Le patriote (Féron)/Un message inattendu

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Éditions Édouard Garand (p. 24-28).

III

UN MESSAGER INATTENDU.


Au point du jour suivant l’American-Gentleman jetait ses ancres dans les eaux tranquilles et claires d’une sorte d’anse qui, du côté sud, était dominée par une haute et longue pointe de terre avançant dans le lac en presqu’île. On avait arrêté le vaisseau à quarante toises environ de la plage. L’endroit était sûr pour effectuer le déchargement. Les environs à cinq ou six lieues étaient inhabités, les alentours sauvages et épaissement boisés, et du large le navire pouvait demeurer inaperçu, hormis, toutefois, par le côté nord-ouest qui formait l’entrée de l’anse. Selon les connaissances des lieux d’un fameux contrebandier canadien, Noël Charron, pas un autre endroit du rivage n’eût offert plus de protection.

Après les ancres jetés, l’équipage s’occupa au carguement des voiles, Hindelang et M. Rochon surveillant la manœuvre.

Le grand vent de la veille était tombé et dans les bois voisins du lac on ne percevait que les frissons d’une brise du Nord-est. Le ciel bas et gris de nuages donnait à ce demi-jour un aspect de mélancolie. Et la température radoucie pouvait faire prévoir, avec cette brise du nord-est, une tombée de neige prochaine.

Hindelang promena ses regards encore lourds de sommeil insuffisant sur la plage proche et sur des bois épais, sombres, lugubrement silencieux, qui semblaient s’étendre à l’infini à l’est et au nord. Vers le sud il voyait encore longeant le lac d’autres bois, mais dont la cime se perdait dans les brouillards. À l’ouest le lac étendait sa nappe doucement, agitée, légèrement moutonneuse, et, baignée de brume blanche, il paraissait se confondre avec les nuages et l’infini.

Hindelang attira M. Rochon à tribord et, lui montrant le pays environnant, dit avec un sourire pâle :

— Ce ciel écrasé, ces bois obscurs, ce silence qui plane partout me causent une étrange impression. J’avais hâte que le jour me fit voir des choses gaies et riantes, je ne trouve que de la tristesse et de la désolation.

— Vous arrivez en notre pays en sa saison de deuil : ici l’hiver est précoce et rude, tout se terre, hommes et bêtes. Mais vienne la saison des grands soleils, des brises d’été, des ciels resplendissants, et vous verrez que le pays n’est plus le même. Sans avoir vu la France, je peux vous parier que vous trouverez sous nos climats des beautés qui ne le cèdent en rien à celles des autres pays. Et même en la saison d’hiver, vous pourrez voir et goûter parmi nos populations des joies exquises, admirer des paysages superbes, admirables dans leur simplicité, purs de tout contact humain, sans articles et tels que les a voulus le Maître créateur.

— Votre admiration perce tellement avec votre sincérité, monsieur, que je vous crois, répondit Hindelang. La vision que vous me faites vivre en peu de mots m’égaye déjà et chasse les voiles de tristesse qui enveloppaient ma pensée. Mais dites-moi, nous ne sommes pourtant pas encore en terre canadienne ?

— Non, pas tout à fait. Nous sommes ici, si je ne fais erreur de calcul, à quatre ou cinq lieues de la frontière. Nous avons cru prudent de ne pas nous en approcher davantage, à cause de postes de douaniers échelonnés et à cause surtout de patrouilles d’agents britanniques qui, depuis nos troubles politiques, parcourent, les abords de la frontière. Aussi, pour arriver à notre destination, nous faudra-t-il nous frayer un passage sous ces bois et parcourir quelques lieues de plus.

— Qu’importe ! eussions-nous vingt lieues, s’écria Hindelang en retrouvant son enthousiasme, que nous arriverons au but !

— J’aime constater votre beau courage, mon ami, dit le canadien ému, et vous en aurez besoin. Notez que la marche à accomplir sera rude et déprimante. Nous nous rendrons chez nos gens pour les prévenir de notre arrivée, puis nous reviendrons avec des charrettes destinées au transport en lieu sûr de notre cargaison.

— Combien estimez-vous qu’il faudra de charrettes pour effectuer ce transport ?

— Une vingtaine suffira, je pense. Tout dépendra de l’état des routes. Mais voici que la manœuvre est achevée ; allons déjeuner afin que nous puissions nous mettre en route dès que le jour nous permettra de nous guider sûrement au travers de ces bois encore tout plein de nuit.

N’avez-vous pas une route toute tracée ?

— Oui, mais seulement à une couple de milles du rivage où se trouve une route carrossable qui par détours nous conduit à la frontière. Seulement, il est un endroit où cette route se rapproche sensiblement de la frontière, et pour ne pas nous heurter à quelque poste de douaniers, nous devrons couper sur une distance d’un mille environ un chemin dans la forêt, nous tenir écartés de ces cerbères et reprendre notre route.

— Mais encore, fit Hindelang très intéressé, comment pensez-vous retrouver cette route.

— D’ici là, sourit M. Rochon, notre chemin est jalonné par une légère entaille faite à l’écorce des arbres. C’est pourquoi il nous faut attendre le jour plein pour découvrir ces entailles.

— Je comprends, monsieur, et ce voyage à travers bois m’enchante déjà. Allons déjeuner.

Les deux amis entraînèrent l’équipage à leur suite en un petit réfectoire aménagé dans le navire. Un des membres de l’équipage s’était improvisé cuisinier, et une table apparaissait garnie de venaison, de légumes, de fromage et quelques pâtisseries. Dans un coin, élevée sur une sorte de tréteau, on apercevait une barrique de vin.

M. Rochon emplit deux grands pots de ce vin rouge et pétillant et les déposa sur la table. Chacun se versa une forte rasade, car elle était bien due.

Hindelang éleva son verre et dit avec émotion :

— Mes amis, saluons la grande république américaine, la France et le Canada !

Au moment où les verres étaient choqués, le grand et lourd silence qui régnait sur la nature encore endormie fut tout à coup traversé par le cri funèbre d’une chouette. Trois fois ce cri, comme modulé à dessein, s’éleva.

Tous les convives tressaillirent et firent silence.

Des regards inquiets se cherchèrent, des lèvres, près desquelles le verre demeurait immobile, tremblèrent.

— Qu’est-ce que cela ? interrogea Hindelang à voix basse et en regardant M. Rochon.

Un peu pâle, le canadien répondit en hochant gravement la tête :

— Je suis assez familier avec le cri de la chouette : mais je ne reconnais pas bien celui que nous venons d’entendre.

— Ne serait-ce pas un signal ?

— Pour nous ?

— Oui.

— Je n’en ai pas été instruit, à moins que…

M. Rochon se tut.

De nouveau le même cri, par trois fois encore, réveilla les échos des bois.

— Si nous avions été découverts ? fit Hindelang avec un commencement d’inquiétude.

— Attendez un moment, dit M. Rochon. Je vais monter sur le pont et essayer de reconnaître à qui nous avons affaire.

Ce disant il sortit du réfectoire et grimpa lestement l’échelle de l’écoutille. Le jour avait un peu grandi. L’on pouvait découvrir la plage plus nettement et tout ce qui pouvait s’y mouvoir. M. Rochon dissimula sa présence derrière un entassement de caisses, et par des interstices plongea son regard perçant sur la rive.

Le plus grand silence régnait toujours, une immobilité absolue pesait sur toutes choses. Or, dans un angle de l’anse, juché sur une petite éminence et le dos appuyé contre un pin géant, le canadien découvrit la silhouette d’un homme et il remarqua que cet homme tenait ses deux mains appuyées sur le canon d’une carabine. M. Rochon, à cette vue, ne put s’empêcher de tressaillir violemment. Quel était cet homme ? Était-ce un ami ? Était-ce un ennemi ?… Il eût donné gros pour le savoir. L’homme paraissait seul, et à voir sa tête quelque peu penchée vers l’anse, on eût dit qu’il dressait l’oreille dans l’attente d’une réponse à son signal.

Un moment M. Rochon pensa que cet individu avait pu être dépêché par des amis pour signaler un danger quelconque. Puis un doute se posa dans son esprit. Qu’importe ami ou ennemi il fallait s’assurer si cet individu leur voulait du bien ou du mal, quitte à prendre ensuite les dispositions qu’imposeraient les circonstances.

Et M. Rochon, à son tour, imita le cri de la chouette.

L’inconnu répondit aussitôt par le même cri.

Alors le canadien quitta son poste d’observation et demanda en français :

— Qui êtes-vous ?

L’homme fit un mouvement en avant, il marcha jusqu’au bord de l’éminence.

À présent que cet homme avait laissé l’ombre répandue par la ramure touffue des pins, M. Rochon put le voir plus distinctement. Malgré la hauteur sur laquelle il se tenait, l’homme avait l’aspect plutôt trapu. Il portait avec lui un respectable attirail de chasseur.

— C’est peut-être un coureur des bois égaré, pensa-t-il.

Mais alors une voix qui ne lui sembla pas tout à fait inconnue répondit :

— J’arrive de New-York et je suis un ami.

— Votre nom ? questionna M. Rochon.

— Je vous le dirai à bord, si vous m’envoyez une embarcation.

— Pourquoi ne pas le dire de suite ?

— Parce que les bois peuvent entendre !

— Qui vous envoie ?

L’inconnu ne répondit pas de suite. Il parut réfléchir comme pour trouver la meilleure ou la plus sûre réponse à faire. Puis il dit :

— Celui qui vous a mis en charge de ce navire.

— Hein ! Duver…

— Chut ! monsieur, ne prononcez pas de nom ici ! Ne savez-vous pas que l’écho va loin ?

M. Rochon rougit vivement.

L’inconnu reprit :

— Hâtez-vous, monsieur, le temps presse ! Mettez un canot à l’eau.

— C’est bien, je vais donner des ordres.

Très intrigué, inquiet, M. Rochon descendit rapidement au réfectoire, prit Hindelang à l’écart et lui dit :

— Savez-vous qui nous arrive ?

— Dites, monsieur, je suis préparé à toutes les nouvelles, bonnes et mauvaises.

— C’est un messager de Duvernay.

Hindelang sursauta.

— Un messager envoyé par monsieur Duvernay ? Mais alors cela doit signifier pour nous une mauvaise nouvelle !

— Je le crains. L’homme demande un canot pour être amené à bord.

— Son nom, le savez-vous ?

— Par prudence, et il a raison, il ne veut parler qu’une fois sur ce navire.

— En ce cas dépêchons-lui deux hommes de notre équipage.

L’ordre fut aussitôt donné à deux matelots qui descendirent une embarcation, y entrèrent, et gagnèrent la plage pour y prendre l’inconnu.

Celui-ci était vêtu d’un habit de chasse et armé de couteaux, de pistolets et d’une carabine américaine de fabrication récente. Sa tête disparaissait sous une casquette de cuir jaune dont la visière lui cachait le front et les yeux. Il sauta lestement dans le canot, et sans un mot s’assit la carabine entre les jambes, demeurait l’air sombre et méfiant. Ce fut avec une sorte de crainte que les deux matelots emmenèrent au navire ce voyageur ainsi armé et d’une physionomie peu abordable.

Mais quand l’inconnu eut posé ses pieds sur le pont deux cris jaillirent :

— Ah ! monsieur Therrier !…

— Maître Simon !…

Ces deux cris avaient été poussés par Hindelang et M. Rochon.

Simon Therrier souriait… de ce sourire routinier et sans aucun sens, qui est le sourire des gens qui ont à recevoir journellement une clientèle.

— Comment diable avez-vous pu nous découvrir, s’écria Hindelang plus surpris peut-être que ne l’était M. Rochon.

Le sourire de Simon Therrier s’amplifia.

— J’ai couru, dit-il, une partie des forêts de l’Amérique avant de m’établir en la cité de New-York, et j’ai appris à y dénicher le gibier selon les cas d’urgence ; de sorte que c’est encore un peu mon métier, ou, si vous aimez mieux, c’est un métier que je n’ai pas tout à fait désappris.

Hindelang et M. Rochon regardait l’aubergiste avec admiration.

— Mes amis, reprit Simon Therrier, avec un sourire légèrement moqueur cette fois, je constate que votre surprise — et je ne vous en saurais blâmer — vous fait oublier les premières lois de l’hospitalité à l’égard d’un homme qui vient de fournir quatre-vingt lieues de pays difficile.

Hindelang saisit une main de l’aubergiste et la serra avec effusion.

— Pardonnez-nous, mon ami. Ah ! nous vous attendions si peu…

— C’est-à-dire que vous ne me m’attendiez pas le moindrement, se mit à rire l’aubergiste avec bonhomie.

— C’est vrai. Ainsi donc c’est monsieur Duvernay qui…

— Oui, oui, interrompit plaisamment l’aubergiste, et que vous voilà donc devenu curieux, monsieur Hindelang ! Mais vous ne saurez rien, si vous ne me faites servir à manger et à boire !

— Suivez-nous, dit M. Rochon.

Dans le réfectoire les membres de l’équipage avaient continué leur déjeuner un moment interrompu. Hindelang et le canadien conduisirent l’aubergiste dans une cabine contiguë au réfectoire dans laquelle ils se firent servir, afin de pouvoir causer plus familièrement.

L’aubergiste avait de suite attaqué un pot de vin et un fromage, et à le voir dévorer on pouvait croire que cet homme avait été des semaines sans donner la nourriture à son estomac.

Mais une fois que sa faim et sa soif eurent reçu un peu de satisfaction, Simon Therrier sourit largement à Hindelang, fouilla activement une poche intérieure de son habit, retira une enveloppe scellée et la lui tendit.

— Tenez, mon ami, c’est pour vous… c’est le message dont on m’a chargé !

Hindelang trembla. Il considéra curieusement la suscription et crut reconnaître l’écriture, ou plutôt il reconnaissait cette écriture fine et ferme, mais il ne voulait pas en croire ses yeux. Et le nom d’Élisabeth chanta dans son cœur.

Il se retira au pied de l’escalier de l’écoutille, sous le jour qui tombait dru. Il lut la missive suivante :

« Mon cher aimé,

« C’est avec grande hâte et vive inquiétude que j’écris ces lignes qui seront confiées à Simon Therrier. Si j’obéis aux ordres de mon oncle, qui sont une délicatesse de sa part, j’obéis également aux voix de mon cœur, qui ne cesse de trembler pour vous. Car un danger vous menace, Charles, vous et votre cargaison. Nous avons été trahis ! Comment ? Mon oncle ne m’a pas encore fait part de ses soupçons ou des certitudes acquises. Tout ce que je sais personnellement, c’est que des agents britanniques ont été mis sur votre piste, et mon oncle vous avise d’avoir à hâter votre déchargement, pourvu que notre messager vous arrive à temps. Mon oncle vous recommande encore, au cas d’urgence quelconque, si par exemple vos charretiers vous faisaient défaut, de localiser une cache à proximité de votre point d’atterrissage et d’y déposer provisoirement votre cargaison, afin de renvoyer sans retard le navire et son équipage et détruire ainsi toute trace qui pourrait vous trahir. Ah ! Charles, comme je m’inquiète pour vous ! Mais vous serez prudent ! Obéissez sans tarder aux ordres de mon oncle, les instants sont précieux, et cette obéissance pourra vous sauver du danger que je redoute. Par Simon donnez-nous des nouvelles qui nous rassurent. Je ne cesse de penser à vous, et chaque jour j’implore Dieu qu’il vous assiste ! Mon oncle est également fort inquiet pour vous et monsieur Rochon. Ma tante parle de vous à tout instant. Ah ! c’est qu’elle vous aime aussi ! Quand à mon oncle, il est devenu taciturne et songeur depuis votre départ ! Ah ! je tiens à vous le dire, Charles, votre éloignement a laissé dans notre maison de la tristesse. Mais vous reviendrez, Charles… Avec quelle impatience folle j’attends déjà votre retour ! Oui, écrivez-moi que vous allez revenir bientôt… bientôt à celle dont la pensée entière vous suit partout et toujours ! »

Au bas de cette épitre, Hindelang vit un E capital qu’il aurait baisé, s’il n’eût vu les regards de l’aubergiste et de M. Rochon fixés sur lui.

Il était ému, oppressé d’une joie débordante. Son cœur exultait ! Son âme chantait ! Ah ! comme il l’aimait cette chère Élisabeth ! Que lui importait les dangers, les menaces ! Il avait là-bas une petite canadienne ravissante qui l’attendait… une petite française de l’Amérique septentrionale ! Là, était toute la vie future ! là, tout le bonheur désirable ! Oui, mais il y avait une tâche à accomplir auparavant, une tâche formidable et hasardeuse avant de retourner à celle qui l’appelait !

À cette pensée soudaine Hindelang se ressaisit, il se contint, fit taire les voix impatientes de son cœur, se raidit par un effort de volonté sublime et s’approcha des deux amis.

M. Rochon surprit l’air rayonnant du jeune homme.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il joyeusement, je crois voir que vous recevez de bonnes nouvelles ?

— Pas très bonnes, monsieur, répondit Hindelang avec gravité : nous avons été trahis !

— Trahis !

— Voilà ce que m’apprend cette missive.

— C’est également tout ce que je sais moi-même, dit Simon Therrier. M. Duvernay est en train de poursuivre une petite enquête pour savoir au juste où le vin a coulé. En attendant il m’a chargé de cette mission, assez difficile, que je suis satisfait d’avoir accomplie sans obstacle ni retard.

— Merci, monsieur Therrier, dit Hindelang. Mais si nous sommes trahis, nous ne sommes pas encore perdus. Monsieur Rochon, ajouta le jeune homme avec une sourde énergie, il faut agir de suite et promptement !

Et il l’informa des instructions de M. Duvernay.

On se mit à l’œuvre à l’instant.