Le patriote (Féron)/À New-York

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Éditions Édouard Garand (p. 3-6).




I

À NEW-YORK


En 1838, la ville de New-York n’était pas ce que nous la pouvons voir aujourd’hui ; mais elle était déjà très importante par son gros commerce. Hâtivement bâtie à l’embouchure de la rivière Hudson, elle n’avait pas la symétrie et la correction de ligne qu’on lui trouve de nos jours, et on ne l’avait pas encore décorée de ses mille tours de Babel. Elle n’était pas encore devenue la capitale de la finance juive ; en 1838, New-York était le lot presque exclusif de commerçants d’origine anglaise, et sa société, en dépit de certaines originalités qu’on s’efforçait d’inventer, et en dépit également de son puritanisme trop affecté, demeurait une société purement anglaise.

Seulement, comme on venait de se séparer du régime britannique, il importait de changer ses habitudes, son mode de vivre, son costume, sa façon de parler. On ne voulait plus être anglais, mais des « Américains », et que les Anglais, par revanche ou ironie, surnommèrent « Yankees ». Tout de même, ces Américains ne pouvaient ignorer que leur prétention n’effaçait nullement leur origine, et c’est peut-être à cause de cette reconnaissance même qu’ils continuaient de demeurer de vrais Anglo-Saxons. Ensuite, dans les nouveaux États américains, tout comme en Angleterre, on était bien forcé d’ouvrir ou de fermer les portes, puisqu’on avait là aussi des portes à fermer ou à ouvrir. Mais voilà, nos étranges voisins eurent l’air de prétendre que les portes pouvaient être fermées et ouvertes d’une toute autre façon. Plus tard ils eurent raison positivement : car ils avaient réussi à modifier leur physionomie ethnique, leurs allures et leur langage qu’on n’aurait pu les regarder comme issus d’une race européenne. Les Américains semblaient donc avoir justifié l’appellation des Anglais : c’étaient des Yankees. Une chose sûre, ces Yankees avaient alors pour notre race canadienne-française une sympathie que, hélas ! nous ne retrouvons plus guère. Cette sympathie fut la raison pour laquelle tant de nos Canadiens pourchassés par les agents anglais trouvèrent, durant nos troubles politiques de 1837 à 1839, un refuge sûr dans les États américains.

New-York n’était donc pas ville cosmopolite proprement dite, encore qu’elle renfermât, outre le groupe hollandais, plusieurs éléments étrangers, entre autres des Suisses et des Français.

Les régiments amenés de France en 1774, tant par La Fayette que par le comte de Rochambeau, avaient frayé le chemin d’Amérique à une foule de petits commerçants français venus dans les villes de la Nouvelle-Angleterre pour s’établir, et la ville de New-York les avait plus particulièrement attirés. Et l’on peut dire qu’à New-York, en 1838, la langue française était à peu près tout aussi courante qu’en la ville de Montréal, à la même époque.

En débarquant des navires européens, on pénétrait dans une sorte de place à laquelle venaient aboutir une quantité de ruelles tortueuses, qui se ramifiaient au cœur de la cité où habitait la haute bourgeoisie. Sur cette place et les ruelles adjacentes siégeaient le gros commerce et, plus spécialement, le commerce de l’hôtellerie. La plus achalandée de ces hôtelleries semblait être l’auberge de l’Angle Blanc, qu’un incendie allait détruire quelques années après en même temps que les constructions qui s’élevaient sur cette place. L’auberge de l’Angle Blanc dressait son enseigne à gauche, en pénétrant sur la place. Flanquée de deux ruelles, et par conséquent un peu écartée des immeubles voisins, elle attirait l’attention. Cette hôtellerie était tenue par un Français, ancien cuisinier, dit-on, de Louis XVIII, appelé Simon Therrier ou Tirier. Naturellement, c’était à cette auberge qu’accouraient, dès le débarquement, ceux qui arrivaient de France.

Dépassant de peu la cinquantaine, célibataire, actif, trapu et vigoureux encore, tel apparaissait Simon Therrier au physique. Il était connu pour sa grande urbanité, et l’on pouvait croire qu’il avait servi dans les grandes maisons, à voir l’aisance de ses manières, ses révérences gracieuses, son langage choisi, et la dignité avec laquelle il dirigeait son établissement. On connaissait encore Simon Therrier pour sa bonne jovialité, qualité qui n’est pas un mince appoint dans l’attraction d’une clientèle. C’est donc en raison de toutes ces qualités d’abord, et ensuite par l’excellence de sa cuisine exceptionnellement française qu’il était parvenu à se créer en peu d’années une clientèle nombreuse et distinguée.

En sus des voyageurs venant d’Europe, l’auberge de l’Angle Blanc recevait souvent la nouvelle société new-yorkaise, qui y donnait des festins dont on parlait par l’au delà l’Atlantique. Pourtant, il n’y avait en cette auberge aucun luxe, car Simon Therrier était économe ; mais on y trouvait la table la plus appétissante qui fût, une propreté méticuleuse et un bon confort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers la fin de juillet de cette année 1838, sur le déclin du jour, Simon Therrier vit entrer en son auberge un jeune homme, presque un enfant par le visage imberbe et délicat. Mais la taille élancée de l’inconnu, sa physionomie intelligente et distinguée, la mise soignée de sa personne attiraient de suite l’attention et créaient une impression favorable.

En pénétrant dans la salle commune où, autour de tables chargées de carafes aux liqueurs vermeilles, de bocks remplis de bière mousseuse, et dans la fumée odorante des cigares, plusieurs personnages discutaient les événements du jour, le jeune homme s’arrêta d’abord comme surpris, puis il promena autour de lui des regards incertains. Mais de suite l’écho cher du verbe français qui survolait dans la salle parut le rassurer. De suite aussi, parmi la nombreuse valetaille, qui çà et là courait pour répondre aux appels des clients, et au sein de tous ces visages inconnus il chercha à reconnaître le maître-aubergiste.

Devinant aussitôt un étranger, Simon Therrier s’avança à sa rencontre, et, très souriant, très accueillant, demanda d’une voix suave :

— Vous êtes français, mon gentilhomme ?

Car il avait un certain air ce jeune homme dans le vêtement tout noir qui l’habillait. Il portait avec une élégante aisance un frac à larges basques qui moulait sa taille fine et souple. Et à voir ses mains fines et très blanches, on comprenait de suite que ce jeune homme ne sortait pas de l’atelier. Il avait tout simplement la physionomie d’un gentilhomme de province.

— Vous êtes monsieur Therrier ? questionna le jeune homme, oubliant ou négligeant de répondre à l’interrogation qu’on venait de lui faire.

— C’est moi en personne, sourit plus largement l’aubergiste. Que puis-je faire pour vous être utile ?

— Je cherche un logement, monsieur. Débarqué ce matin, j’ai parcouru toute la ville à la recherche d’une auberge française. Finalement, l’on m’a indiqué votre maison.

— Le hasard vous sert bien, mon jeune ami, il me reste une chambre en disponibilité, et je vous la cède de tout cœur.

— Merci.

— Votre nom, cher monsieur ?

— Hindelang.

— Vous arrivez de France ?

— Oui, de Paris. Mais j’ai séjourné quelques semaines à Londres.

— Vous visitez le monde ?

— Non… je viens en Amérique pour y gagner de l’argent.

— Vrai ? Eh bien ! mon ami, c’est l’unique pays au monde ! s’écria Simon Therrier avec enthousiasme.

— C’est bien ce qu’on m’a affirmé, sourit le jeune homme.

— On a dû vous affirmer aussi que, avec un petit capital-espèces, l’on pouvait en quelques années bien courtes se conquérir une fortune ?

— On m’a dit cela également.

— Alors, vous avez un petit capital à placer ?

— Bien mince, monsieur. C’est le petit héritage qu’a laissé mon père en mourant. J’ai pris la moitié seulement, abandonnant l’autre moitié à ma mère que j’ai laissée à Paris en attendant le jour, pas trop lointain, j’espère, où je pourrai aller la chercher.

— Ah ! pauvre mère ! fit avec compassion l’aubergiste très intéressé par ce jeune homme qui, bien que sa personne révélât un peu de timidité, laissait cependant voir une nature forte et énergique. Et l’aubergiste demanda encore :

— Vous l’avez laissée seule à Paris, votre mère ?

— Pas tout à fait : un ami commun s’est chargé de veiller sur elle durant notre séparation.

— Pauvre femme ! elle s’ennuiera sûrement…

— Je sais, sourit amèrement le jeune homme. Aussi vais-je tâcher de me caser le plus tôt.

— Vous trouverez des compatriotes obligeants qui vous aideront, affirma l’hôtelier, et vous pouvez dès ce moment compter sur moi, bien que je vaille peu de chose.

— Merci, monsieur, vous me réconfortez.

— Oh ! parce que vous êtes étranger en pays inconnu il ne faut pas vous mettre martel en tête ; vous verrez qu’il est facile de vivre ici !

— Je vous crois ; mais je désire, avant d’entreprendre aucune démarche, me mettre au courant des coutumes et surtout de la langue de ce pays nouveau pour moi.

— C’est-à-dire vous acclimater, se mit à rire l’affable aubergiste. Oh ! ajouta-t-il avec bonhomie, ce sera vite fait du moment que nous avons du talent et de l’aptitude. Car, comme vous le pensez bien, pour réussir en ce pays, il importe avant tout de savoir baragouiner quelques mots d’américain ou même quelques mots d’anglais.

— J’ai profité de mon séjour à Londres pour apprendre quelques mots d’anglais.

— Ah ! mais alors, s’écria l’aubergiste avec admiration, c’est affaire de semaines seulement pour vous. Mais si, mais si, j’en suis convaincu, et avant trois mois on vous prendra pour un Yankee. Et le brave aubergiste éclata d’un franc rire.

Il s’interrompit aussitôt pour reprendre son sérieux et demander :

— Vous devez être fatigué ?… Et je suis là à vous retenir sur vos jambes, tandis qu’un lit bien moelleux et bien frais vous attend et ferait mieux votre affaire ?… Je m’imagine bien que vous avez marché tout le jour par cette cité qui, en ces mois d’été, est un véritable four que ne réussit pas à rafraîchir la brise de mer.

— C’est vrai, avoua le jeune homme, j’ai eu bien chaud et je me sens très las. Je vous prie donc de me guider à l’appartement que vous voulez bien mettre à ma disposition.

— Venez, je vous conduis. Ah ! à propos… vos bagages ?

— Je les ai laissés au dépôt du débarcadère.

— Ils sont nombreux ?

— Non… deux coffres et deux petites valises.

— C’est bien, je les enverrai chercher demain matin. Venez !

L’aubergiste précéda le jeune homme à travers la salle commune, pénétra dans un réfectoire tout plein de bonne fraîcheur et de parfums divers. Le jeune étranger remarqua, malgré la clarté diffuse qui régnait là, quantité de jardinières disposées çà et là desquelles émergeaient en gerbes ruisselantes les fleurs d’Amérique. Il vit encore que les tables étaient recouvertes de nappes bien blanches sur lesquelles s’étalaient de nombreuses argenteries aux reflets pâles. Il se serait complu à admirer davantage le bon confort qui l’entourait et à respirer cette atmosphère embaumée, mais il dut suivre l’aubergiste, qui montait déjà un large escalier recouvert d’un épais tapis persan.

Après avoir monté quelques marches, l’aubergiste s’arrêta tout à coup pour demander à son nouvel hôte :

— Avant de vous retirer, monsieur, désirez-vous prendre un cordial… boire un bock ?…

— Non, merci. C’est du sommeil qu’il me faut.

L’hôtelier sourit et reprit sa marche ascendante pour conduire le jeune français en une chambre du second étage. Cette chambre, petite, mais proprement aménagée, ne recevait de jour que par une étroite fenêtre à guillotine perçée du côté d’une ruelle. Et cette chambre, déjà sombre, se trouvait obscurcie encore par les murailles grises d’un bâtiment élevé, vis-à-vis de l’auberge, de l’autre côté de la ruelle. Mais l’atmosphère de cette chambre était fraîche.

Simon Therrier expliqua :

— Ce n’est pas l’appartement qui convienne à un gentilhomme ; mais, comme je vous ai dit, c’est l’unique qui me reste aujourd’hui. Un autre jour, je pourrai vous loger plus convenablement.

— Oh ! je serai très bien ici, assura le jeune homme après avoir parcouru du regard la pièce et son mobilier. Il demanda aussitôt :

— Mes voisins sont-ils des Français ?

— Des Français ! fit Simon Therrier avec surprise. Mais il n’y a que ça ici. Oui, oui, mon ami, il n’y a que des Français dans mon auberge. À droite vous avez un Lyonnais, à gauche un… ah ! pardon… À gauche, ce n’est pas tout à fait un français, mais c’est, tout comme.

Le jeune homme regarda l’aubergiste avec étonnement. Mais celui-ci expliquait de suite :

— Je vais vous dire, cette chambre à gauche est habitée par un monsieur d’un certain âge dont la famille est en Canada ; c’est un réfugié canadien. Ah ! vous ignorez peut-être que ces Canadiens parlent la langue française comme vous et moi ?

— J’ignore, en effet, ce que vous appelez des Canadiens, et je ne sais pas davantage que ces Canadiens parlent notre langue française.

— Eh bien ! vous verrez vous-même. Je vous recommanderai à ce monsieur, qui vous instruira sur les races et l’histoire de l’Amérique. Car c’est un homme instruit, et puis… L’aubergiste se mit à rire et dit : Bon voilà que je vous retiens encore. Allons, reposez bien !

— Merci, monsieur.

Simon Therrier s’en alla.

Le jeune homme ferma sa porte, tira le verrou, enleva vivement son franc à basques et se jeta lourdement sur le lit blanc. Il s’endormit.

Ah ! c’est vrai qu’il avait l’air bien las, cet enfant d’une autre patrie qui, sur cette terre immense des Amériques, se sentait comme perdu. Mais bientôt, comme en un songe merveilleux, il allait se retrouver sous un ciel qui lui rappellerait encore le beau ciel de France.