Le patriote (Féron)/La Battue

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Éditions Édouard Garand (p. 42-44).

TROISIÈME PARTIE
La Potence

I

LA BATTUE


L’affreuse battue de 1837 recommençait.

Après cette affaire d’Odelltown, comme après Saint-Eustache, l’année précédente, le soulèvement des Patriotes était dompté, cette action s’était faite d’elle-même. Les chefs disparus, la troupe s’était dispersée. Ceux qui n’avaient pas été arrêtés et faits prisonniers, étaient retournés à leur foyer respectif et avaient repris leur travail. Du jour au lendemain l’orage avait fait place au calme. Il n’était donc plus besoin d’armées rouges pour rétablir l’ordre, puisque l’ordre s’était fait.

S’il demeurait encore ça et là quelques petites bandes de Patriotes qui n’avaient pas déposé les armes, c’est parce que la nouvelle de l’affaire d’Odelltown ne leur était pas encore parvenue. À cette époque une nouvelle n’atteignait pas en vingt-quatre heures tous les coins du pays comme aujourd’hui, et il eût été de la meilleure justice de laisser aux feuilles publiques, qui circulaient lentement, le temps d’arriver aux rebelles et de les informer du désastre. En effet, dès que ces bandes apprirent le résultat de la bataille d’Odelltown, elles se hâtèrent de déposer les armes. Le pays se trouvait donc entièrement pacifié. Si, il est vrai, il se trouva encore un écho de rumeurs batailleuses dans notre ciel canadien, ce n’était pas un motif de jeter sur le pays des bandes de soldats sauvages assoiffés de meurtre. Le général Colborne, qui dirigeait le mouvement, avait reçu ordre tant du Bureau Colonial à Londres que du gouverneur au Canada de rétablir la paix en soumettant les bandes armées. Il outrepassa l’ordre reçu, car les bandes armées n’existaient plus, et il outrepassa ou mieux il méconnu les lois humanitaires en conduisant ses loups à travers le pays semant partout l’horreur. Le meurtre, l’incendie, le pillage étaient mot d’ordre. On envahissait un village paisible, on incendiait les habitations, on brisait les choses, on tuait les êtres. On eût juré que les soldats anglais avaient reçu un autre mot d’ordre, celui de détruire jusqu’au dernier vestige de la race canadienne-française. Et ce mot d’ordre, de fait, ne l’avaient-ils pas eu ?

De Montréal, de Québec, du Haut-Canada, de Londres même, des voix ivres de vengeance avaient clamé à ces tueurs :

— Prenez les grosses têtes, rasez les petites !

Alors on faisait prisonnier tout ce qui avait l’apparence d’avoir pris une direction quelconque dans le mouvement insurrectionnel, les autres, on les tuait simplement.

— Rasez ! Tuez ! Brûlez !

C’était la clameur entendue.

Allons ! était-ce une race d’hommes que ces Canadiens ? Non… tuez !

Et l’on tuait systématiquement ce que Lord Durham avait appelé :

A nationality destitute of invigorating qualities !

Mais ce Lord Durham avait mal vu et mal jugé, et il n’aurait qu’à revenir en notre beau Canada pour constater ce qu’est devenue aujourd’hui la nationalité de 1838. Il n’aurait qu’à revenir dans un demi-siècle d’ici pour voir une nation avec laquelle, enfin, il faudra compter.

Quelle démence de la part de ceux qui clament encore : Race sans vigueur, sans moral, sans âme !

Qu’ils retournent à ces jours glorieux où une poignée de paysans ont fait trembler tout un empire ! C’était à Saint-Denis !

— Qu’ils se souviennent qu’en 1837 un homme a fait pâlir d’effroi le général Colborne ! C’était Jean-Olivier Chénier !

— Qu’ils se rappellent encore ce jeune homme de France qui, sans arme, avec dix braves de cette race sans vigueur, de cette race déchue, a tenu dans sa main, durant une heure, la destinée du grand Dominion canadien ! C’était Charles Hindelang !

Et lui, pauvre enfant de France, morfondu, dégoûté, triste — triste à mourir — s’en allait par les bois vers la frontière américaine.

Quelle désillusion !

Il pensait à celle pour qui il avait rêvé une conquête merveilleuse : la liberté du Canada !

Comment allait-il se présenter devant Élisabeth ?

Avec quelle physionomie allait-il paraître devant M. Duvernay ?

Vers les six heures du soir, avec ses six Canadiens qui le suivaient comme on suivrait un grand héros malheureux, Hindelang s’arrêta au bord d’un petit lac. Il avait soif.

On fit un trou dans la glace. On but.

Hindelang but longtemps… il but trop. Voulant après un moment de repos se remettre en route, il ne put se tenir sur ses jambes. Il s’écrasa avec un gémissement sur le sol froid et dur.

On n’avait rien à manger.

L’un d’eux alla en reconnaissance avec l’espoir de découvrir une habitation où il pourrait obtenir quelques aliments. Cet homme ne revint pas, et l’on pensa qu’il s’était égaré.

Mais Hindelang et les cinq compagnons qui lui restaient n’étaient-ils pas égarés eux-mêmes ? Hélas ! oui. Ils voulaient atteindre la frontière et ne savaient pas s’ils avaient marché au sud, au nord, à l’est ou à l’ouest. Tout le temps ils étaient allés à l’aventure.

Ils décidèrent de rester là jusqu’au lendemain, comptant sur le soleil pour leur fournir l’indication dont ils avaient besoin pour se guider.

Le lendemain, il n’y eut pas de soleil. Le temps était nuageux et fort sombre, avec une bise froide qui soufflait du nord-ouest. Ce n’était guère encourageant.

Tout de même on se mit en chemin, le ventre vide, la tête lourde, les jambes brisées.

Ce ne fut pas long : on venait de tomber sur une route quelconque qui allait rendre la marche au moins plus facile, mais Hindelang s’arrêta net en indiquant de la main, à quelque distance de là, une troupe à cheval qui venait.

Parmi ces hommes on distinguait quelques casaques rouges.

— Ce sont des Anglais dit l’un des Patriotes.

— Sauvons-nous, si nous ne voulons pas tomber dans leurs mains, proposa un autre.

— Mes amis, dit Hindelang, très calme et en s’asseyant sur un tronc d’arbre renversé sur le bord de cette route, reprenez ces bois, je vous le conseille ; moi, je reste ici.

Ses compagnons voulurent l’emmener.

— Non, c’est inutile, mes braves amis, je ne pourrais d’ailleurs aller bien loin, et je serais un embarras pour vous. Voyez-vous, je suis blessé… Oui, oui, je ne vous l’ai pas dit, mais c’est la vérité. Voyez ces déchirures dans mon vêtement ! Oui, je suis blessé aux bras, aux cuisses, au ventre, et j’en mourrai peut-être. Non… laissez-moi. Je suis à bout. Je ne saurais faire un autre kilomètre.

Il se tut et prit sa tête entre ses deux mains, les coudes posés sur les genoux.

La troupe approchait, mais nos amis ne pouvaient être aperçus encore dissimulés qu’ils étaient dans des taillis. Après quelques propos échangés entre les cinq compagnons d’Hindelang, deux d’entre eux, qui étaient des pères de famille, se décidèrent à reprendre les bois et à tenter de regagner leur foyer. Les trois autres, jeunes et célibataires, demeurèrent avec leur jeune chef. Hindelang voulut les éloigner, ils refusèrent.

— Si l’on nous arrête, dirent-ils, comme des rebelles, notre affaire est claire comme le jour, voilà tout !

Hindelang sourit et pensa : ils seront braves jusqu’à la mort !

La troupe parut. En voyant ces quatre hommes tranquillement assis sur le bord du chemin, dont trois d’entre eux fumaient la pipe avec une satisfaction évidente, le chef de la troupe arrêta ses hommes et se mit à considérer, l’œil en dessous, ces quatre individus. Mais ces individus, sans arme aucune, avaient l’air si inoffensif que le chef ordonna à son escorte de poursuivre la route. Il allait passer outre, sans s’imaginer le moins du monde qu’il avait là sous les yeux des rebelles, de ceux qui avaient été des plus redoutables, lorsqu’un membre de l’escorte s’écria, après avoir dévisagé le jeune français :

— Jour de Dieu ! ne dirait-on pas que voilà le lieutenant de Nelson ?

Ces paroles avaient été dites en langue française, mais avec l’accent particulier à notre race.

Le chef de l’escorte, un anglais pur sang mais qui entendait le français, s’arrêta surpris, regarda profondément Hindelang et demanda sur un ton froid :

— Est-ce vrai ce que dit cet homme ?

Hindelang répondit, pas au chef, mais à l’autre, avec un accent narquois :

— Si tu me reconnais comme le lieutenant de Nelson, tu dois savoir mon nom également ? Quand on fait le métier que tu fais, on doit être joliment bien renseigné !

L’autre rougit violemment. Ses compagnons, des Anglais, le regardèrent peut-être avec mépris.

Mais Hindelang sans plus faire de cas de ce traître, se tourna vers le chef de l’escorte et prononça avec un sang froid merveilleux :

— Cet homme a dit vrai, monsieur. Je suis, ou si vous aimez mieux, j’étais le lieutenant du docteur Nelson. Je m’appelle Charles Hindelang !

— Hindelang ! Ce nom tomba comme un écho joyeux des lèvres de l’anglais.

De suite il tira d’une poche intérieure de son vêtement un carnet qu’il se mit à consulter.

— Hindelang… murmura-t-il au bout d’un moment de silence. Oui, oui, c’est bien cela !

Tout à coup il jeta cet ordre bref à ses hommes :

— Prenez cet homme, c’est un rebelle !

Le jeune homme fut de suite entouré.

— Et ces trois hommes ? interrogea le chef avec un regard soupçonneux.

Hindelang expliqua :

— Ce sont des inconnus pour moi. Je me suis égaré hier dans les bois. Ces trois braves étaient en train de bûcher paisiblement. J’étais blessé et à bout de forces, je leur ai demandé de m’accompagner jusqu’au village le plus proche. Voilà, monsieur.

Ce pieux mensonge sauva peut-être la vie à ces trois braves, le chef de l’escorte leur ordonna de s’en aller reprendre leur travail.

L’instant d’après on emmenait Hindelang prisonnier, on l’emmenait à Montréal où d’autres languissaient dans les prisons en attendant qu’on fixât leur sort.

Et les Anglais de la troupe, chemin faisant, riaient sous cape :

La capture était si belle !