Le oui et le non des femmes/06

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Calman Lévy (p. 49-56).
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VI


Lucien s’éloignait bouleversé ; une étrange colère bouillonnait dans son âme ; il sentait une souffrance aiguë lui déchirer le cœur ; pourquoi ? il ne savait. Venait-il d’apprendre qu’il l’aimait, cette femme qu’il connaissait à peine, qu’il n’estimait pas, et dont il avait presque horreur quelques instants auparavant ? Non, c’était impossible, il ne pouvait l’aimer ; la fatuité et l’impertinence de Gaston étaient les seules causes de son indignation et de son trouble ; et pourtant une jalousie effroyable le faisait haleter et souffrir, et pourtant il jurait de ne la revoir jamais, cette méprisable coquette à laquelle, la veille encore, il ne songeait qu’en souriant.

Il courut longtemps éperdu et hors d’haleine ; il avait quitté le parc et fuyait dans la campagne… Enfin, las et brisé, il se laissa tomber au pied d’un arbre et fondit en larmes.

Oui, il l’aimait, le pauvre enfant, cette femme coquette et frivole ! il l’aimait parce qu’elle était belle, parce qu’elle parlait à son imagination de poëte, parce qu’elle avait surpris son cœur et ses sens ! il l’aimait, et il comprenait enfin que l’homme ne peut pas tuer en lui le sentiment, croiser les bras sur son cœur et mépriser la beauté céleste que Dieu a répandue, comme une promesse et une tentation, sur la nature extérieure !

L’amour n’est pas qu’une déperdition d’énergie morale, inerte rêverie ou impulsion insensée vers tous les maux, vers tous les leurres de l’existence ; l’homme est jeté sur la terre avec une destination. Seul au milieu des esprits extérieurs, il avance, il cherche… Autour de lui se meuvent d’autres mondes portant comme lui le sceau de beauté et de sagesse éternelle. Ils rêvent, ils meurent, ils sollicitent l’homme, en passant, à une régénération incessante. Cet attrait du mortel pour les formes mortelles est le désir. Il les appelle, il les aime en elles-mêmes. Il veut vivre et se perpétuer ; mais est-ce bien la nature, ce voile splendide jeté sur la pensée éternelle, qui le captive ? Est-ce bien la joie de la sensation, le frémissement de la minute qu’il demande à la beauté apparente, ou bien son âme impérissable veut-elle pénétrer, au fond de l’atome, ce qui est impérissable, l’idée divine, l’idée du beau, l’espoir de vivre en lui et d’y déposer par la génération son germe et sa puissance d’immortalité ? Qui a semé les mondes comme des grains de blé à travers les espaces, qui rappelle les soleils errants autour des étoiles immobiles, qui a plongé le rayon de vie sous la froide couche de l’Océan, qui berce les longues fougères sur les amours des insectes et laisse grimper le lierre au faîte des ruines, si ce n’est la vie active qui proteste partout contre la destruction et meut à son gré ses univers ? Partout la vie finie se mêle et s’absorbe avec la mort. Les races viennent s’épouser et verser la libation des noces sur la tombe des races ensevelies. Tout s’écroule, tout s’épuise, et cependant le monde persiste. Il consomme le temps et garde la jeunesse. Ce qui ne meurt pas, c’est l’idéal ; ce qui meurt, c’est le plaisir de l’homme, c’est le monde réel sur lequel il marche et respire.

Aimer, c’est donc pouvoir s’élever à la compréhension de la beauté infinie, s’y incarner et laisser au fond d’une œuvre matérielle, comme au fond d’une urne d’or, une portion de la vie qui nous a été abandonnée.

L’amour dans sa plus large formule, c’est la science et l’art, c’est l’arbre mystérieux où s’accomplit le premier mythe de l’humanité ; par là l’homme comprend, engendre et dure. Il revit dans ses œuvres ou dans ses enfants. La femme elle-même participe à cette loi commune ; pour elle, aimer, c’est concevoir ; de là deux amours tous les deux saints : l’un qui perpétue l’humanité extérieure et renouvelle les générations ; l’autre qui perpétue l’humanité intellectuelle et s’élève à la notion du beau, le fixant par une création particulière dans la mémoire des nations.

C’est ce sentiment vague comme l’infini auquel on voudrait assigner des limites ; on le confond avec la volupté.

Faut-il donc revenir à l’orgie antique après la sombre expiation du moyen âge ? La jeunesse de nos jours va-t-elle pencher son front couvert de lierre et de violettes sur le sein des joueuses de flûte et passer de droite à gauche la coupe des nuits jusqu’à ce que le coq ait chanté et que l’eau de la clepsydre soit écoulée ? Vous pouvez éteindre et rallumer vos amours aussi souvent que les candélabres de vos festins ; vous pouvez essayer toutes les joies, tenter tous les délires ; vous n’aurez possédé qu’un cadavre sur un sépulcre. Emportez ces pâles amants des femmes ; ils se sont trompés : la volupté appelle la mort et l’âme est vengée. Le vent roulera un jour votre idéal passager avec la poussière de vos corps ! Ce qui est horrible, c’est qu’au milieu de ses insomnies la matière se sent mourir ; elle s’épuise dans son propre désir, elle s’assied sous le feuillage vert, elle tend les bras à l’impossible, et le temps l’emporte. Toujours au fond des époques de débauche se cache une morne tristesse.

Eh bien, oui, Lucien avait deux amours dans le cœur ; il avait pour Marthe l’amour infini, idéal, saint, qui perpétue les mondes et l’humanité, et, pour Caroline, il avait l’autre amour, celui qu’il blâmait, et qui se vengeait de ses mépris. Il se disait qu’il ne l’aimait pas, qu’il ne pouvait l’aimer ; mais la passion frappait implacable à la porte de ce cœur troublé. Il se demandait, épouvanté, si c’était pour avoir perdu le sentiment de l’éternel qu’il était amoureux d’une femme qui lui déplaisait, amoureux d’elle seulement parce qu’elle était belle et qu’il voulait chercher dans ses bras les amours d’une journée, pour échanger ses désirs contre de vaines réalités jamais satisfaites.

— Non, ce n’est point là l’ivresse que j’ai rêvée à mes belles heures, disait-il ; j’ai toujours laissé aux intelligences vulgaires cette triste galanterie qu’on nomme une intrigue. Une intrigue avec cette coquette ? Ah ! ciel ! Il me faudrait donc partager ma passion avec un épagneul ou un fat.

Hélas ! il sentait qu’il fallait frapper plus haut s’il ne voulait être abusé !