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Le pays, le parti et le grand homme/La clique.

La bibliothèque libre.
Castor
Gilbert Martin, éditeur (p. 89-92).


LA CLIQUE.


I


Vous êtes citoyen honorable. Durant 10, 20, 30, 40 ans, aussi longtemps que la fortune vous a souri ou même qu’un travail ardu vous a permis de gagner le pain de votre famille, vous avez servi votre parti, vous avez combattu pour le triomphe des principes conservateurs avec un dévouement sans bornes, une indomptable énergie, le plus pur désintéressement… Νοn-seulement vous n’avez jamais demandé l’ombre d’une faveur, mais vous avez même constamment payé de vos deniers des sommes considérables pour assurer le triomphe de vos principes.

Or, il est arrivé que devenu vieux, l’adversité vient vous visiter. Et lorsqu’il ne vous reste ni la santé, ni la force, ni les capacités nécessaires pour refaire votre fortune ou même donner le nécessaire à vos enfants, pour la première fois, vous vous adressez au gouvernement conservateur afin d’en obtenir une parcelle de ce patronage qui tombe avec tant de profusion dans les mains de la clique et enrichit les Senécal, les Dansereau et leurs adeptes.


II


C’est M. Chapleau qui règne ! lui que le parti, le parti fait par vous, soutenu par vous, a fait grand homme, de rien qu’il était il n’y a pas longtemps !

Durant des années vous vous humiliez, vous vous prosternez, vous suppliez !… Vous demandez un peu de pain, après 40 ans de lutte ! vous offrez à l’État, pour le service civil, un fils que vous avez formé à votre image : un gentilhomme ! un fils d’une éducation parfaite, instruit, intelligent, parfaitement qualifié sous tous les rapports. Prières inutiles ! vaines humiliations ! L’on n’a rien pour vous !…

Et cependant, l’on a des sinécures de $2, 400.00 pour M. Dansereau ; l’on a des places de $1.200.00 pour ces personnages grossiers, ignorants, sans mœurs, sans honneur ! dont le nom et les occupations déshonorantes ne sauraient être écrits sans souiller notre plume !


III


Il y a plus : depuis 10, 20 ou 30 ans, vous êtes membre de nos parlements. Durant toute votre carrière politique, vous vous êtes dévoué sans réserve au parti, surtout au pays. Votre temps, votre argent, tout y a passé ! Vous avez, sans aucun bénéfice personnel, sacrifié votre fortune, même compromis l’avenir de vos enfants. Toutes les grandes luttes vous ont toujours trouvé le même : le premier au feu, le dernier au repos, jamais à la curée, luttant toujours au premier rang, sans trêve ni merci, pour l’honneur du drapeau, le triomphe du parti, la prospérité du pays. Ces triomphes conservateurs éclatants, c’est surtout à votre action qu’ils sont dus.

Avec cela que vous avez apporté dans les luttes un talent distingué, une éducation complète, une haute réputation d’honneur et d’intégrité, une grande expérience, une influence prépondérante, un dévouement sans bornes, le patriotisme le plus intelligent, le plus éclairé !

Vous aviez, autant que tout autre, plus que tout autre peut-être, droit aux honneurs, aux hauts emplois, aux portefeuilles.


IV


Mais la clique à bien vite aperçu en vous un compétiteur dangereux pour ses compères. Dès lors, elle a décidé de vous dépopulariser, de vous amoindrir, même de vous ruiner, au besoin. Elle ne vous laissera que juste ce qui est nécessaire pour vous permettre d’assurer, à son profit, le triomphe du parti.

Dans les luttes doctorales comme dans celles des Parlements, elle aura toujours soin de vous faire assigner les rôles obscurs, les questions les moins populaires, le travail le plus ingrat !

Ce n’est pas assez : elle veillera à ce que toujours ses journaux, et ils sont nombreux puisqu’elle seule a le monopole du patronage, des annonces, des jobs, etc., c’est-à-dire de tout ce qui fait vivre la presse, que ses journaux, dis-je, fassent silence sur vos actes mêmes les plus méritoires.

Vous aurez beau avoir fait des prodiges de lutte, porté glorieusement et fait triompher le drapeau dans dix comtés, terrassé les plus redoutables adversaires, traité de main de maître les questions les plus épineuses, fait nombre de suggestions utiles, émis des idées nouvelles du plus grand prix, assuré le succès des mesures les plus propres à promouvoir l’intérêt du pays : tout cela est inutile.

Le mot d’ordre, c’est de vous ignorer ; la presse entière se taira systématiquement sur tout ce que vous aurez fait.

Et tandis que le moindre valet de la clique, ses nullités les plus insignifiantes seront élevées jusqu’aux nues, l’on ne fera aucune mention de vos travaux les plus importants ; l’on n’enregistrera pas même vos états de service. Aux yeux de vos chefs et du pays, vous serez censé n’avoir rien fait ! C’est ce que voulait la clique : elle a réussi.

Aussi, n’allez pas vous faire illusion : vous avez encouru la défaveur de la clique ; vous êtes irrémédiablement condamné à n’avoir jamais aucun avancement ! Votre carrière politique est à jamais brisée ! Car les chefs ont consenti à se faire les aveugles exécuteurs des vœux de la clique. Les portefeuilles, les hauts emplois : tout cela, c’est pour les nullités patronisées par la clique !


V


Voilà comment est servi l’intérêt du pays ! Et pourtant, vous avez à vous seul plus de solide popularité, plus d’influence que toute la clique ensemble ! Investi de la confiance de vos compatriotes, vous êtes l’un des conseillers naturels de vos chefs politiques. Vous avez droit à l’influence et au patronage que commande votre position. Cela n’empêche pas cependant que certains freluquets, sans mandat, sans popularité, sans valeur quelconque ont voix au chapitre, même dans les conseils de l’exécutif, et disposent du patronage qui vous appartient !…

Ils sont membres de la clique, voyez-vous !… Et quand à vous, vous n’êtes bon qu’à porter, vis-à-vis le pays, la responsabilité des manœuvres ténébreuses et des tripotages véreux de la clique ! Votre rôle, à tous, c’est de voter en rangs serrés, au nom de la discipline, pour garder à la clique le pouvoir qu’elle exerce, à votre détriment et pour la ruine du pays !…


VI


Et nous conservateurs, depuis des années nous avons subi tout cela !…

Bien plus ! si nous laissons entendre quelque récrimination, quelques mots de critique, nous sommes impitoyablement chassés des rangs du parti…

Voilà d’après quel principe M. Chapleau a régné avec sa clique !… Voilà comment il a choisi et ses collègues dans le ministère, et ses conseillers et les employés du service civil : Senécal, Pâquet, Flynn, Starnes, Gérin, Alexandre Chauveau, Dansereau… ! et puis des noms innommables ! voilà les guenilles politiques que M. Chapleau a ramassées partout ! ! !

Ah ! M. Chapleau ! vous auriez pu être un homme d’état, Vous avez préféré ne faire que œuvre d’un chiffonnier politique ! ! !