Le oui et le non des femmes/08

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Calman Lévy (p. 60-84).
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VIII


Lucien répondit à Caroline par une lettre fort polie, mais dans laquelle il refusait positivement à son tour d’être le parrain de l’enfant ; il disait qu’il comprenait enfin combien sa demande du premier jour avait été inconvenante, et il suppliait la comtesse d’oublier son impardonnable étourderie ; il ajoutait que, trompé par sa fraîche et matinale toilette, par la juvénile candeur et la virginale jeunesse de son visage et de sa tournure, il l’avait prise pour une toute jeune fille, pour un ange ; qu’il s’était senti poussé par je ne sais quel instinct de l’âme, peut-être par le charme sympathique qui émanait de sa personne ; enfin qu’il avait été à mille lieues de soupçonner la comtesse de Sohant dans la gracieuse fée qui lui était apparue sur la pelouse.

Il finissait en suppliant madame de Sohant de ne plus songer à sa folie ; car c’en avait été une immense de supposer un instant qu’il pût y avoir quelque chose de commun entre la vie active, brillante, heureuse, réelle, positive du monde où régnait la brillante comtesse, et la pensée solitaire, extatique et contemplative d’un sauvage comme le pauvre Lucien Pichel.

Caroline trouva cette lettre plus impertinente que l’impertinente démarche du premier jour.

Elle commença par se mettre en colère, trouvant au moins fort étrange que M. Pichel refusât l’honneur qu’elle voulait bien lui faire ; puis sa colère tomba et fit place à une tristesse dont elle ne se rendait pas bien compte, mais qui n’était pas sans charme ; elle était forcée de s’avouer que le refus de Lucien partait d’un cœur fier, et il ne lui déplaisait pas qu’on résistât à un de ses caprices ; elle n’en eut que plus ardemment l’envie d’être marraine, et elle se jura qu’elle le serait.

Puis elle éprouvait pour l’enfant une tendresse singulière et dont, la veille encore, elle ne se doutait pas ; elle voulait absolument avoir le droit de le protéger, de l’aimer ; il fallait qu’elle le vît ; elle ne pouvait plus se passer de lui.

— Comment faire ? réfléchissait-elle ; et quel est donc le moyen d’apprivoiser ce sauvage ?

Elle se dépitait sérieusement lorsqu’on annonça le vicomte de Charly.

Celui-ci venait régulièrement tous les jours chez la jeune veuve, Caroline le recevait avec plaisir comme une distraction élégante jetée à travers son ennui. Cette fois, lorsqu’il entra, elle faillit lui sauter au cou.

— Arrivez vite ! dit-elle gaiement ; vous allez me sauver.

Elle lui donna à peine le temps de s’asseoir, et lui raconta, avec force détails, sa première rencontre avec Lucien, le refus un peu hautain qu’elle avait fait d’être marraine, ajoutant que, depuis, elle avait réfléchi, que cette bonne action était une fête à laquelle son cœur ne voulait pas renoncer, et, enfin, avec un sourire un peu forcé, elle plaisanta l’étrange conduite de M. Pichel, qui maintenant la dédaignait à son tour.

Pas un mot de la scène du baiser ; peut-être ne s’en souvenait-elle plus…

— Ah ! cet original de Lucien, dit Gaston en riant, je le reconnais bien là !

— Vous le connaissez ? fit vivement Caroline.

— Oui… un peu… C’est-à-dire on parle de lui dans le pays ; il passe pour singulier ; puis je l’ai rencontré deux ou trois fois dans votre parc.

— Eh bien, cher vicomte…

— Eh bien, comtesse ?

— Je veux être marraine.

— Vous le serez, madame ; je vous en réponds !

— Mais comment faire ?

— D’abord, ce soir même, je vous amènerai ce sauvage ; vos beaux yeux et votre doux sourire feront le reste.

— Y pensez-vous, Gaston ? Vous oubliez que nous parlons de M. Pichel, dit Caroline avec hauteur.

— Raison de plus ! le Pichel perdra bien vite la tête près de la comtesse de Sohant. Ainsi c’est convenu, à ce soir !

Caroline hésita un peu.

— Eh bien, oui, dit-elle en rougissant, à ce soir.

Gaston baisa la main de la jeune femme et sortit du salon en riant.

— On ne dira pas, pensait-il, que je crains un rival ; c’est moi, moi-même, qui introduis l’ennemi dans la place.

Le soir, Caroline était au piano ; l’air était doux, on avait laissé la croisée ouverte ; la comtesse chantait doucement la romance de Mozart qu’elle avait entendue sur la pelouse. La mélodie finie, elle entendit un soupir non loin d’elle ; elle retourna vivement la tête et aperçut Lucien, qui l’écoutait attentivement, accoudé sur la fenêtre en dehors ; l’épaisseur du gazon avait amorti le bruit de ses pas.

Caroline se leva vivement et alla à lui.

— Vous étiez là, monsieur ? dit-elle un peu troublée.

— Pardonnez-moi, madame, dit le jeune homme ; ce n’est pas ainsi, je le sais, que je devrais venir à vous ; mais j’ai entendu votre voix d’un peu loin, j’ai hâté le pas, et je me suis trouvé ici, sous vos croisées, sans savoir bien comment ni pourquoi j’y étais venu… Vous chantiez cette ravissante mélodie qui m’est devenue odieuse, parce qu’elle me rappelle ma faute du premier jour.

— Je vous la pardonne de grand cœur, monsieur, dit Caroline en riant ; mais, si vous vouliez bien entrer par la porte, il me semble que nous causerions mieux.

Lucien ne se le fit pas répéter deux fois, et, une seconde après, il était devant la comtesse, la suppliant de chanter encore une fois la chère romance.

Caroline, sans répondre, se mit au piano et mit une expression ravissante dans les premières phrases de la sublime musique ; puis, au beau milieu du morceau, elle trouva fort étrange de chanter pour M. Pichel, et, sans attendre la fin, elle s’interrompit tout à coup et ferma brusquement le piano.

Lucien sourit, devinant le sentiment qui faisait agir la jeune femme.

— Ne regrettez pas, madame, lui dit-il timidement, d’avoir daigné me faire entendre votre voix ; je suis malheureux, et je sais qu’à ce titre on peut librement venir vous demander la charité. Hier, vous avez fait don à la vieille Marguerite d’une chaumière et d’un petit jardin ; aujourd’hui, vous ne pouvez refuser à Lucien Pichel l’aumône d’une romance et d’une consolation ; vous êtes la providence de Mareuil, et je viens vous demander de m’inscrire sur la liste de vos pauvres.

— Pas tant d’humilité, monsieur, dit Caroline un peu désarmée ; je n’y croirais pas ; la lettre que j’ai reçue de vous est la preuve, au contraire, que vous avez fort bonne opinion de votre personne, et je ne vous contrarierai pas sur ce point ; vous me dites être un poëte, et nous autres femmes, nous les aimons fort, nous dédaignons souvent les esprits plus solides et plus francs, pour nous envoler bien haut à la suite de ces intelligences rêveuses et contemplatives.

— Vous oubliez, madame la comtesse, que je ne suis pas un poëte, mais bien un sauvage.

— Oh ! quant à cela je ne le nie pas non plus, dit Caroline en riant ; mais enfin, puisque nous voilà en présence, me direz-vous pourquoi vous refusez de me prendre pour votre commère ?

Lucien garda quelques instants le silence ; puis, prenant une résolution subite :

— Madame, dit-il, puisque tel est votre désir, je vais m’expliquer franchement. Aussi bien, il me répugne que vous gardiez de moi l’opinion que je suis un homme vulgaire ; je veux que vous sachiez que je suis digne de l’honneur que vous me faites en daignant me recevoir, ne fût- ce qu’un instant.

Caroline le regarda, un peu étonnée ; mais il y avait dans les yeux du jeune homme tant de franchise et de dignité, qu’elle lui dit simplement :

— Parlez, monsieur, je vous écoute.

— Je ne suis pas un homme du monde, madame, je suis un rêveur et un enfant. À Paris, je me sentais mal à l’aise, et j’en suis parti pour voyager. Le jour où je vous ai rencontrée, j’arrivais dans ces belles campagnes où je suis né, où j’ai vécu longtemps. J’avançais, plongé dans ce vague enchantement d’une âme qui écoute murmurer en lui ses émotions et ses chers souvenirs ; je voyais déjà m’apparaître les doux tableaux du passé qui me poursuivaient dans le monde, des paysages, de poétiques riens, une robe apparue et disparue dans une charmille, la jeune hôtesse de la petite maison aux volets verts les bras nus et plongés dans la pâte, tandis que la jeune sœur verse le lait fumant dans la fleur de mouture ; mille détails puérils et délicieux, des cerises apportées des vergers dans des paniers de fougère, des rêveries à deux devant une branche d’aubépine, un serrement de main lorsque la première étoile vient trembler à la surface du bleu firmament comme le nénufar à la surface des eaux ; vagues ivresses, bonheurs impossibles, formes éthérées !… voilà de quoi mon âme était remplie jusqu’au bord… C’est à ce moment que vous m’apparûtes, couronnée de fleurs des prés, laissant traîner dans le gazon humide les plis vaporeux de votre peignoir de mousseline… Je ne me demandai pas qui vous étiez, comment vous m’apparaissiez là… Vous étiez mon rêve réalisé… Mon idéal avait daigné descendre à ma voix… Encore une fois, madame, pardonnez-moi ; j’ai été coupable envers mon rêve, je ne l’ai point été envers la comtesse de Sohant.

— Vous croyez donc que la comtesse de Sohant n’a rien à vous pardonner, mon cher poëte ? dit Caroline en tendant la main au jeune homme. Eh bien, elle fait plus que de vous absoudre, elle vous offre de grand cœur son amitié.

— Madame !… fit le jeune homme éperdu.

— Oui, mais à une condition : c’est qu’elle sera marraine ; elle y tient plus que jamais.

Lucien eut une violente envie de se jeter aux pieds de Caroline ; pourtant il eut la force de résister, et se contenta de baiser passionnément la main qu’on lui tendait.

— Ah ! madame, s’écria-t-il, je suis le plus heureux des hommes ! Que vous êtes bonne et charmante ! Combien vont être heureux aussi parents de notre cher protégé !

— Vous avez peut-être cru, monsieur Lucien, dit Caroline sérieuse, que je cherchais une distraction villageoise dans cette cérémonie du baptême ? Non, non ! à votre tour, vous m’avez mal jugée ; je veux être une mère pour mon filleul ; je ne l’abandonnerai jamais.

— Si belle, et peut-être pleine de cœur… Oh ! ce serait trop ! dit Lucien, comme s’il se parlait à lui-même.

— Voilà, monsieur, une phrase un peu bien impertinente, dit Caroline en riant. Allons, je vois qu’on a calomnié auprès de vous les femmes du monde ; on les croit généralement bien futiles, bien légères et bien heureuses ! Hélas ! si l’on pouvait deviner ce qu’il y a presque toujours de souffrances et d’ennui dans ces vies si brillantes et si enviées !

Elle se tut. Elle avait les yeux pleins de larmes.

— Vous pleurez, madame ! dit Lucien avec émotion. Si jeune, si adorable, vous n’êtes pas heureuse ! N’avez-vous donc jamais aimé ?

— Jamais, monsieur, répondit Caroline un peu sèchement.

Elle changea de conversation, et, avec un peu de hauteur, elle ramena l’entretien sur le baptême.

Ils parlèrent de l’enfant, dont ils se faisaient une fête d’arranger la vie. Caroline voulait qu’on l’instruisit et qu’on lui choisit une carrière. Lucien suppliait la comtesse de le laisser à sa charrue, à ses beaux champs, à son soleil de chaque jour.

Ils causèrent longtemps de choses et d’autres, lui, parlant avec feu, avec esprit, avec la conviction de la jeunesse et de la droiture ; elle, s’étonnant de trouver un homme si beau, si intelligent, avec un mélange de distinction et de sauvagerie, une sorte de gentilhommerie poétique et rêveuse qui était pleine de charme ; elle était forcée de reconnaître que Dieu choisit presque toujours ses élus dans les classes moyennes, et que rarement il laisse tomber le don des hautes facultés intellectuelles sur les hommes riches et oisifs.

Elle proposa à Lucien une promenade dans le parc ; il s’inclina et la suivit sans oser lui offrir le bras.

Il faisait un beau clair de lune, l’air était chargé de senteurs enivrantes ; on n’entendait d’autre bruit que l’aboiement lointain d’un chien de ferme, et la cloche de l’église, qui sonnait lentement les heures. Alors, ainsi que cela devait être, ces deux jeunes gens, dont le cœur battait, se mirent à parler d’amour, timidement d’abord, et à voix basse. Lucien craignant toujours d’en trop dire, Caroline tremblant d’en trop entendre ; puis le jeune homme, s’enhardissant dans le silence que gardait la comtesse, parla de lui, des souffrances de son cœur, de l’amour qui l’avait contraint de fuir à Mareuil.

— Oui, ajouta-t-il en soupirant, je l’aimais tant, je l’aimais si purement, si chastement, cette belle et noble femme qui souffrait et qui ne croyait plus à l’amour ! Elle me rendait en amitié la monnaie de mon délire ; elle me faisait entrevoir seulement ces beaux pays de la passion, où j’eusse voulu m’égarer avec elle ; mais son cœur était mort, et la flamme ardente qui remplissait le mien la faisait sourire d’indulgence et de pitié ; mes transports n’excitaient en elle qu’un dédain amer, et elle déployait ses ailes d’ange quand je me roulais à ses pieds pour saisir une mortelle, une femme. Ah ! j’ai bien souffert, et mon cœur s’est usé dans cette douloureuse lutte !… Vous n’aimez pas encore, madame, et moi, je ne veux plus aimer. On a éteint en moi ce chaleureux foyer de tendresse auquel une âme jeune et vivace se fût embrasée. En moi, le doute a remplacé la confiance ; l’indifférence a succédé à la passion ; je ne suis plus un poëte, je suis un sceptique et un philosophe. Vous voyez, madame, qu’en admettant que j’eusse l’audace de lever les yeux sur vous, je suis un être peu dangereux, un pauvre mortel qui a perdu son cœur, tout comme l’homme d’Hoffmann avait perdu son ombre.

Caroline écoutait, émue et troublée, les singulières confidences de cet homme qu’elle connaissait à peine ; elle le regardait sans l’interrompre ; elle avait oublié qu’il s’appelait Lucien Pichel.

Ils étaient arrêtés… La lune donnait en plein sur la figure pâle du jeune homme ; ses yeux brillaient d’un éclat singulier.

— Mais, pardonnez-moi, madame, de vous parler de moi ; vous me trouvez, n’est-ce pas, bien bizarre et bien audacieux ? Cependant, ajouta-t-il en souriant, au risque de vous dire une extravagance, il faut que je vous avoue que j’ai beau me souvenir que vous êtes la comtesse de Sohant, et que je suis le neveu de vos régisseurs, il me semble qu’il y a entre nous un lien mystérieux que je ne puis définir, une similitude d’idées, de sentiments que comprennent seules les âmes qui aiment les belles et grandes choses. Vous avez consenti à être la marraine d’un enfant dont je dois être le parrain ; n’est-ce pas m’élever jusqu’à vous ? n’est-ce pas me permettre de penser tout haut, et de pouvoir vous dire que, même dans mes rêves les plus fous, les plus insensés, je n’avais rien désiré de plus que cet instant qui me rapproche de vous, que cette nuit qui me donne le droit de me croire votre égal. Oui, vous êtes bonne et charmante ; vous méritez d’être aimée, aimée de toute la force d’un cœur qui ne vous comprenait pas d’abord, et qui maintenant…

— Monsieur, interrompit Caroline comme sortant d’un songe, je ne sais ce que signifient ces étranges paroles ; vous êtes venu me trouver pour causer d’un baptême, je crois ; parlons-en donc, je vous prie, ou plutôt, rentrons ; il est tard, et j’ai froid.

Ils reprirent le chemin du château sans plus échanger un mot. En y arrivant, Caroline, honteuse, s’aperçut que, dans son trouble, elle avait pris le bras de Lucien ; elle le quitta brusquement.

Le jeune homme sourit sans rien dire.

Comme ils entraient au salon, Gaston de Charly se faisait annoncer.

— Tiens, c’est vrai, dit naïvement Caroline en se retournant vers Lucien, c’est M. de Charly qui devait vous amener ce soir ; vous ne l’avez donc pas vu ? ou plutôt avouez qu’il vous a envoyé à moi !

— Je n’ai pas aperçu M. de Charly de la journée, madame. C’est donc lui qui devait me présenter à vous ?

— Mais certainement, et je n’y comprends plus rien.

Elle se mit à rire. Lucien, qui songeait à la présentation qu’avait dû faire Gaston, rit aussi de bon cœur.

Ils entrèrent au salon. Leur gaieté redoubla à la vue de Gaston, qui les regardait venir, et qui fit une assez vilaine grimace en apercevant Lucien.

— Et moi, madame, dit-il, qui venais tout désolé vous apprendre qu’il m’était impossible de rencontrer M. Pichel !

Il prononça ce mot Pichel avec un dédain si marqué, que Lucien leva la tête avec surprise, et que Caroline rougit.

— C’est qu’apparemment vous avez mal cherché, vicomte, dit-elle sèchement.

— En effet, madame, j’ai mal cherché ; mais je vois que le hasard vous a mieux servi que moi, et que votre étoile vaut décidément mieux que la mienne.

— Oh ! je remercie M. de Charly, dit Lucien en riant ; c’est comme s’il m’avait présenté à madame la comtesse ; je n’oublierai jamais la reconnaissance que je lui dois.

Les yeux de Gaston brillèrent de colère.

— Mais, monsieur, dit-il en perdant un peu de son sang-froid, dans notre monde, on ne se présente pas soi-même.

— Vous oubliez, monsieur le vicomte, dit Lucien avec bonhomie que je ne suis pas de votre monde.

Les deux jeunes gens se regardèrent fixement ; les yeux de Lucien disaient : « J’ai votre parole de gentilhomme ! » ceux de Gaston étaient pleins de rage et de colère impuissante.

— Moi, je me tais, dit froidement Caroline, parce que je trouve que M. de Charly donnant une leçon de savoir-vivre à un homme qu’il trouve chez moi, c’est du dernier plaisant ! Continuez donc, vicomte.

Gaston comprit l’inconvenance qu’il venait de commettre et essaya de rentrer en grâce auprès de la jeune femme ; mais elle haussa légèrement les épaules, et, lui tournant le dos, elle se mit à sa tapisserie.

Lucien pensa que, pour une première fois, il avait fait assez de chemin ; il prit son chapeau, et, s’inclinant devant la comtesse, il s’apprêta à prendre congé d’elle.

— Et le jour du baptême, monsieur, lui dit-elle avec un doux sourire.

— Mon jour sera le vôtre, madame.

— Voulez-vous lundi ?

— Parfaitement.

— Ah ! interrompit vivement Gaston, il est donc enfin décidé que…

— Vicomte, je crois que vous allez dire une autre sottise, dit Caroline. Vous oubliez que je ne vous ai point encore pardonné la première.

Gaston eut un sourire forcé.

Au moment où Lucien sortait, les deux jeunes gens se regardèrent ; ce fut un échange de menaces, de colères et de défis bravement acceptés.

Peu d’instants après, Caroline renvoya le vicomte sans vouloir l’écouter et resta seule, songeant aux événements de la soirée.

— Quel est-il donc, ce jeune homme, se disait-elle rêveuse et troublée, et pourquoi m’occupe-t-il ainsi ? Il a souffert, il se croit un philosophe désormais à l’abri des tempêtes et des passions de ce monde, et il n’est qu’un enfant, qui prend des piqûres d’épingles pour des blessures mortelles ! Il se figure que son cœur est glacé, mort, flétri, et il m’a semblé, à moi, que c’était le cœur le plus jeune, le plus ardent, le plus passionné du monde… Ah ! le pauvre poëte qui se croit un homme fort et qui le dit naïvement avec les larmes aux yeux et la voix tremblante de l’émotion nouvelle ! Ah ! l’amoureux blasé qui ne croit plus à l’amour et qui voudrait, lui aussi, comme Chérubin, baiser le ruban qui retient les cheveux de sa chère marraine…

Elle souriait.

— Si je voulais cependant, dit-elle en jetant un regard dans la glace qui reflétait sa beauté suave et sa fraîche jeunesse ; si j’essayais… Cela ferait passer le temps, à la campagne… Non, non, ajouta-t-elle en se levant et secouant fièrement la tête, c’est impossible ! il s’appelle Lucien Pichel, et je suis la comtesse de Sohant.