Le patriote (Féron)/L’Étrange vision

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Éditions Édouard Garand (p. 19-24).

II

L’ÉTRANGE VISION


Près de quatre heures s’étaient écoulées. L’American-Gentleman filait toujours vers la terre canadienne.

La lune dépassant le zénith dessinait dans le ciel un grand cercle blanchâtre et laissait descendre sur le lac et la terre sa pâle lumière. On ne voyait plus de nuages que flottant au-dessus des horizons. Le vent avait beaucoup diminué, tout de même, il soufflait encore assez pour pousser le navire à une vitesse moyenne.

Sur le pont de l’American-Gentleman il ne restait plus que trois hommes. Un guetteur, à l’avant, qui marchait de long en large pour dégourdir ses membres que le vent et l’air froid de la nuit envahissaient. À l’arrière, le pilote à la barre, et près de lui, le surveillant avec intérêt, Charles Hindelang.

M. Duvernay n’eût pas reconnu son jeune ami, Élisabeth, son fiancé. Pour se protéger contre le vent et le froid, il avait endossé une sorte de cape faite de cuir et doublée d’une peau de mouton. Le collet de cette cape remontait jusqu’aux oreilles qui, elles-mêmes, disparaissaient sous la fourrure veloutée d’une toque de peau de loutre. De sorte qu’on n’apercevait que les yeux du jeune homme, que son nez et sa bouche. Ses mains étaient enfouies dans d’immenses mitaines de peau de caribou et doublées de fouine. Quant à ses pieds, ils étaient chaussés de longues bottes de cuir brun auxquelles s’adaptaient des cuissières de peau de buffle. Non, ainsi accoutré, Hindelang ne se ressemblait plus.

La voix du guetteur se fit entendre :

— Par bâbord ! cria-t-il.

Le pilote imprima au gouvernail un rude mouvement qui donna au navire une légère secousse de roulis.

— Qu’est-ce ? demande Hindelang.

— Une petite île, répondit le pilote, sur laquelle nous allions nous jeter !

— Vous ne saviez pas qu’elle existait ?

— Oui, mais je ne la voyais pas avec cette voilure dressée devant mes yeux. Tenez ! maintenant nous pouvons en distinguer la profuse silhouette.

En effet, par tribord, l’œil d’Hindelang découvrit quelque chose d’informe et de sombre et qui semblait à l’effleurement des eaux du lac.

Le navire, obéissant à son gouvernail, s’en écarta d’une centaine de brasses, puis l’île se remêla à la nuit.

— Allons ! dit tout à coup Hindelang, je vais rejoindre M. Rochon dans sa cabine. Il doit être pour le moins minuit, n’est-ce pas ?

Le pilote regarda le ciel un moment et répondit :

— Il passe minuit, monsieur. Bientôt il sera une heure.

— En ce cas il est temps de me coucher. Bonne nuit, mon ami.

— Bonne nuit, monsieur.

Le jeune homme enjamba des piles de cordages, des caisses entassées, des barils, et se dirigea à tribord. Arrivé près de l’écoutille il s’arrêta, comme distrait, puis comme obéissant à une pensée qui dictait ses mouvements, il s’accouda à la balustrade et laissa ses yeux pensifs errer à l’aventure.

À mesure que la lune descendait sa course vers l’ouest, des nuages montaient de l’est, du sud et du nord. On eût dit qu’ils poursuivaient la lune, qu’ils voulaient la cercler prudemment, puis bondir et la capturer. Car ils en voulaient peut-être mortellement à cette face blême qui grimaçait narquoisement et qui, quelques heures auparavant, les avait brutalement dispersés. Et plus la lune se sauvait en riant, plus les nuages, sombres et irrités, s’approchaient.

Hindelang regardait cette chasse sans voir. Il pensait, et sa pensée s’était évadée de son cerveau. Elle avait suivi l’imagination et le souvenir.

Le jeune homme était retourné à l’arrière du chemin parcouru, au lieu d’aller à l’avenir vers lequel tend plutôt la jeunesse. Est-ce parce que sa jeunesse, à lui, n’a pas encore de chemin de tracé à l’avant ? Pourtant, cette voie glorieuse et triomphale qu’il avait entrevue à New-York et qu’il s’était entêté de parcourir contre les avis et les représentations de M. Duvernay ? Oui, mais cette voie était plutôt vague, elle menait vers des buts ignorés et incertains, et elle ne promettait pas de se rouvrir sous ses pas et le ramènera son point de départ. Aussi avait-il déjà, sans s’en rendre compte, repris la route de ce point de départ. Oui, en quelques secondes il s’était retrouvé tout près d’Élisabeth, après, en passant, avoir donné un souvenir à sa mère. Mais c’est l’image d’Élisabeth qui capturait toute sa pensée !

Avec une allégresse folle il revivait les jours trop courts et trop rapides qu’il avait passés au sein de cette excellente famille de M. Duvernay. Il rappelait avec ivresse à son souvenir tous les délicieux instants qu’il avait vécus avec Élisabeth, ses exquis entretiens avec elle. Ce passé, si peu lointain encore, demeurait comme l’unique bonheur sans tache qu’il avait traversé dans sa vie. Non, jamais nulles heures plus heureuses n’avaient réjoui son existence ! Et à y penser maintenant il éprouvait des regrets brûlants ! Pourquoi était-il parti ? Il avait pu de sa jeune main arrêter le bonheur dans sa course échevelée ; pourquoi l’avait-il relâché de suite ? Suivait-il un destin inexorable ? Ce bonheur, goûté encore que du bord des lèvres, reviendrait-il à lui pour qu’il y pût tremper toute sa bouche ? Allait-il revoir cette fiancée que le ciel, lui semblait-il, avait placée sur sa route ? Reviendrait-il dans ce loyer canadien où vivait, toute chaude et toute vibrante, l’âme de la France ?

Ah ! vers quels hasards il marchait maintenant à grandes enjambées ! Vers quels abîmes inconnus et insondables ses pas inexpérimentés ne l’entraînaient-ils pas ? Mais s’il s’arrêtait à mi-chemin encore qu’il était ! S’il revenait sur ses pas ! Là-bas deux bras follement tendus le recevraient ! Oui, mais…

Comme si ces pensées l’eussent tout à coup tiré d’un rêve, Hindelang tressaillit et frissonna. Il eut honte. Il frappa son front barré d’un pli amer et dur, et, sans le savoir, sans entendre sa propre voix, il murmura avec une énergie sauvage :

— Allons ! pas de regrets ! pas de défaillances ! pas de peur ! Le devoir est là, devant moi et non derrière !

Et comme si un sombre pressentiment l’eût assailli et lui eût découvert, par une déchirure du voile de l’avenir, un point marqué, fatal, où il allait aboutir pour toujours, il prononça avec un accent dans lequel tremblaient tout son amour et toute son âme :

— Adieu, Élisabeth… souviens-toi d’Hindelang !

Alors, sa pensée comme vigoureusement fouettée, bondit en avant, se rua vers l’avenir, vers le pays nouveau où l’emportait l’American-Gentleman.

Le Canada !…

Ah ! pourquoi l’appelle-t-on ainsi ?

Champlain n’avait-il pas fondé quelque part en cette Amérique une Nouvelle-France ?

Oui… c’était ce Canada, c’était ce pays immense et vierge dont les terres luxueuses couraient de la Baie d’Hudson jusqu’au Golfe du Mexique ! Hélas ! un jour l’étranger envahisseur avait mis sa main avide sur un des plus beaux morceaux de ces terres, il avait dressé dessus son château-fort. Et la Nouvelle-France s’était vue rétrécie, plus petite, plus accessible, mais encore très grande par l’étendue de son territoire ! Ah ! oui, comme Hindelang se rappelait merveilleusement bien la leçon d’histoire de M. Duvernay et de M. Rochon ! Ah ! oui, ce Canada qui, de loin, lui semblait si mystérieux, c’était cette Nouvelle-France dont l’épopée sanglante, douloureuse, sublime, l’avait tant ému ! Et il allait la voir enfin, fouler de son pied français ce sol si souvent rougi du meilleur sang des héros de la France !

Avec ces pensées, les descriptions géographiques faites par M. Duvernay, et les cartes aux couleurs brillantes et variées qui lui avaient montré des fleuves infinis bordés de vallées riantes et de collines fleuries, des rivières aux eaux vives et fredonnantes glissant entre des ramures pleines de soleil et de chants, de lacs immenses aux ondes tranquilles et miroitantes ou rugissantes comme les vagues des océans, de forêts sombres et mystérieuses d’un attrait étrange, de monts bleus et pittoresques, il croyait respirer déjà l’atmosphère de cette Nouvelle-France ! Une France nouvelle !… n’était-ce pas prodigieux ? Cela lui semblait du rêve !

Et puis la langue qu’il allait entendre là !… Quelle pensée heureuse ! Quelle joie ! La langue qui résonnait là, c’était cette langue maternelle qu’il apportait avec lui, et dont il avait craint un moment de ne plus entendre le verbe si cher ! Et il lui semblait qu’il en saisissait déjà les purs échos, qu’il en savourait tous les accents, et qu’il la retrouvait — oui, c’était inimaginable ! — tout aussi belle, tout aussi vive que là-bas, dans cette France qu’il avait quittée avec tant de regrets ! Mais ne la revoyait-il pas cette France comme tout à coup transplantée sous ses pas ? Mais oui, c’était bien là une France nouvelle, ignorée, il est vrai, du reste des humains, ignorée même de la vraie France, de cette France dont la semence avait germé, poussé avec une vigueur et une fécondité inouïes !

Ah !… cette terre conquise jadis par des fils de France, envahie et occupée par un étranger qui la souillait, demandait à être reconquise par des fils de la France ? Eh bien ! il voguait vers elle, lui, enfant de cette même France ! Il accourait avec une ardeur sans cesse grandissante, avec une impatience fébrile, avec la hâte incessante de se jeter dans la belle aventure, de se ruer dans la mêlée glorieuse, et, de la France des grands rois lancer haut et fièrement le cri de gloire : MONTJOIE SAINT-DENIS ! et de rejeter hors de ce domaine sacré le soudard qui le profanait en le piétinant !

Voilà ce qu’étaient les pensées de Charles Hindelang, pensées qui n’étaient que l’expression vraie de sa nature enthousiaste et généreuse.

Mais voilà aussi qu’il frémit tout à coup, et son visage, épanoui et radieux l’instant d’avant, s’assombrit avec une expression d’effroi. Ses yeux qui, jusqu’à ce moment, s’étaient égarés dans les ombres du rêve, venaient de se fixer d’eux-mêmes sur un coin du ciel, là où des nuages grisâtres masquaient la lune. Ces nuages, comme joyeux d’avoir rejoint la figure pâle qui les avait nargués, flottaient maintenant avec une mollesse béate et décrivaient un cercle parfait et d’une blancheur ouateuse. Et c’est sur ce cercle singulier que les regards surpris d’Hindelang s’étaient fixés, et, là, une vision s’était dessinée… une vision terrible, folle !

Et cette vision demeurait.

Il y attachait ses regards éperdus.

Deux fois il ferma brusquement les yeux, deux fois il releva ses paupières tremblantes, et la même vision s’amplifiait toujours et implacable.

Une troisième fois il ferma ses yeux hagards, presque épouvantés. Sa voix frémissante murmura ces paroles :

— Que vois-je, mon Dieu, que vois-je !

Il regarda encore, comme si une puissance surhumaine l’eût contraint. Mais il ne vit plus que des nuages s’agitant avec des formes bizarres.

Mais une voix connue parla soudain derrière lui.

— Que se passe-t-il donc, mon ami ? interrogea cette voix.

Hindelang sursauta, fit un brusque tour et aperçut la bonne figure de M. Rochon.

Alors il rentra dans les réalités humaines comme au sortir d’un songe. Il sourit et dit :

— Ah ! c’est vous, monsieur ? Je vous pensais plongé dans le meilleur sommeil.

— Je dormais en effet. Mais m’étant éveillé tout à l’heure et ne vous apercevant pas dans votre hamac, je fus pris d’inquiétude à votre sujet et suis monté pour m’enquérir. Aussi suis-je rassuré en vous retrouvant tel que je vous ai laissé. Seulement, je vous ai surpris tenant votre tête à deux mains, êtes-vous malade, mon ami ?

Hindelang se mit à rire doucement.

— Non, monsieur, je ne suis pas malade. Jamais je ne me suis mieux porté de ma vie. Mais tout à l’heure je m’étais pris à rêvasser aux choses du passé, à l’avenir, à mille fantaisies de l’imagination. Le plus souvent ma pensée se retirait dans cette maison si hospitalière que nous avons quittée deux semaines passées.

— Vous voulez parler de M. Duvernay ?

— Oui, et de sa douce compagne et de cette exquise jeune fille…

— Mademoiselle Élisabeth ?

— Vous la nommez vous-même, monsieur. Or, vous savez par ce que je vous en ai confié combien cette jeune personne m’est chère ? Je venais donc de revivre près d’elle des heures inoubliables, quand soudain… tenez ! là dans cette partie du firmament, voyez-vous ce cercle que…

Il se tut, étonné, cherchant des yeux la vision sinistre.

— De quel cercle voulez-vous parler ? dit M. Rochon également surpris. Je n’en vois aucun.

Hindelang ramena ses regards sur son interlocuteur et se mit à sourire.

— Il a disparu, dit-il seulement.

— Mais ce cercle, qu’avait-il de singulier ?

— Monsieur, c’était un rêve ; je comprends maintenant.

— Mais c’était un rêve affreux, puisque je vous vois tout blême ?

— Oui, j’ai vu quelque chose qui m’a causé un émoi que je ne pourrais vous décrire.

— Qu’avez-vous vu ? interrogea M. Rochon dont la curiosité se trouva vivement éveillée.

— Pour vous en donner la meilleure explication, il me faut vous faire part d’un souvenir que j’ai rapporté de Londres. Écoutez, vous allez voir. Je passais sur une place publique où le hasard seul m’avait conduit. Je flânais doucement. J’aperçus une foule, pleine de rumeurs et d’oscillations, se tasser, se presser sur la place autour des murailles d’un sombre bâtiment. Ce bâtiment me parut une prison. Je m’informai. C’était bien une prison dont on me dit le nom et que j’ai oublié. N’importe ! je me mêlai à la foule, désireux de voir le spectacle qu’on semblait attendre. Une femme du peuple, devinant que j’étais étranger et croyant que je ne voyais pas ce que ses yeux regardaient avec une sorte d’horreur, m’indiqua de l’index une machine qui s’élevait plus loin et dominait cette tourbe grouillante. C’était une potence, monsieur, une potence rouge comme une guillotine. Quelques minutes s’écoulèrent, et toute cette masse de peuple se fit soudain silencieuse. Un homme grimpa des degrés qui aboutissaient à une plateforme, et cet homme se mit à examiner une corde qui pendait du sommet de la machine. Un souffle passa sur la foule, et ce souffle exprima ces deux mots :

« Le bourreau ! »

— Je sentis un long frémissement courir au travers de ce monde. Puis le silence se fit solennel. Je vis des têtes se hausser devant moi, je haussai la mienne et j’aperçus un prêtre, le crucifix en main, marchant vers la potence. Derrière le prêtre un misérable suivait, livide et front courbé, mains liées derrière le dos, le pas mal sûr ; puis suivaient deux gardiens armés de fusils. Ce misérable était, comme j’appris un peu plus tard, un malandrin qui vingt fois avait mérité la hart au col. Je regardai. Comme la foule autour de moi je devenais avide d’un spectacle hideux.

Le prêtre, tout en récitant des prières, s’était arrêté au pied de la potence. Il présenta le crucifix au malfaiteur, qui le baisa. Puis il s’effaça pour livrer passage au pauvre diable vers les degrés de la machine. Devant cette montée suprême et fatale le malheureux hésita en titubant. Ses gardiens le poussèrent sans pitié. Il monta, mais à le voir flageoler on aurait pensé qu’il allait retomber en arrière ou s’écraser sur les marches rouges. Mais non. Il atteignit la plateforme où se tenait toujours l’homme qui caressait la corde ou la palpait comme pour s’en assurer la solidité.

Monsieur, vous devinez le reste, n’est-ce pas ?

— Oui, c’était une pendaison, murmura M. Rochon.

— Eh bien ! reprit Hindelang, je venais de voir ce spectacle pour la première fois de ma vie, spectacle plus affreux que la guillotine, il me semble… un homme jeté dans l’espace avec une corde serrée à son cou !

— Oui, dit M. Rochon, c’est le genre de mort qu’on fait subir aux criminels en Angleterre, et c’est ce même genre de mort qu’on a importé en notre pays.

— Quelle horreur ! frémit Hindelang. Eh bien ! monsieur, vous ne me croirez pas, mais c’est cette horreur-là que je viens de voir.

— Que dites-vous ! s’écria M. Rochon avec effroi.

— La vérité, sourit Hindelang. Mais écoutez encore. J’ai donc revu la scène terrible à laquelle j’avais assisté à Londres. Seulement, là, à cause de la distance, à cause d’un bonnet noir qu’on avait enfoncé sur la tête du condamné, je n’avais pu voir son visage. Mais tout à l’heure, dans une exécution toute semblable, j’ai bien vu les traits décomposés de la victime. Oui, là dans le ciel, parmi ces nuages, j’ai aperçu tout à coup un gibet pareil à celui de Londres, aussi rouge, aussi affreux. Mais il n’y avait au pied de cette potence ni foule avide, ni prêtre compatissant, ni gardes brutaux ; il n’y avait là que le condamné et l’exécuteur des œuvres de la justice.

— Vous avez vu tout cela ? demanda M. Rochon presque épouvanté.

— Comme je vous vois en cette minute même. Mais ce n’est pas tant l’exécution comme la physionomie du condamné qui m’a fait une si terrible impression.

— Vous avez donc vu son visage ?

— Que je connaissais, oui.

— Que vous connaissiez ! M. Rochon restait ahuri.

— Comme je vous connais… mieux que je vous connais : ce condamné, c’était moi-même !

M. Rochon eut un étourdissement.

— Vous ? dit-il, la voix très altérée.

Hindelang riait placidement tout en considérant la figure terrifiée de M. Rochon, qui commençait à se demander si ce jeune homme ne devenait pas fou.

— Allons ! proféra Hindelang en prenant le bras du canadien, n’ayez pas peur, monsieur, puisque je vous ai dit que j’avais rêvé. Venez, descendons, nous causerons mieux en bas ; ici, je commence à sentir le froid percer mes os. Venez !

Bouleversé et muet M. Rochon suivit son jeune compagnon, qui venait de s’engager dans un escalier étroit et raide conduisant dans le sein du navire. Mais Hindelang s’arrêta subitement à la troisième marche, se retourna et demanda en souriant :

— Croyez-vous aux mauvais rêves, monsieur ?

— Ni aux mauvais ni aux bons, mon ami. Néanmoins, je dois avouer que je professe une certaine croyance pour les pressentiments, qui sont comme des avertissements de dangers à venir ou de bonnes fortunes.

— Mon rêve serait-il un avertissement ?

M. Rochon parut se troubler et ne sut trop que répondre sur l’instant. Et en dépit de lui-même et sans vouloir assombrir ni la jeunesse ni l’avenir de ce vaillant garçon qu’il estimait et aimait, il répondit :

— Qui sait ?… Je vous ai dit qu’on pend en notre Canada tout comme on pend en Angleterre et tout comme on pend dans les États-Unis. Or, il pourrait bien arriver qu’on pende plusieurs d’entre nous.

— Vous en avez donc le pressentiment ?

— Ne sommes-nous pas des rebelles aux yeux de la loi anglaise ?

— On ne vous fusille donc pas ?

— Ce serait nous faire trop d’honneur : non, l’on nous met simplement la corde au cou !

— Comme à de vilains malfaiteurs ?

— Tout juste.

— Et c’est ce qu’on appelle « la civilisation » ?

— Oh ! sourit M. Rochon avec ironie, c’est une manière de parler !

— Eh bien ! monsieur, nous aurons bientôt nous aussi notre manière de parler, nous parlerons à la française, ou mieux à la canadienne ! Venez, monsieur Rochon.

Le canadien se contenta de sourire, et il suivit le jeune français dans le navire.