Le oui et le non des femmes/09
IX
LUCIEN À MARTHE
Plaignez-moi, ô ma belle et austère Marthe ! je suis bien malheureux : je hais cette femme que j’adore.
Vous me comprendrez vous qui comprenez tout ; vous me plaindrez et vous me conseillerez ; fasse le ciel que vos lettres et votre voix, plus encore que vos conseils, me ramènent à vous.
Hier au soir, j’ai passé la soirée avec elle, je l’ai étudiée. Laissez-moi vous la dépeindre.
Si je vous donne ici l’analyse de sa beauté, ce n’est pas pour critiquer tel ou tel détail. Dans une jolie femme, les défauts n’existent pas, ou plutôt, tout défaut devient une qualité. De l’ensemble du portrait que je trace ressortira pour vous le pourquoi de l’impression qu’elle m’a produite.
Elle a de très-beaux cheveux châtains d’une couleur un peu cuivrée, habilement divisés en boucles flottantes qui se jouent sur ses tempes et sur son cou. Elle a les épaules un peu étroites peut-être, mais d’une forme séduisante et d’une blancheur incomparable.
Sa taille est souple comme un roseau ; son corps fléchit avec une indolence obstinée ; mais ce laisser-aller, s’il dérange l’harmonie linéaire, est plein de grâce et de charme. Ses yeux bleus ont une profondeur et une douceur singulières, mais une douceur perfide ; par moments, sa prunelle se contracte en long comme celle des tigres ; ses bras sont minces mais élégants, naturellement posés et terminées par des mains ravissantes, fines, petites, allongées, et cependant potelées.
Sa physionomie est vive et animée, mais n’a pourtant aucune expression déterminée. Ses yeux magnifiques n’ont rien de passionné ; sa bouche n’a rien de voluptueux ; son regard clair et serein, ses lèvres fines et bien dessinées ne trahissent jamais aucun désordre intérieur. L’âme glacée qui se réfléchit dans son sourire traverse la mêlée et ne craint pas les blessures.
Elle est d’une coquetterie féroce… On devine que, dans sa pensée, les autres se doivent à elle et qu’elle ne se doit à personne. Pour elle, le rôle de reine qu’elle a dans le monde se réduit à marcher comme une jeune canéphore aux Panathénées, à montrer ses épaules et ses cheveux, à jouer de l’œil et de l’esprit, à se faire applaudir pour sa beauté.
Elle s’est humanisée pour moi, parce que je suis seul ici et que, dans le pauvre Lucien Pichel, elle a d’instinct reconnu un homme intelligent en état de l’admirer et d’en perdre la tête.
Autant le physique de cette femme est charmant, autant son moral est repoussant et cependant attractif.
Elle est capable de jouer une longue comédie d’amour, et cependant elle ne peut pas aimer. Cette femme, qui laisse si volontairement deviner son impuissance, a vingt-cinq ans ; vingt-cinq ans ! vous figurez-vous le cœur usé, flétri, racorni, recroquevillé comme la peau de chagrin de Balzac, à l’âge où il a d’ordinaire sa plus naturelle chaleur et sa plus contagieuse expansion.
Ce qui me choque le plus en elle, c’est, avec cette sécheresse de cœur, les efforts qu’elle fait pour paraître rêveuse, sentimentale et poétique.
Elle parle de clairs de lune, de beautés de la nature, d’émotions tendres ; mais, au fond, elle n’a d’émotion et d’enthousiasme que pour les bouillonnés nouveaux et les mérites d’une capote d’une coiffure ou d’une dentelle ; le sentiment de la nature lui manque ; elle s’extasie à faux et proclame son ravissement quand il faudrait se contenter de sentir et de se taire.
J’aime autant cet honorable négociant de Mulhouse qui, devant les Alpes, couvertes de neige s’écriait : « On dirait cinquante lieues de jaconas ! » que cette jeune femme prête à faire, à leur vue, des vers ou une aquarelle.
Je l’ai souvent observée sans qu’elle s’en doutât, lorsqu’elle est seule, assise, inoccupée, lorsqu’elle est nonchalamment renversée dans son fauteuil et qu’elle songe !… À quoi songe-t-elle ? Jamais son cœur ne voyage à travers ces vagues et douces pensées qui se commandent ; jamais elle ne se répand en ces douces et tendres confessions intimes où la femme de cœur aime à s’humilier, à reconnaître ses torts, à s’absoudre, à s’amender, à se fortifier. Ce qu’il lui faut, c’est toujours l’action, l’action nette, positive, incessante. Dans son parc, elle se promène, et elle exerce son esprit à un langage qu’elle croit propre à plaire ; dans le monde, elle guerroie, elle ne veut que faire des conquêtes ; seule, elle fourbit ses armes. Cette femme-là ne rêve jamais ; elle calcule. Si elle rêve, c’est quand elle dort ; alors, elle voit en songe les rois à ses pieds, et elle leur rit au nez.
Elle cause poésie et fait des phrases superbes sur la beauté de la nature. Quelle vulgarité élégante !… Elle ne sait pas que les grandes œuvres de Dieu n’ont pas besoin de suffrages, que les apprécier comme elle le fait, c’est ne pas les comprendre.
C’est une de ces femmes qui, avant de partir pour un voyage ou pour une promenade, font provision d’enthousiasme et se munissent d’une admiration de commande, comme elles prennent leurs gants et leur ombrelle ; elle a cette facilité de pâmoison sur parole dont sont douées les âmes tendres par calcul.
Je la juge bien, Marthe, vous le voyez ; je vous l’ai dit, je la hais !… Et ma haine me tient au cœur comme un feu qui le brûle. S’il me fallait la perdre, cette haine, j’en mourrais ; cette femme m’attire et me donne le vertige.
Je ne suis plus ce Lucien que vous appeliez votre grand enfant ; j’ai quelquefois peur de moi-même ; je ne rêve plus, je désire. J’ai d’âpres aspirations, une verve sensualiste que je ne me connaissais pas, cette audace amoureuse qui se jouerait d’un poignard dans la main d’une femme et ne reculerait devant aucun dénoûment féroce et sanglant ; je ne sais quelle impatience de l’esprit et des sens, le ton leste et provocant, avec une courtoisie élégante et glacée ; je me sens capable d’avoir des politesses de chevalier avec des perfidies de Lovelace, Don Juan croisé de lord Byron, le sophisme allié à l’exaltation. Je me dis que cette femme m’appartiendra, qu’elle m’aimera, et que j’aurai un bonheur inouï à la faire souffrir ; je suis sûr que….
Je suis sûr que vous allez me haïr et me mépriser ; mais, avec vous, Marthe, je veux être franc avant tout. Je l’aime, et pourtant je vous aime toujours ; je suis double. Hier au soir, j’ai eu, en la quittant, une horrible pensée ; je veux vous la dire et finir ma lettre par cette douloureuse confession.
Je retournais chez moi, malheureux, souffrant, criant de douleur, me raccrochant à votre souvenir comme un homme qui se noie se raccroche aux branches des arbres du rivage.
Tout à coup, je me demandai ce que je ferais si je vous voyais tomber toutes deux à l’eau, elle et vous, et que je ne pusse sauver que l’une des deux. Eh bien, Marthe, voici la réponse que je me suis faite, j’en rougis et j’en frémis :
— Ah ! me suis-je répondu sans hésiter, je sauverais Marthe avec enthousiasme… Et puis je plongerais de nouveau, et j’irais mourir avec Caroline.