Le patriote (Féron)/Comment Hindelang trouve des frères

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 6-11).

II

COMMENT HINDELANG TROUVE DES FRÈRES.


Le soir de ce même jour, à huit heures, Simon Therrier monta à l’appartement de son nouvel hôte pour l’informer que son couvert au souper l’attendait. Vainement frappa-t-il à la porte, aucune réponse ne lui vint de l’intérieur. Prêtant l’oreille un instant, il saisit le bruit d’un ronflement. Il sourit et se retira sur la pointe des pieds.

Oui, Charles Hindelang dormait et ronflait… il dormait si profondément qu’il ne s’éveilla qu’au petit jour suivant.

Il se leva dispos.

Dans la petite fenêtre qu’il ouvrit il pencha sa tête brune et son grand front, et se plut à respirer largement l’air serein du matin. Puis, comme s’il fût sorti d’un songe, il regarda avec étonnement tout ce que ses yeux pouvaient atteindre. Par-dessus la muraille du bâtiment qui s’élevait devant lui il pouvait découvrir, mais vaguement à cause de la brume légère qui venait de la mer, une multitude de toits aux couleurs variées, de pignons de toutes formes, de cheminées, de tourelles, de clochers. Puis, à mesure que la brume s’éloignait vers les terres emportée par une brise de mer, une nappe d’un bleu tendre se dessina au-dessus des toits. Et ce ciel bleu, d’un vrai beau bleu, d’un bleu qui lui sembla tout aussi doux au regard que le bleu des ciels de France, s’élargit, s’amplifia, s’éleva, devint immense. Puis le bleu s’attendrit encore, il parut s’abaisser vers la terre ou s’en élever davantage tandis que de timides reflets roses, écarlates, jaunes et violets semblaient le percer comme des flèches. Et les toits, les pignons, les tourelles se mirent à reluire de couleurs plus vives et légèrement changeantes à mesure que grandissaient les clartés de l’aurore. Le jeune homme crut se trouver devant un tableau immense sur lequel le peintre avait jeté tout le coloris de son imagination. Il regarda avec ravissement.

Les premiers rayons du soleil changèrent encore une fois les couleurs, et bientôt toutes choses avaient repris leur aspect ordinaire. Seulement, dans le grand ciel moins bleu maintenant, le jeune homme aperçut des nuées de moineaux, d’hirondelles, de tourtereaux qui venaient s’ébattre sur les toits et les pignons, faisant entendre leurs gais fredonnements. Et au-dessus, très haut dans le ciel, il vit les grands oiseaux aquatiques planer dans un vol majestueux, monter, descendre, tournoyer, puis reprendre à tire-d’aile le chemin de la mer.

Oui, Hindelang avait regardé de toute la puissance de ses yeux ce décor inconnu qui lui plaisait. Et maintenant, après les inquiétudes et les soucis qui assaillent tout étranger en terre nouvelle et lointaine, le jeune homme sentait naître en lui-même une confiance joyeuse.

Il aurait voulu voir encore davantage de ce pays de l’or, mais la portée de son observatoire était trop restreinte.

Il abaissa ses regards vers la ruelle à quelques mètres au-dessous. À cette minute, un individu poussait une petite charrette chargée de légumes et de fruits aux senteurs exquises. Le marchand ambulant gagnait la place.

C’était l’unique bruit entendu par Hindelang que le roulement de cette charrette sur le pavé raboteux de la ruelle. La ville semblait dormir encore.

Hindelang pensa qu’il ne pouvait être plus de cinq heures.

Mais juste au moment où son regard s’appliquait à suivre la petite charrette, sur la place même il aperçut des hommes qui se dirigeaient vers le port, et ces hommes lui parurent des travailleurs.

Puisque déjà des êtres humains allaient par la cité, il résolut de sortir de l’auberge et d’aller flâner par çi par là en attendant l’heure du déjeuner.

Il entendit un tintement sonore qui semblait partir de la place. Il compta chaque coup jusqu’à cinq. Il était cinq heures.

— Allons, murmura-t-il, j’ai trois heures devant moi et je n’ai rien de mieux à faire que d’aller m’instruire sur les lieux où je dois faire mon séjour pour longtemps.

Il remarqua que le marchand ambulant installait sa charrette sur la place au coin de la ruelle. Alors il vit des rayons de soleil dorer et velouter les beaux fruits. Une salive irrésistible mouilla ses lèvres.

Il s’empressa d’endosser son frac, coiffa son chapeau haut de forme et quitta sa chambre. L’auberge demeurait silencieuse et paisible.

En mettant les pieds sur la Place il aperçut le marchand de fruits qui le salua d’un sourire.

— Combien pour ces beaux fruits ? demanda Hindelang en s’approchant.

— Deux sous pièce, monsieur, répondit l’homme avec le plus pur accent de Paris.

— Vous êtes donc parisien, monsieur ? demanda Hindelang avec émotion.

— Comme vous, mon gentilhomme ! sourit le marchand.

Hindelang acheta quelques fruits, causa un moment, et traversa la Place dans la direction du port où la vie renaissait rapidement.

Là encore, parmi, il est vrai, de nombreux vocables américains, il entendit résonner le verbe de France.

Sa joie et sa confiance en l’avenir grandirent.

— Ah ! pensa-t-il, je ne suis pas si loin de la France que je l’avais redouté.

Il approchait huit heures quand, après avoir erré çà et là par la cité, le jeune français rentra à l’auberge. On y commençait le remue-ménage du matin.

Simon Therrier s’empressa de venir souhaiter le bonjour au jeune homme.

— Alors, vous avez fait une bonne nuit ? interrogea-t-il avec intérêt.

— Excellente, monsieur.

— Je vois ça… on vous reconnaîtrait à peine ce matin.

— Oh ! j’étais si morfondu hier !

— Et… vous allez vous lancer de suite à la recherche d’une position sociale ?

— Cela dépend. Comme je vous ai dit hier, je vais d’abord me mettre au courant des choses et des êtres de ce pays.

— Vous êtes instruit ? interrogea l’aubergiste.

— Un peu, oui.

— J’aurais peut-être quelque chose pour vous occuper dès demain et qui ne demande pas nécessairement des connaissances du pays.

— Vraiment ?

— C’est hier soir que j’ai trouvé la chose. Un de nos compatriotes, comme vous allez voir, qui fait ici le commerce de l’importation des vins et des eaux-de-vie, me demandait hier, au souper, si je n’avais pas l’avantage de connaître un jeune homme qui possède la connaissance des écritures. Je lui ai parlé de vous.

— Merci.

— Est-ce que cela ne vous irait pas ? dites !

— Peut-être bien, parce que je sais faire les écritures. Voudrez-vous me présenter à ce monsieur ?

— Certainement. Tous les soirs, après ses affaires, il vient manger chez moi. Je vous recommanderai ce soir même.

— Merci encore, monsieur Therrier, répondit le jeune homme tout à fait enchanté de cette aubaine et très reconnaissant à cet aimable et secourable aubergiste.

— Bon, c’est entendu, fit avec satisfaction Simon Therrier. Mais vous devez avoir faim, n’est-ce pas ?

— J’enrage simplement, cher monsieur Therrier, se mit à rire Hindelang.

— Suivez-moi au réfectoire et je vous ferai servir.

Quelques minutes plus tard le jeune homme mangeait du plus bel appétit.

Le réfectoire était désert. Mais quand Hindelang fut à peu près à la moitié de son repas, un serviteur introduisit un monsieur. Le personnage salua de la tête et d’un sourire le jeune français, et n’apercevant pas d’autres convives, il commanda au valet de le servir à la table qu’occupait Hindelang.

— À moins, dit-il aussitôt au jeune français, que ma présence à votre table ne vous soit gênante ?

— Mais non, monsieur, pas du tout. Asseyez-vous, je vous prie, je serai enchanté de lier la conversation avec un compatriote.

Le personnage sourit, s’assit et répliqua :

— Je ne suis pas tout à fait un compatriote, car vous êtes français, si je ne me trompe ?

— C’est vrai. Et vous-même, monsieur ? interrogea Hindelang avec quelque surprise.

— Moi ?… je suis justement votre voisin de chambre, sourit placidement l’étranger.

— Ah ! vous êtes ce monsieur…

— Rochon.

— Monsieur Rochon… répéta Hindelang en considérant curieusement cet homme âgé d’une quarantaine d’années, bien mis, de bonnes manières, d’excellente courtoisie, parlant un français aussi pur que le sien, sauf peut-être certaine différence ou nuance dans l’accent. Puis il s’écria avec ravissement :

— Ah ! mais alors, vous êtes ce monsieur canadien de qui m’a dit un mot le propriétaire de cette auberge ?

— Ah ! ah ! fit avec une feinte surprise le canadien, maître Simon vous a parlé de moi ?

— C’est-à-dire qu’il m’a informé que j’avais pour voisin de chambre un canadien, nom que j’entendais pour la première fois.

— Vraiment ? Vous êtes donc débarqué depuis peu de jours ?

— Hier au matin, monsieur.

— Arrivant de France ?

— De Paris et de Londres. Je croyais venir en pays tout à fait anglo-saxon, mais l’on me dit et m’assure qu’il se trouve en Amérique un peuple parlant notre langue de France.

— On vous a affirmé la vérité, monsieur. Le Canada, mon pays, est à quelques cents kilomètres d’ici seulement.

— Eh bien ! je suis ravi que ce pays du Canada soit un pays français !

— Pas tout entier. Depuis que la France a cédé aux Anglais cette terre jadis exclusivement française, sa population est devenue mixte. Notre pays se divise en deux provinces nommées le Bas-Canada et le Haut-Canada. La première est française, avec quelques éléments anglais, la seconde anglaise.

— Mais, monsieur, je croyais que ce qu’il y avait de Français, après que la France eut abandonné ce pays aux Anglais, était retourné là-bas ou s’était établi dans les pays américains ?

— Non. Il est demeuré soixante mille Français, presque tous natifs de cette terre canadienne, après la cession du pays à l’Angleterre. Ces français ont formé la race canadienne-française, comme nous la nommons aujourd’hui.

— Ah !… et vous êtes l’un de ces Canadiens-français ?

— Comme vous voyez.

— Je suis de plus en plus ravi, monsieur. Et savez-vous qu’il me plaira énormément de visiter ce pays en lequel notre langue de France est parlée avec une si belle pureté ? Ah ! cette chère langue ! qui aurait songé, deux siècles passés, qu’elle allait prendre si profonde racine en ce sol des Américains et si loin de la grande patrie !

— C’est merveilleux, n’est-ce pas ?

— C’est du prodige, monsieur ! Et pour moi, qui arrive en pays saxon — je peux bien vous l’avouer — c’est une consolation et un gain de confiance ; car, voyez-vous, monsieur, je ne puis me faire à cette langue anglaise que je trouve un peu… comment dirais-je ? rocailleuse… ni à ces coutumes américaines à travers lesquelles je ne peux retrouver et goûter la saveur de nos propres coutumes.

— Vous trouverez en Canada, ou mieux vous retrouverez la France toute vivante, monsieur…

— Hindelang.

— Hindelang ! répéta avec un peu de surprise monsieur Rochon. Non plus que moi vous n’êtes pas tout à fait français ?

— Je suis né à Paris, sourit le jeune homme. Mais je vous avouerai que mes parents tirent leur origine de la Suisse.

— Ah !

— Mais aujourd’hui notre famille est véritablement française.

— Êtes-vous venu en Amérique pour vous établir, ou simplement pour y voyager et retourner ensuite en France ?

— Pour m’établir, monsieur, et peut-être, plus tard, aller finir mes jours en France. Or, on m’avait plus spécialement indiqué New-York. Mais du moment qu’on me dit qu’au Canada on se retrouve en France, je suis bien tenté d’y aller chercher fortune.

— Le Canada est un pays d’avenir et, quoique jeune, la prospérité y est étonnante. Mais je ne vous conseillerais pas d’y aller en ce moment.

— Non ? Pourquoi ?

— Parce que le pays traverse une crise politique très aiguë dont on ne peut prévoir l’issue. De tous côtés mes compatriotes se soulèvent et s’arment pour la défense de droits politiques, civils et religieux dont ils ont perdu à peu près l’exercice.

— Ah ! ah ! fit Hindelang vivement intéressé.

— Alors se voyant peu à peu dépouillée des libertés que la France lui avait laissées, notre race, maintenant dominée et maltraitée par la race anglaise, se rebelle.

— Elle se rebelle ! fit en écho le jeune français.

— Mais comprenez-moi : elle n’en veut pas directement au pouvoir établi ; elle exige seulement le privilège d’administrer ses deniers, un contrôle dans l’étude et l’application de la justice, et un pied au moins égal à celui de l’autre race dans tous les domaines publiques. Vous me comprenez ?

— Si je vous comprends, monsieur. Pardieu ! c’est clair : vous vous trouvez sous la domination d’un étranger qui vous écrase, et cette domination, vous décidez de l’écarter, par la force des armes, s’il faut ! N’est-ce pas ?

— Parfaitement. Nous avons déjà pris les armes, nous les reprendrons et nous lutterons.

— Je vous approuve, monsieur.

— Cela vous en dit assez, fit M. Rochon avec un sourire, pour vous faire entendre que je suis moi-même un rebelle…

— Je l’avais deviné, monsieur.

— Pour sauver ma tête, afin de pouvoir la redresser plus haut un jour encore, je me suis réfugié ici.

Le jeune français considéra un moment cet homme avec admiration ; puis il dit la voix tremblante d’émotion :

— Monsieur le Canadien, racontez-moi l’histoire de votre pays, parce que vous avez excité ardemment ma curiosité et mon désir de savoir.

Monsieur Rochon consentit de bonne grâce. Durant une demi-heure il instruisit Hindelang sur les événements principaux de l’Histoire du Canada, et lui parla plus particulièrement de ses luttes libertaires.

— Vous comprenez encore, conclut-il, comment il est arrivé que les Canadiens n’aient pu subir plus longtemps le joug saxon, et comment ils sont déterminés à revendiquer plus que jamais et à conquérir coûte que coûte leur indépendance politique et économique.

— Bravo pour les Canadiens ! s’écria Hindelang.

Et se dressant d’un bond, il saisit son verre rempli de vin de France, l’éleva et prononça d’une voix claire et forte :

— Monsieur, je bois au Canada et à son indépendance politique !

— Que Dieu vous entende, jeune homme ! dit tout à coup une voix profonde et grave.

Hindelang se retourna et aperçut avec surprise un personnage qui venait d’entrer dans le réfectoire.

Hindelang laissa flotter son regard curieux sur cet homme grave, très distingué, au visage empreint d’une douce mélancolie et dont l’âge semblait dépasser la quarantaine, bien que cet homme n’eut pas tout à fait quarante ans.

Et avant qu’Hindelang n’eût prononcé une parole, M. Rochon se levait vivement, la main tendue vers le nouveau venu, et disait :

— Ah ! mon cher Duvernay… comment vous portez-vous ?

— Assez bien, merci.

— J’avais des nouvelles à vous donner, mais ayant appris que vous étiez souffrant, je n’ai pas osé me présenter.

— Ce n’était rien de grave, je vous assure, sourit M. Duvernay.

— Tant mieux, je suis content. Tenez, mon cher ami, je vous présente à mon compagnon de table, monsieur Hindelang, arrivé de France hier, que les malheurs de notre pays ont profondément touché.

M. Duvernay tendit sa main au jeune homme, disant :

— Monsieur Hindelang, j’aime serrer la main d’un frère français, et encore mieux d’un frère français qui sympathise avec nous.

— Ah ! monsieur, s’écria Hindelang, je vois que vous êtes aussi victime de la convoitise saxonne.

— Oui. Et ici, à New-York, vous trouverez un bon nombre de nos compatriotes qui ont dû fuir leur pays aimé, afin de ne pas subir les affronts monstrueux d’une clique infernale.

— Mon jeune ami, intervint M. Rochon, monsieur Duvernay, qui est l’un de nos plus ardents journalistes, a été plus d’une fois déjà jeté en prison à cause de ses articles par lesquels il mettait froidement et justement le fer sur la plaie.

— Je suis très honoré, dit Hindelang, en serrant encore la main de M. Duvernay, d’entrer en rapports avec des hommes tels que vous et monsieur Rochon.

— Merci, répondit M. Duvernay. Mais laissez-moi vous assurer de suite que nous n’avons pas fui notre pays par lâcheté, non. Nous sommes venus ici pour conserver notre liberté et mieux poursuivre notre tâche. Nous retournerons au Canada, monsieur, nous y retournerons, les armes à la main !

— Monsieur, s’écria Hindelang, voulez-vous me laisser être de votre nombre ?

— Vous, mon ami ?

— Oui, monsieur. Et croyez bien que je suis sincère. J’étais venu chercher fortune en Amérique ; mais depuis que j’apprends que des frères français souffrent sous un joug étranger et luttent pour reprendre des libertés qu’on leur a ravies, je suis décidé de mettre de côté mes projets et mes ambitions, et je me joins à vous.

M. Duvernay considéra avec admiration ce jeune homme, au visage d’enfant, dont la parole était si enthousiaste et le geste si énergique. Il admira surtout sa générosité spontanée et l’ardeur avec laquelle il embrassait une cause étrangère. Une brûlante émotion fit tressaillir son âme.

— Jeune homme, prononça-t-il gravement, vous venez de toucher profondément, très profondément mon cœur de patriote. Je suis content. Mais, si vous le permettez, nous parlerons de mon pays : moi, en commençant mon déjeuner, vous et monsieur Rochon, en achevant le vôtre.

— Certainement, monsieur Duvernay, acquiesça le jeune homme. Veuillez prendre place à côté de votre ami, monsieur Rochon.

M. Duvernay prit le siège indiqué et, l’instant d’après, il faisait à son tour une leçon d’histoire à Hindelang.

Mais peu après des personnages étrangers entrèrent dans le réfectoire, et la conversation entre ces trois français d’âme si égale fut abandonnée pour être reprise plus tard en un autre lieu. En effet, après son repas terminé et avant de quitter la table, M. Duvernay dit à Hindelang :

— Mon cher ami, j’habite non loin d’ici un appartement avec madame Duvernay et une nièce. Si vous daignez m’y venir faire visite, nous pourrons causer plus à notre aise. Monsieur Rochon connaît le chemin de ma demeure temporaire, et je le prie de vous y amener.

— J’accepte votre invitation avec le plus grand plaisir, monsieur, répondit le jeune homme.

Quelques instants plus tard, l’on se séparait pour se retrouver, le soir de ce même jour, chez M. Duvernay.