Le oui et le non des femmes/04

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Calman Lévy (p. 29-39).
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IV

LUCIEN DE MAREUIL À MARTHE DES RIEUX


Me voici encore lancé sur les grands chemins. Je ne puis me fixer nulle part ni me reposer deux nuits de suite au même foyer ! Les arbres sont verts, l’aubépine fleurit ; adieu ! je ne dois plus vous revoir. Peut-être la fatigue, la variété, la succession des contrées, des œuvres humaines, peut-être le salut des passants à des hôtes toujours nouveaux, à des soleils toujours changeants, finiront-ils par me vieillir, par me ramener sage et courbé comme un vieux pèlerin ?

Pourquoi m’avez-vous exilé ? Quand me rendrez-vous nos longues soirées, nos longues promenades à travers les ajoncs et les bouleaux de Viéville ? Que craignez-vous encore ? Vous regardez fuir vos belles années sans les regretter. Le rêve de la vie est fini pour vous ; vos enfants sont morts, et le vent balance au pied de la dune l’ombre des pins sur le corps de ceux que vous avez aimés. Vous vivez calme sans être consolée. Il vous reste encore une illusion : votre cellule au bas de la falaise, votre allée de tamarins, et, pour bercer votre sommeil, les lamentations des lames sur le sable de votre cimetière.

Que vous faut-il de plus, âme de poëte ? Pourquoi demander encore au monde le secret de ses idées, les tendances de son activité ? Pourquoi détourner vos beaux yeux de l’azur du ciel, et chercher ce qui s’agite au fond de notre vallée ? Regrettez-vous la vie extérieure, pour que le souvenir de l’humanité et le bruit de ses travaux dans les ténèbres trouble votre solitude, votre lente et sérieuse initiation à la destinée inconnue ?

En me demandant de vous transmettre, chemin faisant, le récit de mes voyages, de mes luttes, vous m’avez trop demandé. Je ne suis qu’un enfant, qu’un soldat lettré ; je sais donner au besoin un vigoureux coup de sabre, et mener vaillamment mes hommes à l’ennemi ; mais j’ai peu vu, peu vécu ; je laisse parler mes voisins. Pour m’attirer votre confiance, ce n’était pas assez de quelques chansons, de quelques pâles intuitions de poésie à travers les brumes de l’Océan. Néanmoins, je remplirai la tâche que vous m’avez imposée ; mais, du moment que je vous ennuierai, rendez-moi ma parole et laissez-moi continuer ma route sans être obligé de tout examiner, de tout retenir. Un piéton comme moi ne doit laisser derrière lui que l’empreinte de son pas sur la poussière.

Avant de partir pour l’Italie, j’ai voulu revoir le château de Mareuil, où s’est écoulée mon heureuse enfance ; j’ai voulu parcourir encore les allées où je fis mes premiers pas sous l’œil de ma mère. Pauvre Mareuil ! quel désespoir pour moi lorsqu’il fallut que mon père le vendît pour payer ses créanciers. La bande noire l’avait acheté d’abord, afin de le démolir et de revendre le terrain en détail ; mais les paysans du pays sont pauvres ; Mareuil est resté longtemps en vente sans trouver d’acquéreur, et enfin, c’est un homme très-riche, le baron de Lannay, qui l’a acheté en entier l’hiver dernier.

Le baron de Lannay est encore à Paris ; je savais qu’il ne devait arriver à Mareuil que dans un mois, j’avais donc le temps d’aller revoir la chère maison où j’étais né, et où ma mère était morte.

— Le vieux Pichel, qui m’aimait tant, me permettra bien, me disais-je, de passer quelques jours dans ce beau domaine, lequel ne m’apparaissait dans mes rêves qu’entouré d’une auréole.

J’ai quitté la ville à pied ; j’ai traversé la montagne ; je me suis encore assis au sommet de Sainte-Odille, sous les arceaux romans du cloître en ruine. J’ai contemplé cette plaine immense et les vagues agitées des sapins. Le ciel était pesant ; le vent promenait de lourdes nuées à travers les franges funèbres des mélèzes… Hélas ! était-ce ainsi que je devais revenir ! Et vous, Marthe, pourquoi m’avez-vous éloigné ?… Le jour baissait ; les bergers ramenaient leurs troupeaux ; le soleil se couchait dans les hautes bruyères ; la soirée était chaude comme si l’été fût déjà arrivé. Je cherchais, en marchant, l’ombre des buissons. Un mendiant m’aborda ; les piétons sont frères sur les chemins ; nous continuâmes notre route côte à côte, moi rêvant, lui achevant ses oraisons.

Arrivés au bord de la petite rivière de Lemblève, nous nous assîmes sur l’herbe ; je fis deux parts de mon pain, et je lui passai ma gourde ; puis mon rêve me reprit.

Bientôt le premier tintement de l’Angelus nous arriva par-dessus la colline ; le mendiant fit sa prière ; puis, après m’avoir recommandé à Dieu, il disparut derrière les treilles de la rive.

Un batelier m’avait déposé sur l’autre bord. Des barques blanches passaient sur la surface sombre de la rivière. Pensiez-vous à moi, sévère amie, à cette heure où le croissant épanchait, à travers le crépuscule, ses pâles mélancolies ? L’âme, d’elle-même, comme l’oiseau des blés, se levait en chantant, et montait à Dieu sur les parfums de la vallée ; la brise apportait du rivage l’arome de la lavande en fleur, et venait, avec la rosée, répandre sur la terre de tièdes voluptés. Les projets des hommes flottent au vent comme les grappes d’or du cytise au pied des terrasses. Je sentis alors mon vieil amour me remonter au cœur et m’envahir tout entier. Le tentateur nous précède et nous amène au murmure des eaux devant les splendeurs de l’espace pour assouvir notre volonté. D’où vient cette voix lointaine qui nous convie à des joies infinies ? Le monde est complice, et, avec l’âpre senteur des fleurs sauvages, il nous verse un vin brûlant dans sa coupe enchantée.

En ce moment la chanson des bergères s’enfonce dans les ténèbres avec le bruit des avirons. Le calme est profond ; parfois s’échappent des touffes des saules quelques soupirs, quelques fils de fumée ; alors j’aperçois dans la vapeur du soir le pâle château de Mareuil, prolongeant sur les eaux de l’étang ses balustrades silencieuses… Marthe, pardonnez-moi ! Ce bruissement intérieur de mon âme au milieu de ces muettes solennités, cette ascension de ma pensée vers l’inconnu, je le crains bien, c’est encore de l’amour, c’est encore votre souvenir qui m’a suivi dans cette solitude. En revoyant Mareuil, c’est vous que je revois, vous qui n’y êtes jamais venue. Ici, comme à travers les ajoncs et sur les grèves, je traîne ma blessure, tandis que vous, après avoir chassé le mauvais serviteur, vous avez lavé votre maison et vous l’avez parfumée.........

Le lendemain matin, je franchissais les murs du parc à un endroit que je connaissais bien, et me voilà dans mes chères allées ! j’avançais en chantant cette romance de Mozart que vous aimez tant ; au moment où j’arrivais sur la pelouse, j’aperçois une jeune femme jouant avec des chèvres. Quelle charmante apparition ! On eût dit la jeune fille la plus naïve du monde. Je m’approche ; un idée folle me traverse l’esprit, et je lui demande de vouloir bien être la marraine d’un enfant de paysan que j’avais promis de tenir sur les fonts baptismaux.

Ah ! vraiment, elle a bien accueilli ma demande, la belle enfant, qui n’est autre que la châtelaine de mon cher Mareuil ! C’est une veuve de vingt-cinq ans, une femme à la mode, sans doute une de ces coquettes sans cœur qui, après avoir joué à l’élégance et à la vertu, vient jouer à l’idylle, pour donner une distraction à son esprit blasé, et tout cela avec des prétentions à la poésie. La poésie !…

Elle m’a répondu sèchement, et sans grâce ; elle m’a quitté sottement avec une hauteur insolente et superbe. Dès qu’elle s’est éloignée, l’illusion est revenue. Elle est charmante, cette vilaine femme. Elle disparut derrière une charmille ; mais le froufrou de sa robe m’arrivait encore à travers le feuillage ; puis je ne vis plus rien et je me trouvai seul, songeant à vous.

Je resterai huit jours ici. Les Pichel, heureux de me revoir, m’ont donné une chambre dans leur maisonnette ; ils m’ont fait passer pour leur neveu, afin de m’épargner les questions des indiscrets. En apprenant que j’étais le neveu des Pichel, la hautaine comtesse a fait une moue des plus comiques ; elle avait probablement espéré une rencontre, un chevalier errant, un duel de coquetterie, de quoi tromper pendant quelques jours les ennuis de la campagne, de la solitude, de la fausse poésie et du vide de son cœur. Quel mécompte ! le neveu des Pichel, fût-il l’homme le plus distingué de la terre, n’est pour cette femme futile qu’un domestique.

Quant à moi, son erreur sert à merveille mes projets et mes désirs. Je pourrai vivre huit jours seul, tout entier à ma douleur et à mes souvenirs ; après ces jours de pieuse retraite, je partirai pour aller, au pays du soleil, voir des villes de marbre assises à l’ombre des orangers.

Adieu, Marthe !

Lucien.