Le patriote (Féron)/Devant la Barre

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Éditions Édouard Garand (p. 44-47).

II

DEVANT LA BARRE.


Un journal anglais écrivait à la fin de novembre de cette année 1838 :

« Nos prisons regorgent de prisonniers politiques et de rebelles… » !

À cette époque Montréal, comme toute ville soucieuse de sa tranquillité et du maintien de sa bonne réputation, était dotée de trois prisons.

Ces prisons étaient remplies, mais non seulement de prisonniers politiques et de rebelles, bien que le nombre de ceux-là fût considérable. Et sur ce nombre combien étaient innocents de crimes politiques ou autres. Combien n’avaient jamais pris une arme en leurs mains ! Combien n’avaient jamais élevé seulement la voix publiquement ! Seulement, en Canada, tout comme en France en 1793, on arrêtait les suspects. Étaient considérés comme suspects, et par conséquent comme criminels, ceux des nôtres qui n’avaient pas courbé l’échine devant l’étranger. C’est pourquoi le Bas-Canada, et particulièrement le district de Montréal, connut, lui aussi sa « Terreur » !

C’est dans la Prison Neuve, sise en la rue Notre-Dame, qu’on retrouve la plupart des malheureux qui allaient souffrir si atrocement et si injustement de la vengeance étrangère.

Lord Durham était parti pour l’Angleterre au commencement de novembre, abandonnant la direction des affaires du pays au général Colborne.

La loi martiale avait été proclamée et établie. Et, après la défaite des Patriotes à Odelltown, après aussi qu’on eût mis sous verrous quelques centaines de Canadiens, le nouveau gouverneur institua un tribunal, mais un tribunal militaire, chargé de décider du sort des accusés, des prisonniers politiques, de tous ceux-là, enfin, qu’on tenait au collet. Et ce tribunal, contre lequel allaient s’élever tant de voix indignées, tant de colères, tant de malédictions, entra en séance le 28 novembre.

Ses deux premières victimes furent un notaire honorable et un jeune homme, comme si ce notaire et ce jeune homme avaient été une menace positive pour l’équilibre de l’empire britannique. Ils furent tous deux condamnés à la pendaison et exécutés le 21 décembre de la même année.

Le même tribunal, dont on avait avec raison blâmé la procédure injuste et criminelle, donna à l’échafaud, le 18 janvier 1839, cinq victimes encore.

Enfin, le 15 février, le bourreau dit son dernier mot de cette lamentable et lugubre affaire en nouant sa corde au col de cinq autres martyrs, et de ce nombre, Charles Hindelang.

Ces dates rouges demeureront ineffaçables parce qu’elles sont là pour attester l’outrage le plus profond fait à l’âme d’une race fière et chevaleresque !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hindelang avait d’abord été conduit à la vieille prison située près de la Place Jacques-Cartier.

Mais il ne fut pas interné avec les autres prisonniers politiques, on l’enferma dans un cachot qu’habitaient trois criminels étrangers dont l’un, suisse d’origine tout comme Hindelang, parlait la langue française. Les deux autres étaient d’origine hollandaise. On affirme que ces trois criminels étaient de la plus dangereuse espèce, et l’on croit qu’Hindelang fut mis avec eux à dessein. N’était-ce pas une sorte de torture, et même une torture raffinée que d’attacher cette nature vaillante et droite à ces parias ? C’est bien ce que pensaient les ennemis du jeune homme. Et à son égard aussi le mot d’ordre avait été donné : ses geôliers avaient été informés qu’il était d’une espèce plus dangereuse que ses trois compagnons de cachot. Ils avaient également reçu ordre de n’avoir aucun ménagement pour ce français. Et les geôliers, par haine du français, allèrent jusqu’à promettre des adoucissements à ses compagnons de chaîne pour lui faire toutes les misères possibles.

Mais ceux-ci, en dépit de toute leur dégradation, malgré la bassesse de leurs instincts, malgré les promesses assez alléchantes souvent des geôliers, se firent l’ami d’Hindelang. Car le jeune homme par sa nature gaie et généreuse avait conquis la sympathie de ses trois compagnons dès les premiers jours de son incarcération. Loin de lui faire des misères, ils s’efforcèrent de le protéger et le défendre contre qui l’attaquerait. Cette amitié fut donc précieuse pour Hindelang, puisqu’elle fut une sorte d’adoucissement aux horreurs de la captivité.

Mais cela n’a pas empêché la souffrance de marteler ce cœur tendre. Il souffrit, mais il ne laissa rien paraître. Il conserva sans cesse son calme et sa gaieté, comme il conservait tout au tréfonds de son être sa torture. Sa pensée quittait chaque jour l’infect réduit et allait revivre doucement auprès de sa mère ou auprès d’Élisabeth. Quand venait le découragement ou le désespoir, de suite il allait retremper son courage auprès de ces deux êtres si chers et si aimés. Il conservait l’espoir de les revoir un jour ou l’autre, qu’on le relâcherait puisqu’il n’avait commis aucun crime, et qu’alors le double bonheur dont il jouirait lui ferait tôt oublier les jours d’angoisse vécus dans cette prison. Mais quand il songeait à ce double bonheur, il se rappelait ce qu’un soir M. Rochon lui avait dit relativement aux insurgés canadiens qu’on jetait en prison et le sort qu’on leur réservait.

— On ne les fusille donc pas ? avait demandé Hindelang.

— Non, avait répondu M. Rochon, ce serait trop d’honneur ; on leur met une corde au cou simplement.

À cette évocation le jeune homme frissonnait.

Et encore revenait à son esprit l’effroyable vision qu’il avait eue sur le lac Champlain. Maintenant quand il y pensait, une sueur glacée mouillait la racine de ses cheveux. Ah ! est-ce que ce songe terrible allait devenir bientôt une réalité ?

Un jour, plus tenaillé que d’ordinaire par le désir de savoir le sort qu’on lui préparait, il interpella un geôlier.

— Pouvez-vous me dire si l’on va me faire un procès, et quand on va me le faire ? demanda-t-il.

Le geôlier partit d’un rire sardonique et s’éloigna sans daigner répondre autrement.

— Imbécile ! gronda Hindelang. Puis en chœur avec ses trois compagnons il se mit à rire du geôlier.

Ce rire fit mal à cette brute. Il se promit de se rattraper.

Le lendemain, le prisonnier chargé de la distribution des rations aux prisonniers oublia celle d’Hindelang.

— Bon ! dit-il avec surprise, je te pensais parti. Attends cinq minutes, je vais revenir.

En s’en allant il avait cligné de l’œil au gardien qui l’escortait, celui même de qui Hindelang avait ri la veille de ce jour.

Mais l’autre ne revint pas avec la ration promise. Et pendant les cinq ou six jours suivants le cuisinier fit le même oubli soit le matin, le midi ou le soir. Un jour, Hindelang manqua de deux rations, celle du matin et celle du soir.

Il aurait pu se plaindre, il ne le voulut pas. Il préféra garder un silence stoïque. D’ailleurs ses compagnons prenaient un peu sur chacune de leur propre ration pour satisfaire à la faim de leur camarade.

Disons que c’est dans ce cachot, oui là surtout, que le jeune français puisa tant de haine contre les Anglais, haine qu’ensuite il ne cessa de manifester jusqu’à sa mort.

Mais que nos amis de l’autre langue ne lui tiennent pas compte de cette haine, car Hindelang ne pouvait pas savoir… comment aurait-il pu savoir, quand il venait de mettre seulement les pieds sur notre sol, et quand la mauvaise fortune l’avait presque de suite conduit au fond d’un antre de pierre et de fer ? Non, il ne pouvait savoir que nous avions beaucoup de bonnes sympathies et de solides amitiés parmi la race anglaise ; il ne pouvait savoir non plus que beaucoup d’Anglais eussent tout fait pour défendre les Canadiens-français devant l’accusation, devant les juges, devant l’échafaud même.

Jusqu’à ce jour, Hindelang n’avait croisé sur son chemin que des Anglais qui l’avaient fait souffrir, l’avait humilié ou avait méprisé sa race et le pays d’où il arrivait, la France. Durant deux semaines il s’était trouvé mêlé aux bandes de Patriotes canadiens qui déclamaient contre les Anglais. Mais ces clameurs ne visaient pas toute la race anglaise. Lorsque les Patriotes lançaient le cri : À mort les Anglais ! ce cri était poussé contre les Anglais de la clique qui, par un jeu sournois, avaient aidé au soulèvement du pays. Car ces Anglais voulaient la révolte du peuple canadien-français, afin de se donner l’excuse ensuite de l’abattre. Non, Hindelang ne savait pas tout cela. C’est ce qui fait que sa haine contre la race anglaise prit, avec l’ardeur de sa jeunesse, des proportions dont il n’avait pu mesurer ni l’étendue ni la portée.

Était-ce sa faute ?

Et si vraiment il était considéré comme un ennemi dangereux, n’était-ce pas plutôt par les égards qu’on pouvait amoindrir l’âpreté de sa haine ? Mais le priver des aliments auxquels il avait humainement droit, c’était dépasser la mesure. Et lui ne se voyait plus traité en ennemi, mais simplement comme une bête féroce qu’on a décidé de laisser crever de faim.

Le 22 janvier, enfin, Hindelang fut traduit devant le tribunal militaire. Il ne savait rien de ce tribunal, ni comment il était composé, ni de quelle façon il fonctionnait. Dans le trou où il avait vécu misérablement jusqu’à ce jour, quelques vagues nouvelles seulement étaient parvenues jusqu’à lui. On avait rapporté que beaucoup de rebelles avaient été jugés, mais que deux seulement avaient été condamnés à mort et exécutés. L’exécution du 18 janvier, à cause encore d’un mot d’ordre, n’était pas arrivée jusque-là.

Hindelang quitta son cachot avec la joie et l’espoir au cœur.

Mais quand il pénétra dans la salle des séances du tribunal, l’apparat formidable qu’il découvrit le déconcerta. Puis il sentit un froid au cœur. Mais il se raidit, il se voyait en présence de l’ennemi, c’était encore la bataille qui se présentait et il aimait se battre sans trembler.

Son regard perçant se posa d’abord sur les trois juges, assis, au masque grave, froid, hautain. Puis il considéra les jurés, il vit leurs galons d’officiers des années britanniques, il surprit du sarcasme et du mépris sur leurs traits. Ensuite il promena son regard sur la foule immense qui se pressait dans le prétoire. Et parmi cette foule il n’aperçut que des regards malveillants et des visages haineux. Il comprit que son compte était fait.

L’indignation le saisit comme un flot impétueux. Il s’écria :

— Voilà donc votre mise en scène, messieurs !

— Qu’est-ce à dire ? fit sévèrement un juge choqué de cette apostrophe du jeune homme.

— Je veux dire, reprit Hindelang avec force, que, après m’avoir jeté en prison comme un mécréant, vous me faites paraître ici comme un homme qui aurait forfait aux lois de l’honneur ou qui aurait trahi son pays. Je sais que vous allez m’accuser d’un crime que je n’ai pas commis ! et moi je dis que j’ai fait la guerre comme un soldat ! Et vous allez me condamner pour avoir accompli mon devoir de soldat ! C’est entendu, je ne crains pas la mort, vingt fois à Odelltown je l’ai bravée, je la brave encore et je suis prêt à mourir ! Accusez donc ! Condamnez ! Exécutez ! Commandez de suite le peloton pour qu’on voie que je n’ai pas peur, pour que tous ici voient comment sait mourir un français !

Il se tut, laissant ses regards chargés de défi peser sur les trois juges.

Eux demeurèrent impassibles.

Les officiers anglais sourirent de dédain.

Dans l’assistance ou n’entendit que des murmures vagues.

Le tribunal commença la procédure.

Ce ne fut pas long, Hindelang ne se défendit même pas. Il ne cessa de réclamer la mort du soldat. Ce fut donc vite fait : on le condamna à être pendu.

Il éclata d’un rire sardonique.

— Merci, messieurs ! dit-il seulement.

On l’emmena mains liées.

Quand il passa devant les premiers rangs de l’assistance pour regagner la chambre des accusés, des femmes se penchèrent et tentèrent de lui cracher au visage.

Le jeune homme répliqua fièrement :

— La France est trop élevée pour l’atteindre de vos crachats et trop belle pour la salir !

Une jeune fille lui jeta à la figure un linge humide et roulé en boule.

Hindelang allait franchir la porte de la cour.

Il s’arrêta malgré la poussée brutale de ses deux gardes, regarda la jeune fille un moment, puis demanda d’une voix tranquille, mais dans laquelle on sentait frémir la valeur et la dignité de sa race :

— Ce linge est-il mouillé de vos pleurs ou de vos baves ?

Il disparut.

Un silence terrible régnait sur la salle. Et dans ce silence une voix anglaise prononça ce mot ;

— Honte !

Même là, la France avait des amis !