristesse et le découragement. Au premier choc je faiblirais ! non, non ! Ce n’est pas en vain que j’ai reçu le mot d’ordre de la vie :

Travail — honnêteté — volonté.

Donc en avant !

Mon parti pris d’une manière inflexible, j’éprouvai un grand contentement intérieur et je continuai mes études avec zèle.

J’assistais régulièrement aux cours de comptabilité où l’on forme les fourriers, chargés de tenir les registres et de faire toutes les écritures ayant rapport à la compagnie.

Comme la classe était commencée et que je me penchais sur mon cahier avec une extrême attention, un mouvement se produisit dans l’école. Le colonel entrait.

Le lieutenant Renaud alla le recevoir et tous deux se mirent à causer en marchant doucement. Il me sembla que le colonel me regardait. En effet, il s’avança, prit mon travail dans ses mains et l’examina.

Le cœur me battait ; mais, hélas ! plus d’avancement à espérer ! Je n’avais pu être voltigeur parce que j’étais porté pour être caporal, et subitement, par suite d’une décision ministérielle, mes galons de caporal étaient remis aux calendes grecques.

C’était vraiment fatal !

— Ces cahiers sont propres et bien tenus, dit le colonel, quelle superbe écriture !

Et se tournant vers le lieutenant :

— Pourquoi ce jeune homme n’est-il pas aux voltigeurs ?

— Mon colonel, vous vouliez l’y nommer dernièrement quand on vous a dit qu’il était proposé pour être caporal ; par malheur, on vient de supprimer deux caporaux par compagnie. Le pauvre Daniel est victime de cette nouvelle mesure…, c’est un long retard pour son avancement.

— On peut y remédier ! Vous me faites un tel éloge de votre élève, lieutenant, que je veux réparer l’injustice du sort. Informez-vous s’il y a des vacances aux voltigeurs, il sera nommé à la première, je vous le promets.

Que j’avais bien fait de ne pas m’abandonner au découragement, de sauter par-dessus la bouchure qui obstruait ma route ! Le colonel s’intéressait à ma situation, c’était un bonheur inouï ; car il était connu pour ne pas laisser végéter ceux qui méritaient sa bienveillance.

Le lieutenant Renaud avait pour moi tant d’amitié que je comptais aussi fermement sur son aide pour la réalisation de mes espérances. Mes progrès le rendaient fier à bon droit, puisqu’ils étaient son œuvre ; l’excellent homme me sacrifiait souvent plus d’une heure après la classe. Combien j’appréciais son dévouement, à quel point je lui étais attaché !

Trois jours après la visite du colonel, je faisais partie des voltigeurs… des voltigeurs la crême du soldat, la fleur du régiment ; des voltigeurs à qui sont données les gardes d’honneur, qui forment l’escorte du drapeau… du drapeau, l’âme du soldat ! Dans mon enthousiasme, je regrettais de ne pas être assez instruit pour faire des chansons, j’en aurais commencé une ainsi :

C’est un fier honneur
D’être voltigeur
Quand on a du cœur.

Mais, bah ! n’étais-je pas assez favorisé de la fortune sans marcher sur les brisées du caporal-poète Durcapet ! Voltigeur au bout de six mois ! Bientôt je passai caporal.

Que ceux du pays seraient surpris en apprenant ma nomination ! Ma bonne mère, et mon père… ah je les voyais ! >

Le parrain répondait en riant :

— Eh ! eh ! eh | Marie-Jeanne, ça va bien ! ça va bien ! Allons, je suis content ! Pas trop méchant le numéro treize, hein ? les amis ?

Te nageais dans la joie rien qu’à la pensée du plaisir qu’ils auraient à cause de moi.

Être caporal ! Porter crânement deux galons rouges sur les bras, voir les conscrits et les anciens vous faire le salut militaire, c’est ce qu’on peut appeler de la gloire en herbe. On a son importance, on compte, on est quelqu’un… Fi ! quittons l’air banal du simple troupier, un caporal doit sentir le galon d’une lieue ? Et je me redressais.

L’ambition s’emparait de moi, non cette mauvaise passion se frayant un chemin par tous les moyens ; mais le désir d’arriver à une position honorable selon ce que le père Lascience me l’avait enseigné, en faisant mon devoir.

J’étais donc caporal. Pénétrons-nous bien de nos obligations, me disais-je : Veiller à ce que mon escouade ne trouble ni l’ordre ni la paix publique, m’occuper de la tenue de mes hommes et faire respecter la discipline. Voilà ce qu’ordonne la loi… Certes, c’est une chose grave que devenir caporal ! Le caporalat, c’est la pépinière des officiers, la mine des généraux, la racine du maréchal, c’est l’Hercule, soutien de ce monde : le grade !

La première fois que je fus de garde au fort de Perpignan, je n’aurais pas donné mes galons et mes quatre hommes pour tout au monde. Nous nous installons, nous faisons comme d’ordinaire, tout à coup un grand cri retentit. Je me précipite sur les remparts d’où l’on découvre un immense horizon, rien cependant ne troublait la tranquillité de la plaine et de la montagne.

C’est, pensai-je, quelque appel de contrebandier, et, laissant errer mes regards, je m’oubliais un moment devant le superbe paysage qui se déroulait à mes yeux, m’attendant à tout moment à voir sortir furtivement d’entre les rochers quelque figure inquiète cherchant le complice de son commerce illicite, car la contrebande est un métier pour une partie des habitants de l’extrême frontière, elle est faite souvent avec tant d’adresse et de ruse que les douaniers, malgré leur vigilance, sont mis en défaut.

Les contrebandiers ont sur les marchandises qu’ils vendent à bas prix, des bénéfices pour lesquels ils risquent continuellement leur vie ; bien des fois, on a vu s’engager des luttes mortelles entre eux et les préposés de l’État.

Toute l’intelligence, toute la finesse du contrebandier est portée sur ce point : tromper le douanier, pour cela, les moyens les plus singuliers sont souvent mis en œuvre : du sommet des montagnes, ils jettent de gros ballots qui roulent et arrivent dans la vallée où des gens apostés les reçoivent et les mettent en lieu sûr.

Quelquefois de pauvres chiens sont les héros d’une épopée sanglante.

Avant d’utiliser le fidèle animal, il faut que son éducation soit faite, qu’il connaisse l’ennemi et le redoute.

Rien n’est plus simple :

On attache solidement le chien, un individu habillé en douanier s’approche à pas de loup et lui administre, au moyen d’un bâton, la correction la plus imméritée et la plus énergique qu’il ait jamais reçue.

La pauvre bête qui a la mémoire aussi sûre que le flair, se souvient de cette violence, et dès qu’un pan de tunique verte ou une visière brillante apparaît, elle s’enfuit ventre à terre.

Ayant acquis cette crainte salutaire, le chien est propre à jouer son personnage. Mais il faut procéder à la toilette obligée.

Le contrebandier entoure complêtement son pacifique messager de la matière qu’il veut introduire en fraude, la fixe au corps du docile serviteur ; puis met par-dessus, comme un manteau, la peau tannée d’un autre chien, de façon à tout dissimuler.

Ainsi déguisé, et portant son dangereux fardeau, le bon chien se dirige vers une maison qu’il connalt bien de l’autre côté de la frontière, où il sera débarrassé d’un embonpoint que la nature ne lui a pas donné — si toutefois il échappe aux douaniers.

Malheur à lui s’il est aperçu, deviné ! on le poursuit, on le traque, on tire dessus, et souvent le pauvre animal expirant n’entend que ces mots impitoyables pendant sa cruelle agonie :

« Tue donc ! c’est un chien de contrebandier | »

Dans les localités voisines des frontières, le contrebandier est loin d’être méprisé et repoussé par la partie nécessiteuse de la population ; souvent, au contraire, il trouve là aide et protection. Cette indulgence, cet appui, ont-ils pour motifs la considération qu’attirent invinciblement l’adresse, l’habileté et le courage nécessaires au contrebandier ? Je ne sais, toujours est-il qu’un travail légal, quel qu’il soit, serait pour lui plus lucratif et moins périlleux.

À peine j’étais resté dix minutes en face des montagnes que je m’empressai de rejoindre mes hommes ; mon désespoir fut au comble quand j’appris qu’une ronde d’officiers venait de passer : j’étais porté absent et j’avais pour huit jours de salle de police…

Hélas ! que mes galons neufs étaient humiliés en pénétrant dans ce réceptacle où les émanations des orangers de la plaine n’arrivaient pas. J’y respirais cependant depuis vingt-quatre heures méditant sur l’imprévu des événements humains, voyant dans les coins noirs le numéro treize tout prêt à se jeter en travers de mon chemin, quand le commandant Tournedroit entra. Il m’aperçut.

— Tiens ! vous ici ? que faites-vous donc ?

— Mon commandant, ma punition ?

— Comment, votre punition ?

— Oui, mon commandant, je me suis oublié en regardant le Canigou.

— Le Canigou ? C’est pour le Canigou que vous êtes puni ?

— Mon commandant, la ronde d’officier a passé pendant ce temps-là, le lieutenant m’a porté absent, et… voilà.

— Ah ! ah ! quel est le lieutenant ?

— Le lieutenant Philred.

— Bien. Un pareil sujet, murmurait-il en s’en allant, vous le fourrez ici pour avoir contemplé le Canigou ! Certainement, je suis partisan de la discipline ; mais, distinguo. On aurait dû l’appeler.

Une heure plus tard ma punition était levée ; et, comme je humais avec délices l’air pur du dehors, j’aperçus mon lieutenant de punition.

Il vint à moi.

— J’ignorais que j’avais affaire à vous, Daniel je suis fâché de ce qui est arrivé ; mais vos hommes n’ont pas pu me dire le nom du caporal de garde.

— Mon lieutenant, c’est la première garde que je monte avec eux.

— Où étiez-vous ?

— À cinquante pas au plus en face du Canigou.

— Je regrette ce qui a eu lieu, vous faites parfaitement votre service, vous vous instruisez, vous remplissez en tout votre devoir, vous méritez la bienveillance des honnêtes gens ; mais pourquoi regarder ainsi le Canigou ?

— Mon lieutenant, je me demandais comment de pareilles montagnes se sont produites sur le globe.

— Je vous prêterai des livres qui vous l’apprendront ainsi que d’autres choses fort intéressantes, venez demain chez moi entre une heure et deux.

— Merci, mon lieutenant.

En vérité, me disais-je, tout est heur et malheur, en ce monde ; si le lieutenant ne m’avait pas envoyé à la salle de police, il n’aurait jamais eu la pensée de me prêter des livres ; mais tout est bien qui finit bien.