Le petit loup de mer

La bibliothèque libre.
J. Hetzel (p. couv-92).

ŒUVRES DE MAYNE-REID
COLLECTION HETZEL
AVENTURES DE TERRE ET DE MER
PAR
MAYNE-REID

LE


ILLUSTRATIONS PAR L. BENETT

BIBLIOTHÈQUE
D’ÉDUCATION ET DE RECRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
PARIS

Tous droits de traduction et de reproduction reservés.
TABLE

Chapitre I. — 
Mon jeune auditoire 
 1
II. — 
Le youyou 
 6
III. — 
À la recherche d’un oursin 
 12
IV. — 
Je grimpe au poteau 
 15
V. — 
Pour le Pérou demain 
 22
VI. — 
Je me sauve 
 24
VII. — 
Je me faufile à bord 
 30
VIII. — 
Enseveli vivant 
 35
IX. — 
Je mets la futaille en perce 
 39
X. — 
Je me rationne 
 46
XI. — 
Quod erat faciendum 
 51
XII. — 
Une coupe originale 
 55
XIII. — 
Réflexion sur les rats 
 60
XIV. — 
Le rat de Norvège 
 63
XV. — 
Enfin je puis dormir 
 67
XVI. — 
Excelsior 
 74
XVII. — 
Où est mon couteau ? 
 77
XVIII. — 
Forme des navires 
 83
XIX. — 
J’ai cassé mon couteau 
 86
XX. — 
Une caisse de modes 
 88
XXI. — 
Lumière et vie 
 90


CHAPITRE I
MON JEUNE AUDITOIRE


Je suis le vieux Philippe Forster et j’habite un paisible petit village situé sur le bord de la mer, au fond d’une baie immense, l’une des plus vastes de notre île.

Mon village, si modeste qu’il soit, a pourtant la prétention d’être un port de mer ; il possède en effet une petite jetée de granit, le long de laquelle on voit presque toujours deux ou trois sloops, autant de schooners et quelquefois un brick ; ajoutez à cela un grand nombre de barques, les unes halées sur la grève, les autres sillonnant la baie en tous sens, et vous devinerez sans peine que mes concitoyens s’adonnent bien plus à la pêche qu’au commerce.

Je suis venu au monde dans ce village et je me propose d’y finir mes jours. Malgré cela, mes compatriotes ne savent presque rien de ce qui me concerne. Ils m’appellent capitaine Forster ou simplement capitaine, quoique je n’aie en réalité aucun droit à ce titre ; je ne l’ai jamais obtenu ni dans l’armée ni dans la marine. C’est seulement comme patron que je commandais jadis un navire marchand ; si donc les villageois m’appellent capitaine, c’est par courtoisie.

Ils me voient passer chaque jour, ma longue vue sous le bras, quand je me rends sur la jetée pour observer tous les coins de l’horizon. À part cela, les gens du village ne savent presque rien de mes habitudes ni de mon histoire. Ils me savent très riche en livres et fort adonné à la lecture ; aussi me tiennent-ils pour un savant de premier ordre.

Il n’est pas surprenant que mes compatriotes soient si peu au courant de ce qui me concerne ; je n’avais, que douze ans quand j’ai quitté le village, et pendant quarante ans je n’y ai pas remis les pieds.

À mon retour, je vis que tout le monde m’avait oublié ; tout au plus se souvenait-on de mes parents. Mon père, qui était marin, restait bien rarement chez nous, aussi n’ai-je conservé de lui aucun souvenir ; je me rappelle seulement le chagrin que me causa la nouvelle de son naufrage et de sa mort. Ma mère, hélas ! le suivit bientôt dans la tombe, et leur mort date de si loin qu’on les avait naturellement oubliés.

Ne croyez pas toutefois que je vive comme un ermite. Quoique j’aie quitté la marine pour finir mes jours en paix, je ne suis point misanthrope. Au contraire, j’ai toujours aimé la société et, malgré mon âge, je me plais surtout dans celle des jeunes garçons ; aussi puis-je me vanter d’être le favori de tous les jeunes villageois. Je les aide des heures entières à lancer leurs cerfs-volants, ou à faire naviguer leurs petits bateaux, me souvenant du bonheur que me causaient ces amusements quand j’étais gamin.

Les braves enfants ne se doutent guère que le bonhomme qui s’amuse en partageant leurs jeux a passé la plus grande partie de sa vie au milieu des plus grands périls et des aventures les plus singulières.

Il y a cependant plusieurs de mes concitoyens à qui j’ai raconté quelques fragments de mon histoire. J’en fais volontiers le récit à ceux qui s’y intéressent ; j’ai trouvé même dans ce paisible village un auditoire qui me fait honneur. Nous avons en effet, dans les environs, un collège qui ne reçoit que de jeunes gentlemen, et c’est parmi eux que je trouve mes auditeurs les plus attentifs.

Je les rencontrais presque chaque jour dans mes promenades sur la côte. Mon teint hâlé, ma tournure de vieux loup de mer attirèrent leur attention ; nous fûmes bientôt amis, et de temps en temps, à leur prière, je leur racontai quelques-unes de mes aventures.

J’étais heureux, moi aussi, je l’avoue sans honte ; les vieux soldats et les vieux marins aiment-ils rien tant que de raconter leurs exploits ?

Un matin, je rencontrai mes jeunes amis plus tôt que d’habitude et je vis qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Ils étaient assemblés en grand nombre ; le plus âgé tenait à la main un papier soigneusement plié. Dès que j’approchai, il me le remit sans rien dire. Je l’ouvris ; c’était une pétition signée par tous mes jeunes amis ; elle était ainsi conçue :

« Cher capitaine, nous avons congé jusqu’à ce soir et nous ne saurions l’employer avec plus de plaisir ou de profit qu’en vous écoutant. C’est pourquoi nous prenons la liberté de solliciter de vous le récit d’un des événements les plus remarquables de votre aventureuse existence. Nous préférerions quelque chose d’émouvant ; choisissez toutefois ce qui vous sera le plus agréable ; nous promettons de vous écouter attentivement, nous savons qu’il nous est facile de tenir cette promesse. Puissiez-vous, cher capitaine, nous accorder la faveur que nous vous demandons, et vos solliciteurs vous en conserveront une éternelle reconnaissance. »

Je ne pouvais refuser une requête si polie ; je n’hésitai donc point à satisfaire la curiosité de ces jeunes garçons. Je choisis le chapitre de ma vie que je crus le plus propre à les intéresser ; c’est l’histoire de mon enfance et de mon premier voyage en mer : « Voyage dans les ténèbres, » comme je l’ai appelé, à cause des circonstances singulières dans lesquelles il s’est accompli.

Assis sur la plage, en face de la mer, au milieu du cercle formé par mes auditeurs, je commençai mon récit.

Dès l’âge le plus tendre, j’aimais l’eau avec passion ; mon père, mon grand-père et mon bisaïeul avaient été marins ; je chassais de race. En effet, l’eau semblait être mon élément naturel, tant mes goûts aquatiques étaient prononcés, et on m’a souvent dit quelle peine on avait, quand j’étais tout jeune, à m’éloigner des mares et des pièces d’eau. C’est dans l’une de celles-ci que m’arriva ma première aventure, toujours restée présente à ma mémoire.

J’étais alors à cet heureux âge où l’on fait naviguer les bateaux de papier ; je construisais les miens soit avec les feuilles d’un vieux livre, soit avec des journaux, et je les lançais sur la mare aux canards qui était mon Océan. Mais j’eus bientôt quelque chose de mieux ; après avoir économisé pendant six mois mon argent de poche, je me trouvai assez riche pour acheter un sloop muni de tous ses agrès, qu’un vieux pêcheur avait construit à ses moments perdus. Il n’avait que six pouces de long, à peine trois de large, et son tonnage n’excédait guère une demi-livre ; mais, si petit qu’il fût, il possédait à mes yeux toute la magnificence d’un trois-ponts.

Mon sloop me parut trop grand pour naviguer sur la mare aux canards ; je cherchai alors une pièce d’eau assez étendue pour qu’il pût montrer toutes ses qualités nautiques. Je trouvai bientôt un vaste étang ou plutôt un lac dont l’eau était transparente comme le cristal.

Ce lac magnifique, sur les bords duquel se sont écoulées les heures les plus heureuses de mon enfance, était situé dans le parc d’un gentilhomme du voisinage. Ce gentilhomme, aussi bienveillant que libéral, permettait aux villageois de passer sur ses terres et aux enfants de faire voguer leurs bateaux sur le lac ou de jouer à la crosse dans ses prairies, à la seule condition de ne point endommager les fleurs et les arbustes qui bordaient les allées.

Nous étions si reconnaissants de cette faveur que jamais, à ma connaissance, on n’eut à nous reprocher le plus petit dégât.

Le parc et la pièce d’eau existent encore, comme vous le savez, mais le digne gentilhomme a depuis longtemps quitté ce monde. Il était déjà vieux à cette époque, et je parle de soixante ans.

Il y avait alors sur le lac une demi-douzaine de cygnes, si j’ai bonne mémoire, et beaucoup d’oiseaux aquatiques assez rares. C’était un bonheur pour les enfants de donner à manger à ces charmants oiseaux ; aussi l’un ou l’autre apportait-il chaque jour du pain à leur intention. Quant à moi, je n’allais jamais au lac les poches vides.

Un jour, je m’étais rendu au lac de bonne heure. Aucun de mes compagnons ne s’y trouvait encore ; néanmoins, je lançai mon sloop comme d’habitude et je fis le tour pour le rejoindre sur le bord opposé. Il marchait très lentement tant la brise était faible ; je pouvais flâner à mon aise. Je n’avais point oublié mes amis les cygnes, à l’intention desquels je commettais bien souvent de légers larcins dans le buffet maternel. J’avais du pain plein mes poches et, dès que j’atteignis la partie escarpée du bord, je m’y arrêtai pour le leur distribuer.

Aussitôt les cygnes se dirigèrent de mon côté, glissant rapidement à la surface de l’eau, le cou gracieusement arqué et les ailes légèrement déployées. En quelques secondes ils étaient près de moi, le bec en l’air, épiant de leurs yeux avides mes moindres mouvements.

Je pris une branche d’arbre que je fendis à l’un des bouts ; puis, plaçant mon pain dans la fente, je procédai comme d’habitude. Les morceaux disparaissaient avec rapidité ; j’avais déjà presque vidé mes poches, quand la motte de gazon qui me portait se détacha et m’entraîna avec elle.

Je tombai à l’eau comme une pierre ; ne sachant point nager, je serais allé au fond, si je ne m’étais trouvé au milieu des cygnes, aussi étonnés de ma chute que je l’étais moi-même.

Poussé par l’instinct de la conservation commun à tous les êtres vivants, j’étendis les mains, comme font tous les gens qui se noient, pour saisir le premier objet venu ; j’attrapai ainsi la patte d’un des plus gros cygnes, à laquelle je me cramponnai de toutes mes forces.

J’avais saisi la patte de l’un d’eux.

À mon premier plongeon l’eau m’avait rempli les yeux et les oreilles ; j’avais à peine la conscience de ce que je faisais. J’entendais seulement le clapotage occasionné par les cygnes qui fuyaient avec effroi ; mais, au bout d’un instant, je m’aperçus que j’avais saisi la patte de l’un d’eux qui m’entraînait rapidement à la remorque. En moins de temps que je n’en mets à le dire, j’avais traversé plus de la moitié du lac. Le cygne ne cherchait point à nager, mais rasait en volant la surface de l’eau. La terreur avait certainement doublé ses forces, sans quoi, si fort qu’il fût, il n’aurait jamais pu soutenir un poids pareil. Cette situation ne pouvait se prolonger beaucoup. Je faisais à chaque instant un nouveau plongeon ; l’eau me remplissait le nez et la bouche ; je perdais rapidement connaissance et j’allais lâcher prise. Juste au moment le plus critique, je sentis mes genoux frôler le fond du lac et je me trouvai près du bord. Trop heureux de mettre un terme à cette aventure, je lâchai la patte du cygne ; l’oiseau, redevenu libre, prit immédiatement son vol et s’éleva dans les airs en poussant des cris perçants.

Quant à moi, après pas mal d’éternuements et de hoquets, je sortis de l’eau en trébuchant et me trouvai enfin sain et sauf sur la terre ferme.

Cet accident m’avait tellement terrifié que l’idée ne me vint seulement pas de chercher mon sloop. Je le laissai donc finir son voyage comme il pourrait, et, prenant mes jambes à mon cou, je ne m’arrêtai qu’à la maison, où je me mis à sécher près du feu mes habits ruisselants.

Si vous supposez que cette leçon ait tempéré ma passion pour l’eau, vous êtes complètement dans l’erreur. À cet égard, mon bain ne me profita guère, mais il me servit d’une autre façon ; il me fit comprendre combien il est dangereux de tomber dans une eau profonde. C’est ce dont je ne m’étais point douté jusque-là, et malgré mon extrême jeunesse, j’appréciai immédiatement l’utilité de la natation. En conséquence, je pris la ferme résolution d’apprendre à nager. Ma mère m’y encouragea, et mon père, alors en voyage, me donna dans une de ses lettres des conseils sur la meilleure méthode à suivre. Je me mis donc sérieusement à l’œuvre avec le vif désir de devenir un nageur consommé.

Une ou deux fois par jour, dans la belle saison, j’allais me jeter à l’eau au sortir de l’école et je m’y ébattais comme un jeune, marsouin. Des enfants plus grands que moi, et qui savaient nager, me donnèrent quelques leçons, de sorte que j’eus bientôt l’immense satisfaction de pouvoir faire la planche sans l’aide de personne. Je me rappelle encore combien je me sentis fier la première fois que j’accomplis ce haut fait natatoire.

À ce sujet, jeunes lecteurs, permettez-moi de vous donner un conseil : suivez mon exemple et apprenez à nager ; la connaissance de cet art utile peut servir plus tôt que vous ne pensez à vous sauver la vie.

De nos jours, on court bien plus que jadis le risque de se noyer ; presque tout le monde maintenant voyage sur la mer ou sur les fleuves ; et le nombre de ceux qui, pour affaires ou par plaisir, exposent leur existence à la merci des flots est à peine croyable. Combien d’entre eux périssent, surtout dans les années fécondes en tempêtes !

Je ne prétends pas qu’un nageur, si habile qu’il soit, puisse atteindre le rivage, s’il tombe à l’eau au milieu de l’Atlantique ou même de la Manche ; mais on peut souvent se sauver sans gagner la terre. Bien des gens y parviennent en se dirigeant vers un canot, un espar, une cage à poules ou un baril vide auxquels ils se cramponnent ; un navire en vue peut cingler vers les naufragés et recueillir le nageur assez fort pour se maintenir à flot jusqu’à son arrivée, tandis que ceux qui ne savent pas nager vont naturellement au fond.

Sachez du reste que les naufrages n’ont pas lieu généralement au milieu des mers ; ils y sont très peu nombreux, comparés à ceux qui arrivent en vue du rivage et souvent sur le rivage même.

Tous les ans, des centaines de malheureux se noient à une encâblure de la côte qu’ils ne peuvent atteindre faute de savoir nager. Des navires chargés d’émigrants, de soldats et marins, périssent corps et biens, à l’exception de quelques bons nageurs. Pareils accidents se produisent dans des rivières qui n’ont pas 200 mètres de largeur et même dans les eaux glacées de l’étroite Serpentine.

Comment se fait-il donc que les gens s’inquiètent si peu en général d’apprendre à nager ? Comment se fait-il que les gouvernements n’y obligent pas la jeunesse ? Il est vrai que les gouvernants s’occupent bien plus d’imposer le peuple que de l’instruire.

Ne pourrait-on au moins obliger ceux qui voyagent sur mer à se munir d’une ceinture de sauvetage. Cette mesure simple et peu coûteuse préserverait des milliers d’existences, et personne ne se plaindrait de la dépense ou de la gêne qui en résulterait. Les gouvernements ont bien soin d’obliger les voyageurs à prendre ce papier sans valeur qu’on appelle un passeport ; mais, dès qu’ils ont empoché l’argent, ils ne s’inquiètent guère si la mer engloutit voyageurs et passeports.

Aussi, jeunes lecteurs, quel que soit l’avis de ceux qui vous gouvernent, suivez le mien et prenez la résolution de devenir bons nageurs. Commencez sans retard, et exercez-vous chaque jour, tant que la température le permet. Apprenez à nager maintenant que vous êtes jeunes ; plus tard vous n’en aurez probablement ni le temps, ni l’occasion, ni l’envie. Vous pouvez d’ailleurs tomber à l’eau et vous noyer bien avant que votre barbe pousse.

Que de fois, pour mon compte, je l’ai échappé belle ! Cette mer, que j’aimais avec passion, paraissait à chaque instant vouloir m’ensevelir, et je l’aurais taxée d’ingratitude si je ne la savais aveugle et irresponsable.

Mon plongeon dans l’étang datait de trois semaines, et j’avais déjà pris plusieurs leçons de natation, quand une nouvelle aventure faillit mettre un terme à mes exercices aquatiques. Ce ne fut point cette fois dans la pièce d’un parc où nous n’avions pas la permission de nous baigner ; d’ailleurs, quand on habite le bord de la mer, on se soucie peu de se baigner dans l’eau douce, et c’est dans l’eau salée que je prenais mes ébats. Notre plage, il faut le dire, ne jouissait pas d’une bien bonne réputation ; ses galets, son sable doré et ses blanches coquilles la rendaient fort jolie sans doute, mais on y trouvait un courant dangereux pour les nageurs inexpérimentés. Quelqu’un s’y était noyé ; il y avait si longtemps, du reste, qu’on n’en parlait presque plus. Plus récemment, plusieurs baigneurs, entraînés au large, auraient péri, si des embarcations envoyées à leur secours n’avaient réussi à les recueillir.

Chose singulière ! les anciens et les gros bonnets du village ne faisaient jamais allusion à ces accidents et haussaient les épaules dès qu’on leur en parlait. Les uns niaient l’existence du courant ; les autres le disaient parfaitement inoffensif, et pourtant ils défendaient tous à leurs enfants de se baigner à l’endroit réputé dangereux. Pourquoi cette réserve ? Je l’ignorais alors ; mais j’en devinai plus tard le motif, quand je revins au village après quarante ans d’absence. C’est que, voyez-vous, notre localité est une petite station de bains, et elle doit une partie de sa prospérité aux étrangers qui viennent y passer quelques semaines dans la belle saison. Or, si ces visiteurs entendaient jamais parler du courant et des accidents qu’il a occasionnés, ils s’abstiendraient sans doute de revenir ; aussi ne mentionnons jamais ce sujet désagréable, si nous tenons à rester en bons termes avec nos gros bonnets.

Voilà une bien longue histoire, mes jeunes amis, pour en arriver à vous dire que je fus noyé dans le courant, mais réellement noyé. « Pas tout à fait, direz-vous, puisque vous n’êtes pas mort. » Eh bien, j’en doute encore, car j’étais inanimé et insensible, et l’on m’aurait coupé en morceaux sans me causer la moindre douleur. Si je revins à la vie, je le dois à un jeune marinier du village, Harry Blew.

Cette aventure est fort ordinaire, sans doute ; mon but en vous la racontant est de vous apprendre comment je fis la connaissance de Harry, parce que son exemple et ses conseils exercèrent sur mon avenir une influence considérable.

Je m’étais rendu sur la plage pour m’y baigner comme de coutume. Je me trouvais à un endroit peu fréquenté en général par les baigneurs et où le courant était fort rapide ; aussi, dès que j’entrai dans l’eau, il me saisit et m’entraîna au large, beaucoup trop loin pour que je pusse regagner le rivage à la nage. Soit que la terreur paralysât mes forces, car j’avais conscience du danger, soit pour tout autre motif, il me fut impossible de nager, et je coulai comme une sonde.

Je remontai sans doute à la surface, car je me souviens d’avoir vu près de moi un canot monté par un homme ; puis tout à coup ma vue s’obscurcit, les oreilles me tintèrent, et je perdis connaissance.

Quand je revins à moi et que j’ouvris les yeux, un homme agenouillé à mes côtés exécutait les manœuvres les plus grotesques. Il me frictionnait tout le corps avec ses mains ; il me comprimait le ventre au-dessous des côtes, me soufflait dans la bouche et me titillait les narines avec une plume.

C’était Harry Blew, qui me rappelait à la vie. Dès que je repris mes sens, il me prit dans ses bras et me porta à la maison, où ma pauvre mère faillit devenir folle en me voyant dans cet état. Aussitôt on me fit avaler quelques gorgées de vin, on me mit aux pieds des briques et des bouteilles chaudes, on me roula dans des couvertures, on m’oignit le nez d’huile de corne de cerf ; enfin je dus prendre je ne sais combien de remèdes avant que les assistants me déclarassent hors de danger.

Vingt-quatre heures après j’étais sur pied aussi frais, aussi alerte que jamais.

Je venais de recevoir une rude leçon dont j’aurais dû profiter. Vous verrez par la suite de cette histoire qu’elle ne me servit absolument de rien.


CHAPITRE II
LE YOUYOU


Je devins bientôt l’ami intime du jeune batelier dont j’avais fait connaissance d’une façon si émouvante. Harry Blew était aussi bon que brave ; il me montra autant d’affection que je lui en témoignais moi-même. Il n’épargna ni temps ni peine pour faire de moi un excellent nageur et pour m’enseigner à manier l’aviron ; si bien que je parvins en très peu de temps à ramer, même à deux mains, mieux qu’un enfant de mon âge. Jugez si j’étais fier quand j’obtenais la permission d’aller démarrer le bateau dans la crique où il était remisé, et de le conduire à quelque point de la baie pour prendre Harry qui m’y attendait. Il m’arrivait bien quelquefois, en passant près de la côte ou d’un navire à l’ancre, d’entendre des remarques peu gracieuses à mon adresse, accompagnées d’éclats de rire et de moqueries : « Regardez-moi ce jeune morveux ! En voilà un gaillard pour tenir une paire de rames ! »

Ces plaisanteries ne me mortifiaient pas le moins du monde ; au contraire, j’étais heureux de voir que, malgré mon extrême jeunesse, je savais diriger mon canot aussi bien et aussi rapidement que beaucoup de ceux qui avaient deux fois ma taille.

Aussi les railleries cessèrent-elles bientôt. Les gens du village, voyant mon savoir-faire, me prirent en affection ; ils m’appelaient souvent le petit batelier et le jeune matelot, et plus souvent le petit loup de mer. Mon père voulait faire de moi un marin. S’il avait vécu, il m’aurait emmené avec lui à son prochain voyage. Pour m’entretenir dans ces idées, ma mère m’habillait toujours en matelot, jaquette et pantalon bleus, cravate de soie noire et col rabattu. J’en étais tout fier, et ce fut mon costume sans doute qui me valut le sobriquet de petit loup de mer. Je préférais ce nom aux autres parce que c’était Harry Blew qui me l’avait donné le premier.

Harry Blew était alors fort bien dans ses affaires ; il possédait deux embarcations. La plus grande, qu’il appelait la yole, il l’employait quand trois ou quatre personnes voulaient faire une excursion à la voile ; la petite, plus maniable, lui servait pour conduire un seul passager. Dans la saison des bains où les excursionnistes sont nombreux, la yole était toujours en route, tandis que le youyou restait oisif amarré au rivage ; j’avais alors la permission de m’en servir pour mon amusement et d’emmener un camarade avec moi, si j’en avais envie. Au sortir de l’école, j’avais l’habitude de démarrer le youyou et de parcourir le port d’un bout à l’autre en ramant ; j’étais rarement seul, car la plupart de mes condisciples raffolaient de canotage, et plus d’un m’enviait l’inestimable privilège de disposer d’un bateau à ma guise. L’un ou l’autre m’accompagnait donc chaque jour, quand l’état de la mer le permettait. J’avais toujours soin de me tenir à une courte distance de la côte, de crainte que le petit canot, saisi par une rafale, ne vînt à chavirer.

Je devins pourtant moins timide à la longue ; plusieurs fois il m’arriva de m’avancer à plus d’une mille du rivage. Mon ami le batelier m’adressa un jour des remontrances ; mais elles auraient produit plus d’effet si je ne l’avais entendu un moment après dire à un de ses compagnons :

« Un enfant étonnant, n’est-ce pas, Bob ? Il est de la bonne race et sera un vrai marin pour peu qu’il vive. »

Cette remarque me fit penser qu’après tout Harry n’était point fâché de mon audace ; aussi sa recommandation de ne pas m’éloigner du bord n’eut-elle guère d’effet sur moi.

Je n’en tins bientôt aucun compte, et ma désobéissance, comme vous allez le voir, faillit encore me coûter la vie.

Mais laissez-moi vous parler d’abord d’un événement malheureux qui produisit à cette époque une véritable révolution dans mon existence.

Je vous ai déjà dit que mon père naviguait. Il commandait un navire qui faisait le commerce avec les colonies d’Amérique, et il venait si rarement à la maison que c’est à peine si je me le rappelle.

À partir du jour où nous reçûmes la triste nouvelle de son naufrage et de sa mort, ma mère commença à décliner et sembla n’avoir plus d’autre désir que celui d’aller le rejoindre dans un monde meilleur.— Le ciel ne tarda point à exaucer ses vœux ; quelques semaines plus tard, j’accompagnais ma pauvre mère à sa dernière demeure.

Dès lors mon existence changea ; j’étais devenu orphelin, sans ressources et sans asile.

Quant à moi, je fus recueilli par un oncle, frère de ma mère, qui n’avait malheureusement aucun des sentiments tendres et affectueux de sa sœur. Il était au contraire morose et grossier, et je m’aperçus bientôt qu’il ne faisait guère plus attention à moi qu’à ses domestiques, car il me traitait juste de la même façon.

Du jour où j’entrai chez mon oncle, on ne m’envoya plus à l’école. Ce n’est pas cependant qu’on me laissât à rien faire. Mon oncle était cultivateur et il me trouva bientôt un emploi ; si bien qu’à garder les porcs et les vaches, à conduire les chevaux à la charrue, à nourrir les moutons et les veaux et autres choses semblables, j’étais occupé chaque jour de la semaine du lever au coucher du soleil. Je pouvais me reposer le dimanche, non que mon oncle fût bien religieux, mais c’était l’habitude du village de ne point travailler le jour du Seigneur. Mon oncle était donc obligé de faire comme tout le monde ; sans cela, je crois bien qu’il nous aurait fait travailler le dimanche autant que les autres jours. Du reste, il ne m’envoyait point à l’église et me laissait libre ce jour-là de courir où je voulais. Soyez sûrs que je ne restais point dans les champs. La mer azurée, qui s’étendait à l’horizon, avait plus d’attrait pour moi que les nids, les fossés et les buissons. Dès que je pouvais m’échapper de la maison, je me précipitais vers mon élément favori, soit pour accompagner Harry Blew dans une de ses excursions nautiques, soit pour m’emparer du youyou et canoter pour mon compte.

Un certain, dimanche pourtant fut bien loin d’être plaisant pour moi ; il s’en fallut de peu, au contraire, qu’il ne devînt le plus douloureux et le dernier de ma vie, ainsi que vous allez le voir.

C’était par une splendide matinée du mois de mai. Le soleil inondait la terre de ses rayons les plus brillants, et les oiseaux remplissaient l’air de leurs chants joyeux.

Que la campagne était belle avec ses haies fleuries, ses champs de blé encore verts, ses prairies émaillées d’orchis pourpres et de renoncules dorées, ses chants et ses nids d’oiseaux !

Quel attrait pour la plupart des enfants de mon âge ! Mais la grande plaine liquide d’un bleu profond, dont les eaux calmes et limpides réfléchissaient au loin les rayons du soleil comme un gigantesque miroir, me fascinait bien davantage.

Aussi, quand, au sortir de ma chambre, j’aperçus dans le lointain la mer unie comme une glace, je sentis naître en moi un désir inexprimable de me lancer sur ses ondes.

Je pris toutefois mes précautions pour n’être point aperçu. Mon oncle pouvait me rappeler et s’opposer à ce que je m’éloignasse, car, s’il me laissait volontiers gambader dans la campagne, il n’aimait pas mes excursions nautiques et me les avait déjà défendues. Cette appréhension me fit user de stratagème ; au lieu de suivre l’avenue qui conduisait à la grande route, je pris un sentier détourné. Je réussis de la sorte à gagner le rivage sans rencontrer aucun des gens de la ferme.

En arrivant à la crique, où mon ami le batelier remisait ses canots, je vis que la yole manquait, mais que le youyou était là à mon service. C’était précisément ce que je souhaitais, car j’avais conçu le dessein de faire une grande excursion ce jour-là.

J’entrai d’abord dans le youyou, qui me parut contenir pas mal d’eau, ce qui prouvait qu’on ne s’en était pas servi depuis plusieurs jours. Heureusement, je trouvai dans le fond une vieille casserole qui servait d’écope. Après avoir écopé dix minutes ou un quart d’heure, mon canot me parut assez sec pour ce que j’en voulais faire. Les rames étaient déposées dans une cabane, située à quelque distance, derrière la maison d’Harry ; j’allai les chercher, comme je l’avais fait tant de fois déjà, sans avoir besoin d’en demander la permission à personne.

J’ajustai mes tolets, bordai mes avirons, et je m’éloignai du rivage. Mon esquif glissait sur l’onde avec la légèreté d’un poisson, et je ramais d’un cœur plus léger que jamais.

La mer, étincelante et bleue, était aussi calme qu’un lac ; sa transparence était telle que je pouvais voir les poissons s’ébattre à plusieurs brasses de profondeur. Le sable de notre baie a la blancheur de l’argent, si bien que je distinguais même les plus petits crabes courant les uns après les autres ou poursuivant des êtres plus faibles pour en faire leur pâture. Puis j’apercevais de petits harengs, de larges plies, de grands turbots, des maquereaux d’un vert magnifique, des congres gros comme un boa constrictor, poursuivant leurs proies ou se jouant au sein de l’onde.

C’était une de ces matinées comme on en voit rarement sur nos côtes ; je ne pouvais en souhaiter de plus belle pour l’excursion que j’avais projetée.

Vous vous demandez où je voulais aller ; vous allez le savoir.

À environ trois milles du rivage, on distinguait à peine une très petite île ; je ne devrais pas dire une île, mais un banc de rocher, d’une perche carrée environ et dépassant seulement de quelques pouces la surface de l’eau, à marée basse. Les vagues la recouvraient à marée haute, et on n’apercevait plus alors qu’une perche assez mince, s’élevant de quelques pieds au-dessus de la mer, et terminée à son extrémité libre par une masse de forme arrondie. Naturellement ce signal avait été planté là pour indiquer l’écueil aux sloops et autres petits navires qui naviguaient dans notre baie, afin de les soustraire aux dangers d’un naufrage.

C’est seulement à marée basse que l’îlot s’apercevait du rivage ; il paraissait en général d’un noir de jais, mais parfois il était aussi blanc que s’il eût été couvert d’un pied de neige. Je savais à quoi attribuer ce changement de couleur ; je savais que ce manteau blanc n’était ni plus ni moins qu’une bande innombrable de magnifiques oiseaux de mer qui s’abattaient sur les rochers, soit pour s’y reposer, soit pour y chercher les crustacés ou le fretin abandonnés par le reflux.

Or, cet îlot m’inspirait depuis longtemps le plus vif intérêt, à cause de son éloignement et de son isolement sans doute, mais surtout à cause des oiseaux qui s’y assemblaient en bien plus grand nombre que partout ailleurs. Ils semblaient vraiment affectionner ces roches, car, dès que la mer commençait à se retirer, je les voyais accourir de tous côtés, planer autour de la perche, puis se poser sur les rochers noirs qui disparaissaient bientôt sous leur blanc plumage.

C’étaient des mouettes ; mais il y en avait de plusieurs espèces, des petites et des grandes, auxquelles se joignaient parfois des grèbes et des hirondelles de mer. Du rivage, il était naturellement difficile de reconnaître l’espèce de ces oiseaux dont la taille, à cette distance, ne semblait pas dépasser celle d’un moineau ; si bien que, s’ils avaient été isolés, personne n’eût certainement remarqué leur présence.

Dès mon âge le plus tendre, je me suis senti un penchant pour l’histoire naturelle et surtout pour la gent ailée ; il peut exister des sciences plus utiles à l’homme, mais il n’en est point de plus propre à séduire l’imagination et à épurer le goût de la jeunesse.

Que ce fût pour observer de près les mouettes ou pour visiter l’île, toujours est-il que je souhaitais vivement m’y transporter, et ce désir croissait encore chaque fois que je tournais les yeux dans cette direction. Je connaissais si bien la forme de l’îlot à mer basse, que j’aurais pu en faire le dessin de mémoire. Émergeant à peine de l’eau à son pourtour, il s’élevait graduellement de manière à présenter au milieu une éminence curviligne ; on aurait dit une immense baleine, et la perche placée au point culminant avait l’air d’un harpon enfoncé dans son échine.

Je voulais aussi toucher la perche, voir de quoi elle était faite et constater ses dimensions, car, de la côte, elle ne semblait pas avoir plus d’un mètre de hauteur. Je me demandais aussi ce que pouvait bien être l’espèce de boule qui en couronnait le sommet et comment elle était fixée au sol. Fallait-il qu’elle fût solide ! car je l’avais vue dans les plus grandes tempêtes résister à la violence des flots déchaînés.

Que de fois j’avais soupiré après l’occasion de visiter ce lieu enchanteur ; mais elle ne s’était encore jamais présentée. C’était trop loin et trop dangereux pour moi d’y aller seul dans le youyou, et personne ne m’avait offert de m’y accompagner. Harry Blew, il est vrai, m’avait promis de m’y conduire, tout en se moquant de l’idée que j’avais de vouloir visiter un pareil endroit. Quel intérêt pouvait-il y prendre ? Il était souvent passé près de l’île dans ses excursions nautiques ; il y était descendu sans doute. Peut-être même avait-il amarré son canot à la perche afin de tirer sur les oiseaux de mer ou de pêcher aux environs ; mais je n’avais jamais eu la bonne fortune d’être de la partie, et je ne pouvais plus compter sur lui désormais, car, le dimanche, seul jour de sortie pour moi, il était encore plus occupé que pendant la semaine.

J’avais longtemps attendu en vain ; mais j’étais bien résolu maintenant à ne plus attendre, et, le matin même, j’avais pris la détermination inébranlable de partir avec le youyou et d’aller visiter le récif tout seul. Ce fut pour exécuter cette grande entreprise que je le démarrai et le fis glisser de toute la puissance de mes rames à la surface de la mer.

Quoique fort simple, l’entreprise était hasardeuse pour un enfant de mon âge. J’avais â parcourir trois milles sur le grand abîme, entre le ciel et l’eau ; Je n’avais jamais été moitié si loin, du moins tout seul. Harry et moi avions sillonné bien des fois la baie en tous sens ; mais alors je ne dirigeais pas la barque, et, confiant dans l’expérience du jeune batelier, je n’avais aucune raison de m’effrayer. Maintenant, quelle différence ! tout reposait sur moi, et en cas d’accident, je n’avais personne pour me donner conseil ou assistance.

Pour dire la vérité, je n’étais pas à un mille du rivage que je commençai à trouver mon entreprise non seulement audacieuse, mais folle, et je me sentais bien près d’y renoncer. Par malheur, je réfléchis que quelque garçon du village, jaloux de ma réputation, avait pu remarquer mon départ pour l’île, et que, devinant le motif de mon retour anticipé, il ne manquerait pas de me traiter de capon. Cette pensée, jointe au désir d’atteindre mon but, me retint ; je pris mon courage à deux mains et continuai ma route.

À un demi-mille du récif environ, je me reposai sur mes avirons et me retournai pour y jeter un coup d’œil. Il émergeait complètement, car la mer était basse ; mais les pierres noires disparaissaient sous une multitude de volatiles. Il semblait qu’une bande de cygnes ou d’oies sauvages en eût pris possession. Comme je l’avais supposé, ce n’étaient que des mouettes dont plusieurs tournoyaient dans l’air, puis se posaient, tandis que d’autres s’envolaient à leur tour, et, malgré la distance, je distinguais leurs cris perçants.

Je repris ma course avec l’intention de m’arrêter de nouveau à quelque distance, afin de pouvoir observer leurs mouvements. Beaucoup couraient sur les rochers sans que je pusse deviner pourquoi. Pour ne point les effrayer, je ramai doucement et en silence, plongeant mes avirons avec les précautions infinies d’un chat qui se dirige vers sa proie. Arrivé à deux cents mètres environ, je levai de nouveau mes rames et tournai la tête. Je vis que les oiseaux n’avaient point encore pris l’alarme. Quoique sauvages, les mouettes se dérangent rarement tant qu’elles sont hors de portée d’un fusil ordinaire, distance qu’elles savent parfaitement apprécier. Si j’avais été muni d’un arme à feu, il est probable qu’elles se fussent envolées avant que je me trouvasse aussi près. Les mouettes, comme les corneilles, distinguent de très loin un fusil d’un bâton ; mais je n’avais point de fusil, et si j’en avais eu un, je n’aurais pas su m’en servir.

Je les examinai longtemps avec une vive curiosité. Tous ces oiseaux étaient des mouettes, mais de deux espèces différentes de taille et de couleur. Les unes avaient la tête noire et les ailes grisâtres ; les autres, plus grandes, étaient presque entièrement blanches ; toutes avaient un air de propreté telle qu’il semblait qu’une tache de boue n’eût jamais souillé leur plumage, et leurs pattes d’un rouge magnifique offraient l’éclat du corail le plus pur. J’observai qu’elles s’occupaient de diverses manières : les unes cherchaient leur nourriture, composée de petits poissons, de crabes, de crevettes, de homards, de moules et d’animaux du même genre abandonnés par la mer, tandis que d’autres lissaient leurs plumes dont elles paraissaient très fières. Mais, quoiqu’elles semblassent contentes et heureuses, elles n’étaient pas plus que les autres êtres à l’abri des soucis et des mauvaises passions. Je fus témoin en effet de plusieurs querelles terribles que je ne pus attribuer qu’à la jalousie.

Je les examinai longtemps.

Rien de plus intéressant que de regarder celles qui péchaient. Je les voyais se précipiter de plus de cent mètres, plonger presque sans bruit, puis émerger l’instant d’après avec une proie dans le bec. Les mouvements du milan lui-même ne sont pas plus gracieux que ceux de la mouette engagée dans ses occupations de pêche. Ses brusques zigzags, la pause momentanée qu’elle fait pour déterminer avec précision la position de sa proie, sa descente rapide comme une flèche, le plongeon, l’écume qui bouillonne sur l’abîme où vient de s’engloutir cet éclair ailé, et enfin la réapparition subite de la blanche pêcheuse à la surface azurée, tout cela forme un tableau tel, que l’homme, avec tous les éléments dont il dispose, n’en saurait produire déplus saisissant.

Longtemps je restai immobile à le contempler, puis je songeai à aborder l’îlot, but final de mon excursion. Les charmants oiseaux me laissèrent venir tout près d’eux sans quitter leurs places, tant ils semblaient peu redouter ma présence ; puis ils s’envolèrent juste au-dessus de ma tête, si bien que j’aurai presque pu les atteindre avec mon aviron.

L’un d’eux, qui me parut le plus gros de la bande, sans doute parce qu’il était le plus en vue, était resté tout le temps au sommet de la perche. Ce fut lui qui prit le premier son vol en jetant un cri aigu comme pour engager ses compagnons à le suivre. Était-il le chef de la bande ou seulement la sentinelle ? Je l’ignore, mais je connaissais cette tactique pour l’avoir vu souvent pratiquer par les corneilles en train de piller les champs de fèves ou de pommes de terre.

Le départ des oiseaux m’attrista ; la mer me sembla plus sombre, ce qui était assez naturel. Au lieu du blanc plumage des mouettes qui m’avait tant charmé la vue, je n’avais plus sous les yeux qu’un rocher désolé couvert de pierres éparses aussi noires que si on les eût goudronnées. Ma tristesse avait encore une autre cause ; une légère brise s’était élevée pendant qu’un nuage masquait le disque solaire, et la plaine liquide, naguère si calme et si limpide, était devenue tout à coup grisâtre et agitée. L’aspect du récif me parut peu engageant ; mais j’étais venu pour l’explorer, et je ramai jusqu’à ce que la quille du youyou vint butter contre les rochers. Je mis mon canot en sûreté dans une petite anse que je venais de découvrir ; puis, sautant à terre, je me dirigeai vers la perche que je voyais de loin depuis tant d’années et avec laquelle j’aspirais à faire plus ample connaissance.


CHAPITRE III
À LA RECHERCHE D’UN OURSIN


Je touchai bientôt de mes propres mains cette intéressante pièce de bois avec autant d’orgueil que si c’eût été le pôle Nord lui-même. Je ne fus pas peu surpris de ses dimensions, tant la distance m’avait trompé. Vue du rivage, elle ne m’avait pas semblé plus grosse que le manche d’une houe ou d’une fourche, tandis que la boule terminale paraissait égaler le volume d’un navet de grande taille. Jugez donc si je fus étonné quand je trouvai la perche aussi grosse et même plus grosse que ma cuisse et la boule beaucoup plus grosse que mon corps. En fait, ce n’était ni plus ni moins qu’un baril de neuf gallons placé debout à l’extrémité du pieu auquel il était solidement fixé. Il était peint en blanc, ce que je savais, l’ayant vu souvent briller au soleil.

J’avais aussi mal apprécié sa hauteur que son diamètre. De terre, je l’estimais à trois ou quatre pieds ; en réalité, il en avait au moins douze, et il était aussi élevé que le mât d’un sloop.

L’île avait bien près d’un acre de surface, c’est-à-dire cent fois plus que je ne l’avais supposé. Elle était en grande partie couverte de galets variant de la grosseur d’un petit caillou à celle d’une tête d’homme. On y voyait aussi des roches plus volumineuses à moitié ensevelies et aussi fortement fixées au sol que des roches peuvent l’être ; c’étaient les parties saillantes des grandes masses qui constituaient le récif. Toutes ces pierres, grandes et petites, étaient revêtues d’une matière noire et visqueuse. Çà et là elles disparaissaient sous un lit de plantes marines de différentes espèces.

Après avoir examiné la perche et m’être fait une opinion sur les dimensions du baril, je commençai à explorer le récif à la recherche d’un coquillage rare ou d’un autre objet digne de perpétuer le souvenir de cette grande excursion.

Du côté opposé à celui où j’avais laissé mon canot, le récif s’avançait dans la mer en formant une sorte de péninsule sur laquelle je crus apercevoir une collection de coquillages rares. Je m’avançai dans cette direction. J’avais déjà remarqué plusieurs espèces de coquilles enfouies dans le sable au milieu des galets, les unes avec leur locataire, les autres ouvertes et abandonnées ; mais je les avais déjà vues bien souvent, même dans les champs de pommes de terre, mêlées au varech. Ce n’étaient que des moules, des buccins et des buccardes. Je ne vis point d’huîtres et je le regrettai ; j’avais faim et j’en aurais bien mangé une douzaine ou deux. Il y avait des crabes et des homards en abondance ; mais je ne me souciais pas de les manger crus, et je n’avais aucun moyen de les cuire.

En me dirigeant vers la péninsule, je cherchais un oursin sans pouvoir en trouver. J’avais toujours désiré, mais en vain, un bel échantillon de cette curieuse coquille. Celles qui venaient s’échouer de temps à autre sur la côte, étaient bien vite ramassées par les gens du village, qui les emportaient chez eux pour orner leurs cheminées.

Le récif étant éloigné et peu fréquenté par les bateliers, j’avais l’espoir d’y trouver quelques oursins. Dans cette idée, je fouillais minutieusement toutes les crevasses et tous les trous à ma portée. À mesure que j’approchais de la presqu’île, certaines formes brillantes, qui avaient déjà fixé mon attention, devinrent de plus en plus distinctes, et j’eus le pressentiment que j’allais découvrir quelque chose de rare. Malgré cela, je n’en marchai pas plus vite. Je ne craignais pas que les coquilles se sauvassent dans la mer, sachant bien que leurs habitants les avaient depuis longtemps désertées. Je cheminai donc lentement et en poursuivant mes recherches, mais je ne trouvai rien à mon goût avant d’atteindre la péninsule. J’y étais à peine qu’un objet magnifique se présenta à mes yeux ; il était d’un rouge foncé et rond comme une orange, mais plus gros. Qu’ai-je besoin d’ailleurs de vous le décrire ? Chacun de vous a pu voir et admirer un oursin.

« Je ramassai prestement la coquille, et j’examinai avec curiosité ses charmants contours et les saillies, singulières répandues à sa surface. C’était une des plus belles que j’eusse jamais vues, et je me félicitai du joli souvenir que j’allais emporter de mon excursion. Après l’avoir tourné et retourné en tout sens, j’en examinai l’intérieur ; j’y vis une cavité blanche et lisse qui avait servi jadis à la demeure de l’oursin. Lorsque j’eus consacré plusieurs minutes à cet examen, je revins sur mes pas pour regagner mon bateau. Mais que vis-je alors, juste ciel ! Oursin et coquilles m’échappèrent des mains, et je faillis moi-même tomber à la renverse, tant fut grande ma stupéfaction. Mon bateau, mon bateau, où était mon bateau ?

Hélas ! il était parti. Quand je tournai les yeux vers la crique, elle était vide et je vis mon canot s’en allant à la dérive. À cela rien d’étonnant ; j’avais négligé de l’amarrer et même de porter la haussière à terre, et la brise, en fraîchissant, l’avait chassé hors de la crique, puis au large.

Mon premier sentiment fut de la surprise qui dégénéra bientôt en une vive alarme. Comment rattraper mon youyou ? Et si je ne réussissais pas à le reprendre, comment retourner au rivage ? J’en étais au moins à trois milles ; je ne pouvais songer à les parcourir à la nage, ni espérer que quelqu’un vînt à mon secours, car il était peu probable qu’on prit me voir de la côte et soupçonner ma position. La réflexion augmentait mes angoisses ; plus j’examinais ma situation, mieux j’appréciais le danger où ma négligence m’avait jeté. Qu’allais-je faire ? Je ne vis d’abord d’autre alternative que de rester sur le récif ; mais si pourtant je pouvais rattraper mon youyou à la nage… il n’était pas encore assez loin pour que je ne pusse y parvenir, à cent mètres environ. Je me décidai sur-le-champ, et, de fait, je n’avais pas une minute à perdre, car il s’éloignait à vue d’œil. En un instant j’eus retiré tous mes vêtements, mes bas et même ma chemise, qui auraient pu me gêner, et je me jetai à l’eau. Comme je ne trouvai pas pied, je dus me mettre à la nage, et je me dirigeai vers le youyou avec toute la vigueur dont dont j’étais capable. Malheureusement je ne voyais guère diminuer la distance qui m’en séparait, et la pensée que je ne réussirais pas à le gagner de vitesse me remplissait de tristesse et d’effroi. S’il devait en être ainsi, il ne me resterait plus, en effet, qu’à retourner au récif ou à couler au fond de la mer.

Je perdais courage et je pensais à retourner à l’îlot avant d’avoir épuisé mes forces, lorsque, le vent ayant changé, je vis le canot virer légèrement de bord et prendre une direction oblique qui le ramenait de mon côté. Je résolus alors de faire un nouvel effort pour l’atteindre ; j’y réussis à la fin, et, au bout de quelques minutes, j’eus la satisfaction de poser la main sur le plat-bord, ce qui me permit de reprendre haleine.

Après m’être un peu reposé, j’essayai de me hisser dans le youyou ; mais le frêle esquif chavira sous mon poids comme une cuve à lessive et m’entraîna sous l’eau. Revenu à la surface, je saisis de nouveau le canot et m’efforçai de me mettre à cheval sur la quille. Je n’y réussis pas davantage. Toutefois, il se retourna sous mon effort et reprit sa position naturelle. Je ne pouvais, certes, rien désirer de mieux ; mais je m’aperçus avec terreur qu’il était presque rempli d’eau qu’il avait embarquée en se retournant. Le poids de l’eau augmentant sa stabilité, je pus cette fois enjamber le plat-bord et pénétrer sain et sauf à l’intérieur ; mais je n’y étais pas depuis une seconde, que je sentis que le canot, surchargé par mon poids, s’enfonçait sous moi. Si j’avais conservé assez de présence d’esprit pour en sortir, il aurait probablement continué à flotter, mais la crainte d’une part, et, de l’autre, la confusion d’esprit qui résultait de mes nombreux plongeons, me firent perdre la tête. Je restai debout dans le youyou, ayant de l’eau jusqu’aux genoux. Je pensai bien à le vider, mais je ne pus pas trouver d’écope ; la casserole qui en tenait lieu avait coulé sans douté au moment où le canot chavirait, et les avirons flottaient à une grande distance. Dans mon désespoir, je commençai à écoper de mes mains ; presque aussitôt le bateau s’immergea tout à fait. Je n’eus que le temps de sauter à l’eau pour ne pas être englouti parle tourbillon qu’il laissa derrière lui.

Je jetai un dernier regard sur l’endroit où il venait de disparaître pour toujours, puis je nageai dans la direction du récif. Je réussis à l’atteindre, mais non sans peine ; j’avais à lutter contre la marée, et c’était le courant, aussi bien que la brise, qui avait fait dériver mon canot. Il était grand temps que j’atteignisse les rochers ; je n’aurais pu faire une autre brasse tant j’étais épuisé. Je restai quelques minutes étendu sur le bord où j’avais rampé en sortant de l’eau. Mais, dans ma situation, il n’y avait pas de temps à perdre, et, dès que j’eus repris haleine, je me relevai pour voir ce qu’il y avait à faire.

Chose singulière ! je jetai les yeux vers l’endroit où j’avais laissé mon bateau ; mais je n’en vis aucune trace ; je n’aperçus que les rames qui, pour le profit que j’en pouvais tirer, auraient bien pu aller le rejoindre.

Ensuite je dirigeai mes regards vers la côte ; je n’y vis rien que le village dont je distinguais à peine les maisons. Comme pour ajouter à l’horreur et aux périls de ma situation, le ciel s’était couvert de nuages et la brise fraîchissait encore. Bientôt même les vagues s’élevèrent à une grande hauteur et m’interceptèrent complètement la vue du rivage. Naturellement il ne m’eût servi à rien d’appeler au secours ; on ne m’aurait pas entendu même par le temps le plus calme. Je le comprenais si bien que je me tins coi.

Il n’y avait rien en vue, ni navire ni bateau d’aucune sorte. Comme c’était un dimanche, les chaloupes des pêcheurs restaient au port, Pas une voile à l’horizon ! Je me sentais aussi seul dans ce désert que si j’avais été cloué dans mon cercueil. Cette solitude me remplit d’effroi ; je me souviens que je me laissai choir sur les rochers et que je pleurai amèrement.

Pas une voile à l’horizon.

Pour augmenter mon agonie, les mouettes, irritées sans doute de ma présence sur leur îlot favori, planaient en masse sur ma tête et m’assourdissaient de leurs cris perçants. L’une ou l’autre, par moments, passait comme une flèche à portée de ma main, puis revenait en poussant des cris tellement sauvages, que je croyais qu’elle allait m’assaillir ; mais elle voulait seulement, je suppose, satisfaire sa curiosité. Après mûre réflexion, je ne vis pas autre chose à faire que de m’asseoir ou de rester debout, si je le préférais, et d’attendre qu’on vînt à mon secours.

Mais qui donc pourrait y venir ? Il n’y avait guère de chance que quelqu’un du village tournât les yeux vers le récif, et quand même cela arriverait, personne n’avait d’assez bons yeux pour m’y apercevoir.

Harry Blew et deux ou trois autres avaient bien une longue-vue, mais ils ne s’en servaient pas tous les jours. D’ailleurs, il y avait dix à parier contre un qu’ils ne la dirigeraient pas vers l’endroit ou j’étais. Jamais aucun bateau ne venait de ce côté, et les navires qui remontaient ou descendaient la baie passaient toujours au large du récif. J’avais donc peu de chance d’être aperçu de la côte, et moins encore de voir passer une embarcation quelconque assez près de moi pour que je pusse la héler.

Ce fut alors, avec un sentiment de profonde tristesse, que je m’assis sur les rochers en attendant les événements. Ce n’est pas que je craignisse de rester sur l’île assez longtemps pour y mourir de faim ; Harry Blew, ne voyant plus son youyou, se mettrait évidemment à ma recherche. Il était possible qu’il ne revînt que le soir de son excursion ; mais, la nuit venue, il rentrerait certainement. Soupçonnant alors que j’avais pris le youyou, puisque j’étais le seul à qui il l’eût permis, il se rendrait chez mon oncle en ne le trouvant pas, et mon absence, inquiétante à pareille heure, susciterait des recherches qui, je le supposais du moins, l’amèneraient bientôt de mon côté.

J’étais en vérité moins troublé de ma situation que du dommage que j’avais causé. Comment pourrais-je à l’avenir regarder mon ami Blew en face ? Comment le dédommagerais-je de la perte de son canot ? Je n’avais point d’argent et je craignais bien que mon oncle ne refusât de le payer. Il fallait pourtant qu’Harry fût remboursé, mais par qui et comment ? Si seulement mon oncle voulait me permettre de travailler pour Harry, je m’acquitterais de cette manière ; je travaille rais à tant par semaine jusqu’à payement intégral, pourvu qu’il pût m’employer.

Je me mis alors à calculer la valeur du youyou ; c’était en ce moment ma principale préoccupation, et il ne m’était pas encore venu à l’esprit que ma vie fût en danger.

Je m’attendais bien, il est vrai, à souffrir de la faim et du froid et à être mouillé jusqu’aux os ; je savais aussi qu’à marée haute l’îlot serait couvert et qu’il me faudrait passer la nuit dans l’eau ; mais à quelle profondeur ? Serait-ce jusqu’aux genoux ?

Je cherchai autour de moi un moyen de me renseigner à ce sujet. J’avais souvent observé du rivage que le récif disparaissait entièrement ; mais j’avais toujours cru, comme les gens du village, que la mer ne s’élevait qu’à quelques pouces au-dessus de la surface.

Je ne trouvai d’abord aucun indice. À la fin, mes yeux tombèrent sur le poteau que j’examinai dans toute sa longueur ; j’y vis à n’en pas douter une ligne d’eau peinte en blanc ; mais, jugez de ma surprise et de ma terreur quand je constatai que cette ligne s’élevait au moins à six pieds au-dessus de la base du poteau !

Je courus comme un fou vers le poteau, je me plaçai tout près et levai les yeux. Hélas ! ma première impression ne m’avait pas trompé ; la ligne d’eau était si élevée au-dessus de ma tête que je pouvais à peine l’atteindre du bout du doigt.

À cette découverte, un frémissement d’horreur parcourut mes veines. Le danger n’était que trop imminent. Avant qu’on pût me porter secours, la marée serait haute, je serais balayé par les vagues et englouti.


CHAPITRE IV
JE GRIMPE AU POTEAU


J’étais en grand péril, que dis-je ? voué à une mort certaine. Je n’avais aucun espoir d’être secouru ce jour-là ; la mer serait haute dans quelques heures, et c’en serait fait de moi ! Dût-on se mettre à ma recherche avant la nuit, ce qui n’était pas du tout probable, qu’on arriverait trop tard.

Longtemps je fus paralysé par la frayeur et le désespoir. Je ne pouvais plus fixer mes idées ; je ne voyais plus ce qui se passait autour de moi. Tournant machinalement la tête à droite et à gauche, je jetais sur la mer des regards éplorés ; aucune voile n’apparaissait à l’horizon, et rien ne venait rompre la monotonie de ce tableau terrible.

Bientôt un rayon d’espérance vint me réveiller de ma stupeur. Mes yeux venaient de s’arrêter sur le poteau qui m’avait tout à l’heure causé tant d’effroi, et l’idée me vint tout à coup qu’il pouvait être l’instrument de mon salut.

Je n’ai pas besoin de dire que je me proposais de grimper au sommet et d’y rester jusqu’à ce que la mer se fût retirée. La partie supérieure, je le savais, émergeait toujours, même à marée haute ; j’y serais alors parfaitement en sûreté. Je grimpais bien à un arbre ; je saurais aussi bien grimper au poteau ; c’était la moindre des choses. J’aurais sans doute à passer sur le tonneau une nuit des plus pénibles, mais j’y serais hors de danger et je vivrais pour rire de mon aventure.

L’espérance ranimant mon courage, je m’approchai du poteau pour y grimper, non que je voulusse m’y établir déjà ; il serait bien assez temps quand je commencerais à perdre pied ; mais je voulais être sûr de pouvoir gagner mon tonneau quand l’heure du danger arriverait. Je trouvai l’opération beaucoup plus difficile que je ne l’avais supposé, surtout dans le bas. Le poteau était revêtu, jusqu’à une hauteur de six pieds environ, de la substance visqueuse qui couvrait les rochers d’alentour, ce qui le rendait aussi glissant que les mâts de cocagne de nos fêtes de village.

Je dus m’y reprendre à plusieurs fois avant d’atteindre la ligne d’eau ; le reste fut plus aisé, et je gagnai bientôt le sommet. J’étendais déjà la main pour saisir le tonneau et je me félicitais du succès de mon escalade, quand un nouvel obstacle vint anéantir mes espérances : mon bras était trop court pour atteindre le bord supérieur du tonneau ; ma main arrivait à peine à la partie renflée qui ne m’offrait aucune prise. Je ne pouvais donc ni me hisser sur le tonneau, ni conserver ma position ; en quelques secondes mes forces s’épuisèrent, et je fus forcé de me laisser glisser au bas du poteau.

Je recommençai plusieurs fois sans succès. J’avais beau étirer bras et jambes, je ne pouvais m’élever assez haut pour atteindre le sommet du tonneau. Ma main n’en dépassait pas le milieu, et comme je ne trouvais rien pour me soutenir, il me fallait bien vite glisser à terre.

Si j’avais eu un couteau, j’aurais pu faire des entailles au poteau et y reposer mes pieds ; mais, à moins de faire usage de mes dents, il fallait renoncer à cet expédient. Je ne savais vraiment quel parti prendre, quand une idée lumineuse vint à mon aide. Pourquoi, me dis-je, n’élèverais-je pas avec des pierres, jusqu’à hauteur de la ligne d’eau, une plate-bande sur laquelle je prendrais position ? Rien de plus simple. J’avais déjà remarqué que quelques pierres avaient été empilées à la base du poteau pour le consolider ; il me suffisait donc d’en apporter de nouvelles, et d’en construire un cairn sur lequel je n’aurais plus qu’à monter.

Ravi de ce nouveau projet, je ne perdis pas un moment pour le mettre à exécution. Il y avait un grand nombre de galets épars sur le récif ; je supposai qu’en quelques minutes je pourrais en entasser une quantité suffisante pour atteindre mon but ; mais, à peine à l’œuvre, je compris qu’il me faudrait beaucoup plus de temps.

Malgré cela, je travaillai sans relâche avec toute la vigueur dont j’étais capable. Avec le temps, j’étais sûr d’élever mon cairn à la hauteur voulue ; mais combien de temps avais-je devant moi ? C’était là la question capitale.

La marée montait depuis longtemps ; le flot s’élevait avec lenteur, mais sans interruption ; je le voyais lécher l’écueil dont les parties les plus déclives disparaissaient graduellement à mes yeux.

Je tombai plusieurs fois, et mes genoux saignèrent au dur contact des pierres ; mais je n’avais pas le temps de me lamenter pour de semblables misères, si pénibles qu’elles fussent. Ma vie était en jeu, et rien ne pouvait m’arracher à mon travail.

Le monticule s’élevait à la hauteur de ma tête avant que la mer couvrit les rochers : mais ce n’était pas assez haut, il y manquait encore deux pieds pour que je pusse atteindre la ligne d’eau. Il fallait cependant en arriver là, et je travaillai sans prendre un instant de repos. Les difficultés que j’avais à vaincre allaient en grandissant ; toutes les pierres du voisinage étant maintenant employées, j’étais obligé de courir assez loin pour m’en procurer d’autres. C’était l’occasion de nouvelles chutes dans lesquelles je me contusionnais bras et jambes. Autre cause de retard : le monceau était devenu aussi haut que moi, la pose de chaque galet prenait quatre ou cinq minutes, et souvent, quand je le croyais bien assujetti, il dégringolait, au risque de me briser les membres.

Après deux heures au moins de travail, mon œuvre se trouva non pas finie, mais interrompue par la marée, comme vous pouvez le deviner. À peine la mer eut-elle commencé à couvrir le récif qu’il disparut complètement sous l’eau et se trouva bientôt à une profondeur considérable.

Malgré cela, je travaillais encore ; le corps courbé, à moitié plongé dans l’eau, je détachais de leur lit de grosses pierres que je hissais ensuite sur la pile. L’embrun me fouettait le visage ; parfois de grandes lames, déferlaient sur moi, menaçaient de m’engloutir ; cependant je travaillais toujours.

À la fin, l’eau devint si profonde qu’il me fut impossible de conserver mon équilibre. Alors, moitié à gué, moitié à la nage, je transportai ma dernière pierre ; puis, grimpant au sommet du refuge que je venais de construire, j’enlaçai avec force de mon bras droit le poteau de signal. Dans cette attitude, je surveillai en tremblant les progrès de la marée.

Je me garderai bien de vous dire que j’attendais les événements avec confiance ; bien loin de là, j’étais au contraire fort effrayé. Si j’avais eu le temps de donner à mon édifice une hauteur suffisante et de le faire assez solide pour qu’il résistât au choc des vagues, je me serais senti plus rassuré. Je savais bien que le poteau ne bougerait pas ; de mémoire d’homme il avait résisté aux plus furieuses tempêtes, mais mon tas de pierres m’inspirait de sérieuses inquiétudes. Comme il n’avait que cinq pieds et qu’il s’en fallait par conséquent d’un pied qu’il atteignît la ligne d’eau, j’étais bien sûr d’avoir les jambes mouillées. Et si la brise augmentait, si une tempête ou même une bourrasque venait à surgir, que deviendrais-je ? J’avais souvent observé, quand la mer était grosse, que les vagues passaient par-dessus le signal. Qu’une tempête s’élevât, j’étais donc perdu sans ressource. J’avais empilé les pierres à la hâte et sans ordre, juste comme elles me tombaient des mains, n’ayant pas le temps de les disposer en assises régulières, et j’avais senti, en y mettant le pied, qu’elles étaient loin d’être solides. Qu’arriverait-il si elles ne l’étaient pas assez pour résister au courant ou au choc des flots ! Entraîné dans leur chute, je serais noyé ou écrasé.

Longtemps je conservai ma première attitude, le bras autour du poteau, que je pressais sur ma poitrine comme un ami bien cher, et, de fait, c’était le seul que j’eusse en ce moment. Comment, sans lui, aurais-je pu bâtir mon cairn ? Et, quand même j’y serais parvenu, m’eût-il été possible de me maintenir au sommet de ce refuge improvisé sans le poteau qui me servait de soutien !

Je gardais mon attitude sans mouvoir un muscle ; à peine osais-je changer mes jambes de place, tant je craignais d’ébranler mon piédestal. Si, par malheur, il s’écroulait, je n’aurais plus, en effet, aucune chance de le rebâtir.

Mais, bien que je tinsse mon corps immobile, je tournais sans cesse la tête de côté et d’autre, fouillant pour la cinquantième fois tous les coins de l’horizon sans apercevoir la moindre voile. Par intervalles, mes regards s’arrêtaient sur les vagues immenses qui, revenant de leur course vagabonde, roulaient en mugissant sur le récif. Elles paraissaient en colère et grondaient en passant près de moi, comme pour me reprocher mon intrusion. Qu’étais-je, faible mortel, pour oser m’établir sur le théâtre favori de leurs sauvages ébats ! Il me sembla même qu’elles me parlaient. Pris de vertige en les regardant et me sentant défaillir, je crus que j’allais être englouti dans le sombre abîme. Je les vis s’élever peu à peu, passer sur les pierres et couvrir mes pieds qui y reposaient. Je les sentis monter, monter toujours ; déjà elles me baignaient les genoux… Ô ciel ! quand donc s’arrêteraient-elles ?

Pas encore… Bientôt elles m’entourèrent la taille et me couvrirent les épaules… Leur écume saumâtre me fouettait le visage, et, me pénétrant dans la bouche, le nez et les oreilles, m’étouffaient à demi !

Heureusement pour moi, la mer était pleine ! et, quoique je me sentisse presque anéanti, je me cramponnai au poteau avec la ténacité du désespoir. Longtemps je tins bon, et j’aurais pu tenir jusqu’au matin, sans un événement qui vint encore aggraver ma situation.

La nuit était venue, amenant avec elle une brise violente ; des nuages menaçants, que j’avais vus à l’horizon à l’heure du crépuscule, se résolvaient en torrents de pluie ; les vagues se soulevaient avec fureur, et leur choc devint si violent, qu’à deux ou trois reprises je faillis être emporté.

Ma frayeur était à son comble, car je voyais bien que, si la mer devenait plus grosse, je n’aurais plus la force de tenir contre les lames.

La dernière vague avait été si forte qu’elle m’avait fait perdre pied. Il s’agissait de retrouver mon point d’appui ; pour cela je me soulevai un peu à l’aide de mes bras, et je cherchais du bout du pied à me replacer, quand une vague énorme, me frappant avec furie, emporta mes deux jambes loin du poteau. Je tins cependant bon avec les mains, et, pendant un moment, je flottai dans une position presque horizontale. La vague passée, j’essayai encore de reprendre position sur le cairn ; mais je l’effleurais à peine que je le sentis s’écrouler sous moi !

Je tins bon cependant.

Incapable désormais de me soutenir, je glissai le long du poteau et tombai au fond de la mer, sur les ruines éparses de ma construction.

Heureusement pour moi, j’avais appris à nager, j’y étais même assez habile. C’était sans contredit le plus utile talent que je pusse posséder en pareille occurrence ; sans lui, je périssais à l’instant. Si je n’avais eu aussi l’habitude de plonger, il est probable que ce plongeon inattendu m’aurait fait perdre la tête.

Il n’en fut rien. Remontant aussitôt à la surface comme un canard, je regardai autour de moi. Je cherchais mon poteau, ce qui n’était point facile, car l’embrun de la mer m’aveuglait. Je tournai deux ou trois fois sur moi-même, comme un chien qui cherche quelque chose dans l’eau ; je ne savais plus dans quelle direction il pouvait être ; j’étais complètement désorienté.

Je l’aperçus enfin, non pas à portée, comme vous pourriez le croire, mais bien à vingt mètres de distance. Le vent et la marée m’avaient fait dériver, et, si je n’y avais pas pris garde, ils m’auraient entraîné en quelques minutes à une distance telle du signal qu’il m’eût été impossible d’y revenir.

Je nageai droit au poteau, non que je visse clairement ce que j’allais y faire, mais poussé par une sorte d’instinct naturel. J’agissais comme le noyé qui s’accroche à un brin de paille. Si je vous disais que j’étais de sang-froid, vous ne le croiriez pas. J’étais, au contraire, très effrayé, non pourtant que je ne craignisse de ne pouvoir atteindre le poteau — j’avais pour cela assez de confiance dans mes capacités de nageur — mais je me demandais avec angoisse quelle garantie de salut il pouvait désormais m’offrir.

Je savais par expérience qu’il m’était impossible de me hisser sur le sommet du tonneau ; c’était une de ces difficultés que même la crainte de la mort ne pouvait me faire surmonter. Si je l’avais pu, j’y serais parvenu depuis longtemps. Une fois assis là, j’aurais pu en toute sécurité tenir tête à l’orage. Bien plus, si j’avais réussi à grimper sur le tonneau avant la tombée de la nuit, quelqu’un m’aurait peut-être aperçu du rivage, et je serais à cette heure à l’abri du danger.

Je n’eus donc pas même l’idée de tenter l’escalade ; la seule chose qui me préoccupât était de savoir par quels moyens je réussirais à me maintenir auprès du poteau sans lâcher prise.

Je l’atteignis enfin, mais non sans efforts, car j’avais à lutter contre le vent, la marée et la pluie. Je l’atteignis et le pressai dans mes bras comme mon sauveur… Qu’était-il autre, en effet ? Sans lui j’aurais tout aussi bien fait de rester au fond de la mer.

Aussi longtemps que je m’appuyai avec les mains sur le poteau, je n’avais pas grande difficulté à me tenir à flot. Par un temps calme j’aurais peut-être pu garder cette position jusqu’à marée basse, quoiqu’elle fût très incommode ; mais la mer était houleuse, ce qui changeait complètement la situation. Il y avait bien eu une accalmie au moment où je regagnai le poteau ; cette heureuse circonstance m’avait permis de reprendre haleine ; mais, après ce trop court répit, le vent était redevenu plus violent et les vagues plus furieuses que jamais. Tantôt elles me soulevaient jusque auprès du tonneau, puis elles me laissaient retomber tout à coup d’une hauteur énorme en se dérobant sous moi ; tantôt elles me faisaient pivoter autour du poteau comme un acrobate qui fait la roue dans un gymnase. Je soutins virilement le premier choc. Je savais qu’il y allait de mon existence et j’étais déterminé à lutter jusqu’à la mort ; mais je sentais mes forces s’épuiser et j’étais agité de tristes pressentiments.

Que pouvais-je faire pour résister à la fureur des flots ? Si seulement j’avais eu une corde pour m’attacher au poteau ! mais une corde était aussi loin de moi qu’un bateau ou le fauteuil de mon oncle. C’était bien inutile d’y penser.

Au même moment, comme si un bon génie m’eût mis l’idée en tête, je m’avisai d’un bon expédient pour remplacer la corde qui me manquait.

Vous êtes impatients de savoir ce que c’était. Eh bien, écoutez :

Je portais, comme tous les enfants du peuple à cette époque, une jaquette d’étoffe grossière de coton à côtes. C’était mon habit de tous les jours, et, depuis la mort de ma pauvre mère, c’était aussi mon habit des dimanches. Ne nous moquons pas de ma jaquette. Depuis lors, j’ai sans doute été mieux vêtu ; j’ai porté le drap le plus fin qui soit sorti des métiers anglais ; pourtant toute la garde-robe que j’aie jamais possédée ne pèse pas dans mon estime autant que cette jaquette à côtes. Je puis dire, en effet, que je lui dois la vie. Il s’y trouvait heureusement une rangée de bons boutons, non pas de ces boutons d’os, de corne ou de plomb, comme on en porte à présent, mais de bons boutons de métal bien solides et grands comme un shilling.

Heureusement aussi j’avais ma jaquette sur moi. Vous vous souvenez, en effet, qu’avant de me mettre à l’eau pour courir après le youyou, je m’étais dépouillé de mes vêtements ; mais, à mon retour de l’expédition, l’air s’étant subitement refroidi, j’avais senti le besoin de me couvrir ; véritable bonne fortune pour moi, comme vous allez le voir.

À présent, comment supposez-vous que j’utilisai ma jaquette ? Croyez-vous que je la déchirai en bandes pour me servir de celles-ci en guise de cordes ? Non, cela eût été assez difficile pour un nageur ballotté par les vagues et n’ayant qu’une main de libre. Je n’aurais pas pu d’ailleurs retirer ma jaquette, qui était littéralement collée à ma peau. Je ne fis donc pas cela ; je recourus à un moyen aussi bon, peut-être meilleur. Je me serrai contre le poteau, je l’entourai de ma jaquette que j’avais eu soin d’ouvrir et je la reboutonnai du haut en bas. Elle était heureusement assez large pour cela. Mon oncle ne me rendit jamais de plus grand service dans sa vie que le jour où il me fit porter cette vilaine jaquette de coton, dans laquelle j’entrais comme dans un sac, et pourtant je me souviens que tout d’abord je pensai autrement.

Quand ma jaquette fut boutonnée, j’eus un moment de répit pour me reposer et réfléchir ; c’était le premier depuis bien longtemps. Je n’avais plus à craindre désormais d’être emporté par la mer, à moins que le poteau ne le fût avec moi. Maintenant, en effet, je faisais partie intégrante du signal au même titre que le tonneau dont il était couronné ; plus encore peut-être, car une haussière ne m’y aurait pas amarré aussi solidement que le faisait ma jaquette.

Cela ne suffisait pas malheureusement pour me mettre hors de danger. Je ne tardai point à m’apercevoir que ma situation ne s’était guère améliorée. En effet, une vague énorme vint rouler sur le récif et me passa par-dessus la tête ; j’essayai bien de l’éviter en me soulevant au moment de son passage ; mais j’étais si bien attaché que je ne pus réussir, et je me trouvai complètement submergé. En fait, je commençai à penser que le danger était pire qu’auparavant. Quand la vague fut passée, je me retrouvai, il est vrai, à la même place ; mais à quoi cela me servait-il ? Encore quelques immersions pareilles et je serais bientôt suffoqué ; mes forces m’abandonnant, je glisserais au bas du poteau où je trouverais une mort certaine.

Toutefois, au lieu de m’abandonner à ces réflexions peu consolantes, je me mis à considérer par quel moyen je pourrais me maintenir au-dessus des vagues. Je pouvais aisément grimper à la partie supérieure du poteau sans défaire un seul bouton ; mais, une fois-là, comment m’y soutenir ? Je glisserais évidemment. Ah ! s’il y avait eu seulement un clou, un nœud, une entaille, si j’avais eu un couteau pour en faire une… mais tout cela me manquait. Je me trompais pourtant. On avait appointé le poteau à son sommet, de sorte qu’il présentait une sorte d’étranglement juste au-dessus du point où il était fixé au tonneau. Je me souvins tout à coup de cette échancrure que j’avais remarquée en essayant de me hisser sur le tonneau. Fournirait-elle à ma jaquette un point d’appui suffisant ? J’en doutais, mais je n’avais pas le temps de me montrer difficile sur le choix des moyens. Je grimpai donc au sommet et je tentai l’expérience, malheureusement sans succès ; alors je me laissai glisser tristement, et, juste au moment où j’arrivais en bas, je disparus sous une nouvelle vague.

Si je n’avais pas réussi, c’est que ma tête m’avait empêché de tirer assez haut le collet de ma jaquette. Je regrimpai aussitôt avec une idée nouvelle ; j’espérais pouvoir fixer quelque chose au sommet du poteau et me suspendre à ce quelque chose ; mais qu’est-ce que cela pourrait bien être ?… J’avais fini par trouver, comme vous allez le voir.

Je portais par bonheur des bretelles, non des bretelles de pacotille, mais de bonnes bretelles en peau de daim bien solide. Voilà ce que je me proposais d’utiliser.

Sans perdre une minute, soutenu seulement par ma jaquette et par mes deux pieds fortement appuyés sur le poteau, je déboutonnai mes bretelles. Quoique cette posture fût très pénible, je ne négligeai aucune précaution. Je pris bien soin de ne pas les laisser tomber en les nouant, de faire le nœud très solide et d’y employer le moins possible de peau dont chaque pouce m’était indispensable. Les ayant assemblées, je fis un nœud coulant dont j’enserrai le poteau, je poussai le nœud jusqu’à l’étranglement juste au-dessous du baril et je tirai fortement. Il ne me restait plus qu’à passer l’autre extrémité à travers ma jaquette et à l’y nouer. J’y parvins après quelque temps ; alors, me laissant porter de tout mon poids, je restai un instant suspendu en l’air. Si quelque pilote m’avait vu en ce moment avec sa longue-vue, il aurait cru certainement à un suicide ou à un terrible crime.

Accablé comme je l’étais, je ne saurais dire si je ris alors de mon attitude bizarre ; mais j’aurais pu en rire, car toute crainte m’avait abandonné. Je me sentais aussi sauf que si j’avais vu Harry et son bateau à dix mètres de moi. Le vent pouvait souffler, la tempête se déchaîner, la mer me couvrir d’écume ; j’étais sûr maintenant de conserver ma position en dépit de tout, et cela me suffisait.

Elle n’était certes pas des plus confortables. De temps en temps, mes jambes étaient si fatiguées qu’elles abandonnaient le poteau, et alors je reprenais mon attitude de pendu, attitude très pénible et assez dangereuse. À cela comme à toute chose il y avait un remède, et je l’eus bientôt trouvé. Je fendis mon pantalon jusqu’aux genoux, je pris les deux languettes restant de cette déchirure, je les passai autour du poteau et les nouai ensemble du côté opposé ; j’obtins ainsi un support pour mes jambes, et moitié assis, moitié suspendu, je passai de la sorte le reste de la nuit.

Quand la mer se retira et découvrit les rochers, vous croyez peut-être que je descendis de ma perche sur le récif ; je m’en gardai bien ; je n’avais nulle envie d’y retourner, à moins de nécessité absolue. Quoique je ne fusse guère à mon aise, je résolus de ne rien changer à mon installation, dans la crainte de ne pouvoir la réussir aussi bien une seconde fois. D’ailleurs, en restant perché à cette hauteur, j’avais bien plus de chance d’être aperçu de la côte et de recevoir du secours.

Le secours, en effet, ne se fit point attendre. À peine l’aurore commença-t-elle à poindre à l’horizon que je vis un bateau s’avancer vers moi à force de rames. Dès qu’il s’approcha, je reconnus, ce que j’avais du reste deviné depuis longtemps, qu’il était monté par Henry Blew lui-même. Je n’essayerai pas de vous peindre ses transports de joie ; il agitait sa rame dans l’air et il poussait tour à tour des éclats de rire et des cris de triomphe à n’en plus finir. Quand il m’eut descendu du poteau et porté dans le canot avec toute sorte de précautions, je lui racontai mon aventure et la perte du youyou. Au lieu de se fâcher, il se mit à rire, disant qu’il était heureux qu’il ne me fût rien arrivé de pis. À partir de ce jour, jamais il ne m’adressa le moindre reproche au sujet de son youyou.


CHAPITRE V
POUR LE PÉROU DEMAIN


Quoique j’eusse vu la mort de bien près, je n’étais pas plus effrayé de l’eau qu’auparavant ; je l’aimais au contraire davantage, précisément à cause de l’excitation que produit le danger.

Bientôt je commençai à ressentir un désir ardent de traverser l’Océan et de visiter les pays lointains.

Peut-être mes aspirations eussent-elles été moins vives si j’avais connu le bonheur du foyer, si j’avais possédé un père et une mère chéris ; mais mon vieil oncle, toujours maussade, ne me portait aucun intérêt, et dès lors nulle affection ne me rattachait au logis. De plus, j’avais à travailler beaucoup dans la ferme, et c’était un genre de vie pour lequel je n’éprouvais aucun penchant. Combien je désirais contempler de mes propres yeux ces pays enchantés dont j’avais lu la description dans mes livres, et que les marins qui revenaient de temps à autre au village m’avaient dépeints sous des couleurs encore plus merveilleuses !

À environ cinq milles de notre petit village, au bas de la baie, se trouvait une grande ville. C’était un véritable port de mer, fréquenté par de grands navires, qui voyageaient dans toutes les parties du monde et transportaient d’immenses cargaisons. Un jour, j’y fus envoyé par mon oncle avec un domestique qui conduisait une charrette pleine des produits de la ferme pour les vendre ; je devais tenir la bride pendant que mon compagnon procéderait au trafic. Or, il arriva que la charrette fut conduite sur l’un des quais, de sorte que j’eus une excellente occasion d’examiner les gros vaisseaux qui s’y trouvaient amarrés et d’admirer leurs mâts élancés et l’élégance de leur gréement.

Il était plus grand que tous ses voisins.

Il y en avait un juste en face de moi qui excita mon admiration d’une façon toute particulière ; il était plus grand que tous ses voisins, et ses mâts, gracieusement terminés en pointe, dominaient de plusieurs pieds tous ceux du port. Toutefois ce n’était ni sa grandeur ni la beauté de ses formes qui attirait le plus mon attention. Ce qui le rendait si intéressant à mes yeux, c’est qu’il était sur le point de mettre à la voile, ainsi que je l’appris en lisant sur une planche attachée dans l’endroit le plus en vue l’inscription suivante :

L’INCA
POUR LE PÉROU
DEMAIN

Mon cœur commença à battre bruyamment dans ma poitrine, comme si j’eusse été menacé de quelque terrible danger ; mais c’était seulement le contre-coup des pensées étranges qui me traversèrent l’esprit quand je lus cette annonce aussi émouvante que brève :

POUR LE PÉROU
DEMAIN

Et ces pensées, rapides comme l’éclair, procédaient toutes de la question que je me posais à moi-même : « Si j’allais au Pérou ? Et pourquoi non ? »

Il y avait à surmonter bien des obstacles, je ne le savais que trop. D’abord, le domestique de mon oncle, qui se tenait près de moi, devait me ramener à la maison, et il eût été absurde de lui demander la permission de partir. En second lieu, il me fallait obtenir le consentement des gens du bord. Je savais bien, malgré ma simplicité, qu’un voyage au Pérou coûte cher et que même les enfants de mon âge ne voyagent pas pour rien. Comme je n’avais pas d’argent, pas même de quoi payer mon passage dans un bac, la difficulté ne laissait pas que d’être sérieuse. Que faire ?

Je vous l’ai déjà dit, mes réflexions se succédaient avec la rapidité de l’éclair. Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que je ne me préoccupais plus ni de la question d’argent ni de la surveillance du domestique de mon oncle, et que je prenais la résolution de partir le lendemain pour le Pérou, avec la conviction de réussir. Quant à dire dans quelle partie du monde se trouve le Pérou, je ne le savais pas plus que l’homme dans la lune, peut-être moins encore.

Toutefois, des matelots m’avaient raconté que le Pérou est un pays très chaud, rempli de mines d’or, de nègres, de serpents et de palmiers, et si loin d’Angleterre qu’il faut au moins six mois pour s’y rendre. C’était précisément le genre de pays que je désirais voir ; j’allais donc partir pour le Pérou à bord de l’Inca.

Ma résolution prise, je dus naturellement considérer de nouveau comment j’obtiendrais mon passage et comment j’échapperais à la surveillance de mon ami John, le conducteur de la charrette. La première difficulté, qui semble peut-être la plus grande, était à ce moment celle qui me préoccupait le moins. C’est que j’avais souvent entendu parler de jeunes garçons qui avaient quitté leurs parents et s’étaient fait admettre à bord de navires où ils avaient servi d’abord comme matelots. Je ne voyais à cela aucun empêchement ; j’étais convaincu que, pour être admis, il suffisait d’être assez grand et assez vigoureux et d’aimer le travail.

Ma taille seule me donnait de l’inquiétude. Je n’étais qu’un très petit garçon, plus petit même qu’on ne l’est d’habitude à cet âge, quoique je fusse bien bâti et assez solide. On m’en avait souvent raillé, et je craignais que cela ne fût un obstacle à mon embarquement sur l’Inca, où j’étais bien décidé à offrir mes services.

Pour le moment, c’était John qui m’embarrassait le plus. J’avais d’abord songé à le planter là et à le laisser partir sans moi ; mais, après réflexion, je me ravisai. Le lendemain matin, John reviendrait évidemment avec une demi-douzaine de domestiques et peut-être avec mon oncle lui-même, avant le départ du navire. Le crieur public publierait ma disparition à son de cloche ; on me chercherait dans toute la ville, peut-être même à bord de l’Inca, où je serais naturellement découvert, puis rendu à mon oncle, reconduit à la maison et fouetté d’importance. Je connaissais assez les dispositions de mon oncle pour être assuré que tel serait le dénouement de mon escapade. Je ne pouvais donc plus penser à laisser John partir sans moi. Après un moment de réflexion, je formai un meilleur plan : je résolus de m’en retourner avec John et alors de partir de la maison même.

Sans lui rien dire de mon dessein, je remontai avec lui dans la charrette ; nous revînmes au village, et je rentrai au logis, aussi calme en apparence que j’étais le matin au départ.


MARINS ANGLAIS.


CHAPITRE VI
JE ME SAUVE


Il était presque nuit quand nous arrivâmes à la ferme. Je pris soin, pendant le reste de la soirée, de me comporter absolument comme d’habitude. Mes parents et les domestiques ne se doutèrent guère du projet que je méditais en silence, et qui par moments me faisait bondir le cœur.

Et pourtant, quand je jetais les yeux sur toutes ces figures qui m’étaient si familières et que peut-être je ne devais plus jamais revoir, quand je pensais que ma disparition allait plonger tous ces braves gens dans l’inquiétude et causer à plusieurs un véritable chagrin, alors j’éprouvais presque des remords.

Mais le prisonnier qui regarde à travers les barreaux de sa prison n’aspire pas plus vivement à être libre que je n’aspirais à être loin, bien loin sur les flots de l’immense Océan.

Sans rien laisser paraître, je soupai et allai me coucher comme d’habitude.

J’avais d’abord pensé à partir pendant la nuit, ce que j’aurais pu faire aisément sans réveiller personne. Il n’y avait pas de voleurs dans notre paisible petit village ; aussi presque toutes les portes n’étaient-elles fermées qu’au loquet. Celle de notre maison était, cette nuit-là surtout, bien facile à franchir, car à cause de l’excessive chaleur, on l’avait laissée entr’ouverte, et j’aurais pu sortir sans bruit.

Mais je réfléchis que, si je partais la nuit, on s’apercevrait dès le matin de ma disparition et on se mettrait à ma recherche. Quelques-uns des chercheurs se rendraient certainement au port et m’y trouveraient ; je ne serais pas plus avancé que si, la veille, j’avais laissé John partir sans moi. De plus, la ville n’étant qu’à cinq ou six milles, que je pouvais franchir en deux heures au plus, j’arriverais avant le lever du capitaine et je serais obligé d’attendre pour m’offrir comme volontaire à son service.

Pour ces motifs, je restai à la maison jusqu’au matin, malgré mon impatience de me mettre en route.

Je déjeunai avec les autres. Quelqu’un fit observer que je paraissais pâle et fatigué ; John répondit que c’était sans doute le résultat du voyage de la veille sous un soleil de feu, et chacun parut se contenter de l’explication.

Je craignais qu’au sortir de table on ne m’envoyât aux champs conduire un cheval ou faire quelque ouvrage en compagnie d’un homme de la ferme qui ne donnerait que trop tôt l’éveil si je décampais ; heureusement, ce jour-là, on ne me donna rien à faire.

Profitant de ma liberté, j’allais chercher mon sloop avec lequel je m’amusais quelquefois, quand j’en avais le temps. Plusieurs de mes camarades possédaient aussi des sloops, des schooners ou des bricks, et nous avions l’habitude d’organiser des régates sur l’étang du parc. C’était un samedi ; il n’y avait point d’école ce jour-là, et je savais qu’après leur déjeuner plusieurs de mes camarades se rendraient certainement à la pièce d’eau. J’avais donc une excellente raison d’y aller moi-même. Je traversai la cour de la ferme portant mon sloop avec ostentation, et je pris le chemin du parc. J’y entrai et me dirigeai vers l’étang, où comme je l’avais conjecturé, plusieurs garçons étaient déjà réunis, en train de faire naviguer leurs petits navires.

« Oh ! pensais-je, si je leur communiquais mes intentions, s’ils pouvaient seulement les soupçonner, quelle émotion et quel tumulte ! »

Ils m’accueillirent avec empressement et parurent joyeux de me revoir. C’est que, dans les derniers temps, les travaux de la ferme ne m’avaient pas souvent permis de m’associer à leurs jeux, ce qu’ils regrettaient pour la plupart, j’en suis-convaincu.

Néanmoins je ne restai avec eux que le temps nécessaire à la petite flotte pour faire un voyage à travers le lac, régate en miniature dans laquelle mon sloop fut vainqueur ; puis, le mettant sous mon bras, je dis adieu à tous et les quittai. Ils s’étonnèrent de me voir partir si tôt ; mais je leur donnai une excuse quelconque, qui les satisfit.

Au moment de franchir le mur du parc, je jetai un dernier regard sur mes compagnons d’enfance, et, à la pensée que je m’éloignais d’eux pour toujours, mes yeux se remplirent de larmes.

Je rampai le long du mur et me trouvai bientôt sur la grande route qui conduit de notre village au port. Je ne fis que la traverser pour gagner un petit chemin qui courait sous bois dans une direction parallèle. Mon but était de passer inaperçu. En suivant la grande route, je pouvais rencontrer quelqu’un du village qui dirait m’avoir vu en indiquant quelle direction j’avais prise.

Je ne pouvais deviner à quelle heure le navire lèverait l’ancre ; cette incertitude m’avait inquiété toute la matinée. Je craignais d’arriver trop tôt, ce qui laisserait aux gens de la ferme le temps de courir après moi et de me rejoindre avant qu’on eût mis à la voile. D’autre part, j’avais peur d’arriver trop tard et de trouver le navire parti. C’eût été pour moi un tel désappointement que j’aurais certainement préféré être repris, ramené à la maison et fustigé. Je n’avais pas d’autre inquiétude, car l’idée ne me vint pas qu’on pût refuser mes services. J’avais oublié que j’étais un tout petit garçon, et la grandeur de mes desseins m’avait élevé dans ma propre estime jusqu’aux proportions d’un homme fait.

Je traversai les bois d’un bout à l’autre, sans rencontrer ni forestier, ni garde-chasse. Il me fallut ensuite prendre à travers champs. J’étais ainsi à une certaine distance de la route, et je craignais moins de me croiser avec quelqu’un de connaissance.

À la fin, j’aperçus les hauts clochers de la ville qui me guidèrent dans la bonne direction.

Après avoir sauté nombre de fossés et enjambé pas mal de haies, faisant incursion par-ci par-là sur des chemins privés, afin de raccourcir la distance, j’arrivai aux faubourgs de la ville. Sans m’arrêter un instant, j’enfilai les rues et finis par en trouver une qui menait au quai. Mon cœur battit avec force quand m’apparurent les grands mâts des navires et que mes yeux s’arrêtèrent sur le plus grand de tous, qui montrait son pavillon hissé jusqu’à la pomme et flottant glorieusement au souffle de la brise.

Sans rien voir autre chose, je m’avançai à grands pas sur la large planche qui conduisait à l’Inca. Je traversai le passavant et me trouvai sur le pont. Je m’étais arrêté près de la grande écoutille où cinq ou six matelots travaillaient au chargement du navire. Ils descendaient dans la cale, au moyen d’un palan, les caisses et les barils amoncelés en pile sur le pont. Tous étaient en manches de chemise, vêtus de vareuses de Guernesey avec de larges pantalons de toile souillés de graisse et de goudron. Près d’eux se tenait un individu en jaquette et en pantalon bleus que je pris pour le capitaine, me figurant que le commandant d’un aussi beau navire devait être un grand personnage superbement habillé.

L’homme à la jaquette bleue donnait constamment des ordres que les marins n’exécutaient pas toujours avec empressement. Je remarquai même qu’ils se permettaient souvent, sur la marche des travaux, des observations qui dégénéraient quelquefois en discussion générale. Tout se passe bien différemment à bord d’un navire de guerre, où l’ordre d’un officier est exécuté instantanément, sans réflexion ni remarque ; mais, à bord de l’Inca, la discipline ne paraissait pas des plus strictes, ainsi qu’il arrive en général dans la marine marchande. Toujours est-il que le bruit des voix, le grincement des poulies, le choc des caisses, le roulement des diables, composaient un vacarme comme je n’en avais jamais entendu ; j’en fus d’abord tout déconcerté, et je restai quelques minutes sans trop comprendre ce qui se passait autour de moi.

bientôt après, un énorme tonneau, que les matelots descendaient, étant arrivé à fond de cale et mis en place, le bruit cessa pour quelque temps. C’est alors qu’un des hommes jeta par hasard les yeux sur moi et me cria en me regardant d’un air de moquerie :

« Dis donc, petit, qu’est-ce que tu viens faire ici ? t’embarquer, hein ?

Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

— Mais non, dit un autre, ne voyez-vous pas qu’il est capitaine et qu’il a son navire ? »

C’était une allusion à mon schooner que j’avais apporté avec moi et que je tenais à la main.

« Ohé ! du schooner, cria un troisième, en partance pour quel port ? »

Cette dernière boutade fut suivie d’un éclat de rire général, et tous les hommes me regardèrent avec curiosité.

Un peu troublé par cette réception un peu inattendue, je restai quelques instants sans savoir que dire ou faire ; mais je fus vite tiré de mon incertitude par le personnage à la jaquette bleue, qui, s’approchant de moi, me demanda d’un ton sérieux ce que je venais faire à bord. Je lui répondis que je voulais voir le capitaine, et comme je croyais parler au capitaine en personne, je me disposais à lui présenter ma requête.

« Voir le capitaine ? répéta-t-il, et que lui voulez-vous ? Je suis le second ; ne puis-je pas faire l’affaire ?

J’hésitai un moment ; mais comme il était le représentant du capitaine, je pensai qu’il n’y avait point de mal à lui déclarer franchement mes intentions, et je répondis :

« Je désire m’embarquer. »

Si l’équipage avait ri tout à l’heure, cette fois il éclata, et le second s’en donna d’aussi bon cœur que les autres.

« Dis donc, Bill, cria un des matelots en s’adressant à l’un de ses camarades, regarde-moi donc ce marmot-là ! Un marin, toi, jeune avorton ! mais tu n’es seulement pas si gros qu’un chevillot. Un marin ! tu veux donc me faire crever de rire.

— Ta mère sait-elle où tu es ? demanda un autre.

— Bien sur que non, dit un troisième, pas plus que son père ; je parierais bien que le moutard s’est sauvé de la maison. Tu les a plantés là, n’est-ce pas, jeune épinoche ?

— Écoute, me dit le second du navire, retourne chez ta mère, présente mes compliments à la vieille dame, et dis-lui de ma part de t’amarrer solidement pendant quelques années au pied d’une chaise avec les cordons de sa jupe. »

Cette recommandation excita de nouveaux éclats de rire.

Humilié de ces railleries, je ne savais que répondre. Dans ma confusion je balbutiai :

« Je n’ai plus de mère. »

Cette réponse sembla mettre un terme à la gaieté bruyante de ces rudes matelots, et j’entendis autour de moi quelques paroles sympathiques.

Il n’en fut pas de même du second, qui reprit sur le même ton moqueur :

« Alors va trouver ton père et dis-lui de te fouetter comme il faut.

— Je n’ai pas de père.

— Pauvre enfant ! c’est un orphelin, après tout, dit un matelot d’une voix compatissante.

— Pas de père non plus ! continua le second, qui me parut une brute sans entrailles, alors va chez ta grand’mère, chez ton oncle ou chez ta tante ; va au diable, si tu veux ! mais sors d’ici à l’instant, ou je te fais administrer une bonne douzaine de coups de garcette ; allons, décampe, entends-tu ? »

Ce méchant homme semblait parler sérieusement ; effrayé de ses menaces, j’obéis sur-le-champ et tournai les talons.

J’avais déjà atteint le passavant et j’allais mettre le pied sur la planche, quand je vis un individu quitter le quai et se diriger de mon côté. Il portait le costume habituel des gens de la ville : redingote noire et chapeau de castor ; mais son teint bronzé et l’expression de son regard indiquaient assez qu’il appartenait à la marine. Il avait un pantalon de drap bleu comme les marins en portent d’ordinaire, et l’idée me vint en le voyant que j’avais devant moi le capitaine de l’Inca.

Je ne restai pas longtemps dans le doute. L’étranger monta à bord avec un air d’autorité et donna des ordres d’un ton qui dénotait suffisamment le commandant en chef.

Je pensai qu’en m’adressant directement à lui j’aurais peut-être encore une chance, et, revenant sur mes pas, je le suivis sans hésitation.

En dépit des remontrances du second, je continuai à suivre le capitaine. Je le rejoignis juste au moment où il allait entrer dans sa cabine.

J’attirai son attention en touchant le pan de son habit. Il se retourna avec surprise et me demanda ce que je lui voulais.

Je lui fis connaître mes intentions en aussi peu de mots que possible. Pour toute réponse il se mit à rire ; puis se retournant, il cria à l’un des hommes :

« Arrivez, Waters, hissez-moi ce marmot-là sur vos épaules et portez-le à terre. »

Sans ajouter une syllabe, il descendit l’échelle de dunette et disparut à mes yeux.

Au milieu de mon chagrin, je me sentis soulevé par les bras vigoureux de Waters qui, après avoir franchi la planche et fait quelques pas sur le quai, me déposa à terre et me dit :

« Maintenant, mon petit lapin, suis bien le conseil de Jack Waters ; reste loin de l’eau salée aussi longtemps que tu pourras, si tu ne veux pas être avalé par les requins. »

Après une pause pendant laquelle il sembla réfléchir :

« Ainsi tu es orphelin, mon pauvre petit ? ajouta-t-il, tu n’as ni père ni mère ?

— Non, répondis-je.

— Ah ! quel malheur ! Moi aussi j’ai été orphelin. Sais-tu que tu es un vaillant petit gaillard de vouloir naviguer ?… Ça mérite quelque chose. Si j’étais capitaine, je t’emmènerais avec moi ; mais, vois-tu, mon poste est sur le gaillard d’avant, et je ne peux rien pour toi. Pourtant je reviendrai quelque jour, et lu seras peut-être plus grand alors. En attendant, prends ça comme souvenir, et qui sait si à mon retour je ne te trouverai pas un hamac ! Allons, adieu, retourne à la maison comme un bon petit garçon et restes-y jusqu’à ce que tu sois un peu plus grand. »

Alors cet excellent homme me donna son couteau, puis il s’en retourna à bord et me laissa seul sur le quai.

Surpris de ces marques d’intérêt, je le suivis des yeux jusqu’au moment où il disparut. Mettant machinalement le couteau dans ma poche, je restai quelque temps à la même place. Mes réflexions n’étaient rien moins que plaisantes, comme vous devez le penser. Je n’avais jamais été si mortifié de ma vie. Tous mes beaux rêves s’étaient évanouis en moins de dix minutes. Après m’être tant bercé de l’espoir de prendre des ris dans les huniers et de visiter les contrées étrangères, je voyais avec amertume tous mes plans anéantis !

Je me sentais honteux et humilié ; j’étais convaincu que tous les passants connaissaient ma déconvenue. En outre, je voyais les matelots me regarder par-dessus les plats-bords d’un air gouailleur et je les entendais rire bruyamment. Incapable de supporter plus longtemps cette situation, je m’éloignai à la hâte.

Tout près de moi, d’immenses caisses, des barils et des ballots de marchandises formaient d’énormes piles dispersées çà et là sur le quai. Je me glissai dans l’un des intervalles qui séparaient ces piles et je me dérobai à tous les regards. J’éprouvai alors autant de satisfaction que si je venais d’échapper à un grand danger, tant on est heureux de fuir le ridicule, même quand il n’est pas mérité.

Je m’assis sur une caisse pour me livrer à mes réflexions. Quel était le meilleur parti à prendre ? Abandonner mes projets de voyages et retourner à la ferme chez mon vieil oncle hargneux et maussade ?

C’eût été, me direz-vous, le plus sage et le plus naturel. Peut-être bien ; mais, si la pensée m’en vint à l’esprit, je ne m’y arrêtai pas un seul instant.

« Non, me dis-je à moi-même, je ne me tiens pas pour battu, et je ne fuirai pas comme un lâche ; maintenant que j’ai fait le premier pas, j’irai jusqu’au bout. Qu’importe si on a refusé de me prendre sur l’Inca. Il y a dans le port des vaisseaux par douzaines ; qui sait s’il n’en est pas où l’on serait heureux de m’accueillir ! En tout cas, je me présenterai dans tous avant de renoncer à mes projets.

« Pourquoi me refuserait-on, après tout ? me disais-je encore. Quelle raison peut-on donner ? ma taille ? Ah ! oui, ils m’ont comparé à un épissoir et à un chevillot. Ils voulaient dire sans doute que je suis trop petit pour faire un matelot ; d’accord, mais je suis bien assez grand pour faire un mousse. J’ai entendu parler de mousses plus jeunes que moi. Mais à propos, quelle taille puis-je donc bien avoir ? Si j’avais une toise, je le saurais tout de suite. Faut-il que je sois étourdi de ne pas m’être mesuré avant de quitter la ferme ! Ne pourrais-je pas le faire ici ? »

J’en étais là de ces réflexions quand j’aperçus sur une des caisses le chiffre 4 p. grossièrement tracé à la craie ; il s’agissait évidemment de la longueur de la caisse : car la hauteur était bien loin d’atteindre quatre pieds. Cette indication était probablement destinée à guider les matelots dans l’arrimage ; quoi qu’il en soit, elle me procura le moyen de connaître ma taille à un pouce près, en moins de trois minutes.

Voici comment je procédai : je m’étendis par terre tout de mon long, parallèlement à la caisse, en ayant soin de placer mes talons de niveau avec l’une des extrémités ; puis, posant la main sur le sommet de ma tête, je constatai qu’il n’atteignait pas l’autre. J’eus beau allonger le cou et les jambes, il s’en fallait presque d’un pouce que je fusse aussi grand que la caisse était longue. J’avais donc un peu moins de quatre pieds ; comme je savais qu’un garçon de cette taille est un bien petit garçon, je me relevai très mortifié de ma découverte.

Avant de me mesurer, je n’avais vraiment aucune idée de ma petite taille. Quel est l’enfant qui ne se croit pas bien près d’être un homme ? Maintenant, je savais à quoi m’en tenir, et je ne m’étonnais plus que les camarades de Waters m’eussent comparé à un épissoir et à un chevillot. Honteux de ma stature lilliputienne, je sentis le courage m’abandonner. Quel navire consentirait à me recevoir ? Aucun certainement, car je n’avais jamais vu de mousse aussi petit que moi. Ceux des bricks et des schooners qui fréquentaient notre petit port avaient bien souvent, au contraire, la taille d’un homme. Il était donc absurde d’offrir mes services, et il ne me restait plus qu’à retourner à la ferme.

Toutefois, j’allai me rasseoir sur la caisse et je retombai dans mes réflexions. J’ai toujours eu l’esprit inventif, même dès ma plus tendre jeunesse : aussi ne fus-je pas longtemps avant de former un nouveau plan qui devait mettre un terme à mon embarras et assurer la réussite complète de mon entreprise.

Je me souvins d’avoir lu des aventures d’enfants et même d’hommes, transportés en pleine mer à bord des navires où ils s’étaient cachés, puis quittant leurs cachettes quand on était trop loin de terre pour pouvoir les y renvoyer. Ce fut pour moi un trait de lumière ; je formai sur-le-champ la résolution de suivre leur exemple. Ne pouvais-je pas, moi aussi, me faufiler à bord d’un navire, peut-être de celui-là même dont j’avais été si honteusement chassé ? C’était le seul qui parût sur le point de mettre à la voile ; mais, pour dire la vérité, dix autres fussent-ils partis en même temps, que je l’aurais encore choisi de préférence.

J’étais si irrité des moqueries de l’équipage et surtout des menaces du second, que ce petit tour de ma façon me semblait une douce vengeance. Je savais bien qu’on ne me jetterait pas à la mer. À part le second, les hommes ne s’étaient pas montrés hostiles ; ils avaient ri à mes dépens sans doute, ce qui était assez naturel, mais plusieurs m’avaient donné des marques de sympathie en apprenant que j’étais orphelin. Il était donc décidé que j’allais prendre passage sur l’Inca en dépit du capitaine, du second et de tout l’équipage.


CHAPITRE VII
JE ME FAUFILE À BORD


Comment faire cependant pour m’introduire à bord et m’y cacher ? Ce n’était pas facile. Je pouvais sans doute monter sur le pont, comme je l’avais déjà fait ; mais je serais certainement aperçu par quelqu’un de l’équipage et chassé de nouveau.

Ah ! si je pouvais suborner un des matelots, obtenir son concours !… Mais avec quoi le payer ? Je ne possédais pas un décime.

J’avais une montre, assez commune, il est vrai, une vieille montre d’argent qui n’avait pas grande valeur, quoiqu’elle marchât assez bien. Elle me venait de ma pauvre mère qui m’en avait laissé aussi une autre bien meilleure, que mon oncle s’était appropriée. J’avais la permission de porter la vieille, et, heureusement pour moi, elle se trouvait dans mon gousset. Si je l’offrais à Waters ou à un de ses compagnons, consentirait-il à m’embarquer en contrebande et à me cacher jusqu’à ce que le navire fût au large ? Ce n’était pas impossible. À tout hasard je résolus d’essayer.

La principale difficulté serait sans doute de me trouver seul avec Waters ou un autre des matelots, afin de lui communiquer mes intentions. Pour y réussir, je résolus de flâner près de l’Inca et de guetter les hommes qui descendraient à terre.

Je ne désespérais pas, du reste, de pouvoir me faufiler à bord tout seul, après le coucher du soleil, quand les hommes, leur journée faite, seraient en bas, à l’avant. Dans ce cas, je n’avais besoin de confier mes projets à personne. À la faveur de l’obscurité, je pensais pouvoir grimper sur le plat-bord, sans être aperçu par l’homme de quart, puis me glisser en rampant jusqu’à la cale et y descendre. Une fois là, rien de plus facile que de me cacher au milieu des tonneaux et des caisses. Mais le navire resterait-il au port jusqu’à la nuit ? Et les gens de mon oncle ne me trouveraient-ils point avant que je me fusse introduit à bord ?

La première question ne m’inquiétait guère. L’écriteau était encore à la même place : « L’Inca, pour le Pérou, demain. » Il n’était donc pas probable que le navire levât l’ancre ce jour-là. Restait le danger d’être repris et emmené à la maison. Après réflexion, il ne me parut point imminent. Les gens de la ferme ne s’apercevraient pas de mon absence avant la brune, ou, s’ils s’en apercevaient, ils attendraient la nuit pour se mettre à ma recherche. Ils penseraient vraisemblablement que l’heure du souper me ramènerait au logis. Après tout, je n’avais nulle raison de m’inquiéter à ce sujet ; sans y penser davantage, je m’occupai des dispositions à prendre pour mener mon entreprise à bonne fin.

Je n’étais pas sans prévoir qu’une fois à bord il me faudrait y rester caché au moins vingt-quatre heures, peut-être beaucoup plus, et naturellement je ne pouvais pas demeurer aussi longtemps sans manger. Mais comment me procurer des provisions ? Comme je vous l’ai déjà dit, je n’avais pas un sou pour acheter des vivres, et je ne connaissais personne à qui m’adresser pour en avoir.

C’est alors que l’idée de vendre mon sloop vint fort à propos me tirer d’embarras. Il ne pouvait plus désormais m’être d’aucun usage. Autant valait-il m’en défaire sur-le-champ.

Sans plus de réflexion, je quittai mon asile de caisses et de tonneaux, et je m’avançai le long du quai à la recherche d’un acheteur. Je l’eus bientôt trouvé : une sorte de bazar maritime s’offrit à mes regards ; j’y entrai et, après un court débat avec le propriétaire, je conclus le marché pour un shilling.

J’avais maintenant assez d’argent pour ce que j’en voulais faire. Avisant une boutique de comestibles, j’y achetai pour six pence de biscuits et autant de fromage ; je bourrai mes poches de mon emplette et je retournai m’asseoir sur ma caisse, au milieu des monceaux de colis. J’avais faim, l’heure du dîner était passée depuis longtemps ; aussi j’attaquai le fromage et les biscuits de manière à alléger considérablement mes poches.

Vers la fin du jour, je pensai que je ne ferais pas mal d’aller en reconnaissance le long du navire, afin de m’assurer de l’endroit le plus commode pour opérer mon escalade quand l’heure serait venue.

Sans perdre un instant, je sortis de ma cachette et je commençai à flâner en affectant un air d’indifférence pour tout ce qui se passait autour de moi. Arrivé vis-à-vis de la proue du navire, je m’arrêtai. Le pont était presque au niveau du quai, parce que le chargement touchait à sa fin. Malgré la hauteur des plats-bords, je vis qu’il me serait facile de les escalader du quai et de redescendre de l’autre côté par les haubans d’artimon. Je décidai à l’instant que je procéderais de cette façon. Les plus grandes précautions seraient naturellement nécessaires, car, si l’obscurité n’était pas assez profonde et que l’homme de quart vînt à me découvrir, c’en était fait de moi ; je serais pris pour un voleur et châtié comme tel. Mais qu’importait ! J’étais résolu à tout risquer.

La plus grande tranquillité régnait à bord ; on n’y entendait pas le moindre bruit. Je vis encore sur le quai une partie du chargement ; mais le pont était abandonné. Les matelots ne travaillaient plus. Où pouvaient-ils être ?

Je m’avançai tout doucement jusqu’au pied de la planche qui conduisait au navire.

Je prêtai l’oreille et j’entendis un murmure confus dans la direction du gaillard d’avant ; je reconnus qu’il était produit par les voix des matelots conversant entre eux. C’est alors que je vis un homme traverser le passavant ; il portait un immense vase fumant rempli de café ou d’un aliment chaud quelconque. C’était le cuisinier qui allait servir la soupe de l’équipage ; je compris pourquoi le pont était désert.

En partie par curiosité, en partie poussé par une idée nouvelle qui venait de me traverser l’esprit, je franchis la planche et me glissai furtivement à bord. J’entrevis un instant les matelots à l’avant du navire, les uns assis sur le cabestan, les autres accroupis sur le pont même, le couteau à la main et la gamelle d’étain sur les genoux. Tous les yeux étaient fixés sur le cuisinier et sur sa cantine fumante ; personne ne regardait de mon côté.

« Maintenant ou jamais ! » me dis-je à moi-même ; et, tout à l’impulsion du moment, je gagnai en rampant le pied du grand mât.

J’étais maintenant au bord de l’écoutille par laquelle je me proposais de passer. Il ne s’y trouvait point d’échelle ; mais la corde qui avait servi à descendre les marchandises pendait du palan au fond de la cale. Je m’assurai qu’elle était solidement attachée, puis, la saisissant des deux mains avec force, je me laissai glisser aussi doucement que possible.

Saisissant la corde des deux mains…

Je faillis bien me casser le cou, car je lâchai prise avant d’arriver en bas et je fis une chute assez forte. Je me relevai néanmoins aussitôt ; puis grimpant sur des ballots qui n’étaient pas encore arrimés, j’allai me blottir sans bruit derrière une énorme futaille.

J’y étais installé depuis cinq minutes environ, quand je tombai dans un sommeil si profond qu’il aurait fallu, je crois, toutes les cloches de Cantorbéry pour me réveiller. C’est que j’avais passé une nuit blanche et que la précédente n’avait guère été meilleure. Bref, je dormis comme un sabot, d’un sommeil interminable, malgré le bruit infernal qui se produisit autour de moi, dès que les hommes se remirent à l’ouvrage.

À mon réveil, sentant que je sortais d’un long-sommeil, j’aurais cru le soleil levé sans l’obscurité complète qui m’entourait. En effet, quand j’étais venu me tapir derrière mon tonneau, j’avais remarqué que la lumière pénétrait par l’écoutille jusqu’au fond de la cale. Maintenant je ne distinguais absolument rien autour de moi ; il faisait donc encore nuit, mais quelle heure était-il ? Je supposais tous les matelots profondément endormis dans leurs hamacs ; mais bientôt des bruits sourds et lointains vinrent frapper mon oreille ; ils étaient évidemment produits par le heurt et la chute de corps pesants que les hommes déplaçaient sur le pont. J’écoutai ; j’entendis un bourdonnement confus de voix, et par moments je réussis à saisir les mots : « Enlève ! tiens bon là ! » Comment, pensai-je, ils procèdent au chargement pendant la nuit ! Je n’en fus pas très surpris, après tout ; ils voulaient sans doute le compléter pour être à même de profiter du vent ou de la marée. Je continuai d’écouter. Ces bruits cesseront bientôt, pensai-je ; mais les heures se succédèrent, et le vacarme durait toujours.

« Ça ne s’arrêtera pas de toute la nuit, pensai-je. Quel travail pour ces pauvres gens ! mais ils recevront double paye, bien sûr ! » Tout à coup le bruit cessa, et il se fit dans le navire un profond silence, ou du moins je n’entendis plus bouger personne.

« C’est donc fini, me dis-je ; ils sont allés se coucher, sans doute ; si j’essayais, moi aussi, de dormir ! Le jour n’est pas encore venu, puisque je n’aperçois pas de lumière ; mais il ne peut tarder à paraître. »

Je m’étendis de mon mieux et je sommeillais peut-être depuis une heure, quand je fus réveillé par un nouveau vacarme.

« Comment, les voilà qui recommencent ! Ce n’était vraiment pas la peine d’aller se coucher pour si peu de temps. En vérité, pensai-je, ces hommes sont infatigables. »

Voilà ce que je me dis d’abord ; mais, à la réflexion, il me sembla plus probable qu’une nouvelle équipe était venue relever la première.

Satisfait de cette conjecture, j’essayai, mais en vain, de me rendormir.

Le travail se poursuivit fort longtemps ; il y eut une pause d’une heure environ, suivie d’une nouvelle reprise. Pour moi, j’attendais toujours la fin de cette nuit interminable ; mais je n’apercevais pas encore le moindre rayon de lumière.

Bientôt je commençai à croire que j’étais le jouet d’une illusion qui me faisait prendre les minutes pour des heures. S’il n’en était pas ainsi, cependant, il fallait que je fusse doué d’un appétit bien étrange, car trois fois j’avais dû recourir à mes provisions, au point de les épuiser presque entièrement. À la fin tout bruit cessa, je n’entendis plus rien pendant plusieurs heures, et je me rendormis dans cet intervalle de silence presque absolu.

J’étais à peine éveillé, que mon oreille perçut de nouveaux sons bien différents de ceux qui avaient précédé. C’étaient pour moi des sons joyeux : car je reconnus le cric-cric-cric du cabestan joint au crac-crac-crac de la grosse chaîne. Si affaiblis qu’ils fussent par la distance, je les entendais encore d’une façon assez nette pour savoir ce qui se passait sur le pont. On levait l’ancre. Nous allions mettre à la voile !

J’eus de la peine à retenir un cri de joie. Cependant je me contins dans la crainte d’être entendu. Le moment n’était pas encore venu de me montrer ; on m’aurait arraché de ma retraite et envoyé promener sans cérémonie. Je restai donc immobile, écoutant le grincement de la chaîne sur l’anneau de fer de l’écubier.

Bientôt le cabestan devint muet à son tour ; puis je crus entendre le sourd mugissement d’un vent impétueux. C’était le murmure confus des vagues qui fouettaient les flancs du navire. L'Inca se mettait donc en mouvement. Je me sentis alors saisi d’une joie inexprimable, et dans mon ivresse je m’écriai :

» Hourrah ! Nous voilà enfin partis ! »

Le balancement continuel du navire et le clapotement de l’eau, que j’entendais très distinctement, me convainquirent que nous avions quitté le quai et que nous gagnions le large. Quel bonheur ! je ne craignais plus d’être repris et reconduit à la ferme. Dans vingt-quatre heures, je voguerais loin de terre sur l’immense Atlantique. J’étais ravi du succès de mes plans.

Je trouvais bien un peu singulier de partir la nuit, car il faisait encore tout à fait sombre ; mais je pensai qu’on avait pris un pilote qui connaissait toutes les passes de la baie et pouvait nous conduire au large aussi bien qu’en plein jour.

Ce qui m’intriguait davantage, c’était la longueur de cette interminable nuit ; je ne pouvais me l’expliquer et je commençai à croire qu’ayant dormi tout un jour, je m’étais éveillé deux nuits de suite. Toutefois j’étais trop heureux d’être parti pour m’inquiéter beaucoup de la singularité du fait ; peu m’importait qu’on eût mis à la voile la nuit ou le jour, pourvu que nous pussions gagner la haute mer en sûreté. Je me recouchai donc en attendant le moment favorable pour me montrer sur le pont.

Je l’attendais avec impatience pour deux raisons : la première, c’est que je mourais de soif ; le fromage et le biscuit m’avaient altéré, et j’aurais bien donné toutes les provisions qui me restaient encore pour un verre d’eau ; la seconde, c’est que, ne pouvant m’allonger faute d’espace et étant couché depuis longtemps sur des planches fort dures, je me sentais tout courbaturé. Mes articulations étaient si douloureuses que je pouvais à peine me retourner. Je souffrais encore plus quand je restais immobile. Les tortures de la soif, jointes à mes souffrances, me causaient une agitation fébrile qui durait déjà depuis de longues heures. Jugez si j’avais hâte de sortir d’une position si pénible ; néanmoins, je jugeai prudent de ne pas me montrer si tôt.

Je savais qu’en général les navires prennent un pilote ; il était probable que nous en avions un. Si donc je commettais l’imprudence de paraître sur le pont avant qu’il eût quitté le bord, j’aurais certainement l’humiliation d’être ramené par le bateau-pilote, et je perdrais ainsi, en un moment, tout le fruit de mes efforts et de mes souffrances.

À supposer même que nous n’eussions pas de pilote, nous étions encore dans les parages fréquentés par les bateaux de pêche et les caboteurs. L’un d’eux, rentrant au port, nous accosterait sans peine, et j’y serais jeté comme un paquet de cordage. C’est pourquoi, en dépit de la soif et de la douleur qui me torturait les membres, je me gardai bien de quitter ma cachette.

Pendant une heure ou deux, le navire glissa paisiblement sur la mer. Le temps était calme, sans doute, et nous étions encore dans la baie ; mais bientôt il commença à tanguer légèrement, et j’entendais, par intervalles, le bordage craquer sous le choc puissant des vagues.

Ce changement ne pouvait que me réjouir.

« Évidemment, pensai-je, nous avons quitté la baie ; nous sommes en pleine mer, où la brise, toujours plus forte, rend les flots plus tumultueux ; le pilote ne peut tarder à partir, et je pourrai paraître sans danger. »

Je n’étais pourtant pas sans inquiétude sur l’accueil qui m’attendait. Je n’oubliais ni la brutalité du second ni les sarcasmes des hommes. Quelle ne serait point leur indignation en voyant que je les avais trompés ! Je serais maltraité sans aucun doute, peut-être même outrageusement fouetté. Franchement, je n’étais pas à mon aise et je me serais bien dispensé de me montrer.

Mais c’était impossible ; je ne pouvais pas rester caché pendant des semaines, que dis-je, pendant des mois ; je n’avais ni eau, ni provisions d’aucune sorte, et, tôt ou tard, il faudrait bien monter sur le pont et courir la chance.

Pendant que je me livrais à ces réflexions, je me sentis envahir par un malaise physique indéfinissable, pire que la soif et que mes douleurs articulaires. J’avais des vertiges et des nausées, la sueur me coulait du front, j’éprouvais à la gorge une sensation d’étranglement très pénible, il me semblait que mes poumons n’avaient plus assez de place pour se dilater dans ma poitrine ; je suffoquais. Une odeur infecte, provenant des eaux qui croupissaient à fond de cale, depuis longtemps sans doute, et dont je pouvais entendre le clapotement, venait encore ajouter à mon agonie.

Par ces symptômes, il n’était pas difficile de reconnaître que j’avais le mal de mer ; je n’en étais, certes, nullement alarmé, quoique je fusse dans un état pitoyable, comme le sont, en général, ceux qui souffrent de cette horrible indisposition. Naturellement, la soif décuplait mes souffrances. Il me semblait qu’un peu d’eau pure m’aurait délivré de mes nausées et rendu la respiration plus libre ; que n’aurais-je pas donné pour en avoir ?

Dans la crainte du terrible pilote, j’endurai patiemment mes maux ; mais le roulis devenait de plus en plus intense, et les exhalaisons de la cale plus nauséabondes ; les convulsions de mon estomac augmentant en proportion, les haut-le-cœur finirent par être insupportables.

« Sûrement, me dis-je, le pilote doit être retourné à terre ; mais, qu’il soit parti ou non, je n’y peux plus tenir. Il faut que je monte sur le pont, où je meurs ! »

Je me soulevai et commençai à ramper à tâtons le long du grand tonneau. Arrivé à l’extrémité, je cherchai avec la main l’ouverture par laquelle j’avais pénétré. À ma grande surprise, je la trouvai close. Je n’en pouvais croire mes sens. En vain j’étendis les mains dans toutes les directions, elles arrivaient partout en contact avec un mur perpendiculaire, qui, à en juger par le toucher, était formé par une caisse énorme. Tout l’intervalle compris entre le tonneau et le flanc du navire était si complètement obstrué par cette caisse, qu’il n’y avait même pas de place pour y introduire le bout du doigt.

J’essayai de la mouvoir avec les mains puis avec l’épaule ; mais j’eus beau employer toutes mes forces, je ne réussis pas même à l’ébranler. Elle paraissait remplie de marchandises très pesantes, et elle était si volumineuse qu’un homme vigoureux aurait eu bien de la peine à la remuer.

Je revins alors sur mes pas avec l’espoir de sortir du côté opposé ; il fut bien vite déçu. Je ne trouvai pas un pouce de distance entre le grand tonneau et un autre tonneau semblable, qui s’appliquait, d’autre part, très exactement à la paroi du navire. C’est à peine si une souris aurait pu passer dans l’interstice. Je cherchai alors une issue au-dessus des deux futailles, mais sans plus de succès. Un espace, tout au plus assez grand pour admettre la main, existait seul entre le sommet des tonneaux et une immense poutre transversale. Si petit que je fusse, je ne pouvais donc songer à, m’y introduire.

Je vous laisse à imaginer la nature de mes sentiments quand je me vis ainsi emprisonné, muré au milieu de la cargaison.


CHAPITRE VIII
ENSEVELI VIVANT


Maintenant, je pouvais comprendre pourquoi la nuit m’avait semblé si longue. Il avait fait jour, mais la grande caisse m’avait intercepté la lumière. Au lieu d’une seule nuit, deux nuits et un jour au moins s’étaient écoulés depuis que j’étais tapi dans ma cachette. Je ne m’étonnais plus de me sentir si courbaturé et d’éprouver une soif ardente. Les courts intervalles de silence que j’avais observés étaient les heures des repas des hommes, et le long repos antérieur à l’appareillage correspondait évidemment à la deuxième nuit de mon séjour à bord.

Je vous ai dit que je m’étais endormi prèsque immédiatement après m’être introduit dans la cale. À ce moment-là, si vous vous en souvenez, il faisait encore jour, et, bientôt après mon entrée, les matelots s’étaient remis à l’ouvrage, quoique je ne les entendisse pas, tant je dormais profondément. C’est alors que la grande caisse, avec bien d’autres sans doute, était venue obstruer l’ouverture qui m’avait livré passage.

Tout d’abord, je ne me rendis pas bien compte de l’horreur de ma situation. Je me sentais, il est vrai, tout à fait incapable de sortir de ma prison ; mais les vigoureux marins qui avaient arrimé les caisses pouvaient aussi bien les déplacer ; il me suffisait donc d’appeler au secours. Hélas, hélas ! je ne pensais guère que mes cris ne pouvaient atteindre une oreille humaine ; j’ignorais que l’écoutille par laquelle j’étais descendu dans la cale était fermée par d’épais panneaux recouverts d’un prélart, et qu’on ne l’ouvrirait plus probablement avant le terme du voyage. Et, quand même l’écoutille n’aurait pas été fermée, il y avait bien peu de chances pour qu’on m’entendit ; ma voix eût été interceptée par l’épaisseur de la cargaison ou couverte par le mugissement des vagues, qui fouettaient incessamment les flancs du navire.

Comme je vous le disais, mes appréhensions furent d’abord légères. Je crus seulement qu’il me faudrait attendre quelque temps encore l’eau, après laquelle j’aspirais si ardemment, car les hommes ne pouvaient arriver jusqu’à moi qu’en déplaçant un certain nombre de caisses et de ballots, ce qui exigerait plusieurs heures de travail.

Ce n’est qu’après avoir poussé les cris les plus aigus, frappé sur les planches à coups redoublés avec les talons de mes souliers, et répété mes cris et mes coups jusqu’à épuisement complet de mes forces, que je compris enfin toute l’horreur de ma situation. Incapable de sortir de l’étroit cachot dans lequel j’étais confiné, sans espoir d’être secouru, je me voyais enseveli vivant !

J’appelai, je criai, je hurlai de nouveau, écoutant par intervalles. Les échos de ma propre voix se répercutaient sur les parois de la sombre cale, mais aucune voix étrangère ne répondait à mes accents douloureux.

J’appelai ! je criai !

« Oh ! m’écriai-je dans mon désespoir, ils ne peuvent m’entendre ! ils ne m’entendront jamais ! personne ne viendra à mon secours ! C’en est fait de moi, je dois mourir ! »

Telle était ma conviction ; le mal de mer, qui s’était un instant calmé, revint bientôt ajouter ses souffrances à ma misère morale et me plonger dans une agonie indescriptible. J’étais à bout ; toute mon énergie m’abandonna, et je tombai comme frappé de paralysie.

Je croyais que j’allais mourir ; je ne mourus point cependant. Les hommes ne meurent ni de désespoir ni du mal de mer, et les enfants non plus. La vie est plus dure qu’on ne croit.

Toutefois je restai de longues heures insensible et dans un état de stupeur complète. À la fin pourtant, je commençai à reprendre mes sens et une partie de mon énergie. Chose étrange ! je sentis également mon appétit renaître. Le mal de mer a cela de vraiment singulier : ceux qui en souffrent mangent souvent de meilleur cœur que d’habitude. Toutefois la soif me torturait bien davantage, et si j’avais encore quelques morceaux de biscuit dans la poche pour atténuer ma faim, je n’entrevoyais aucune espérance de me désaltérer.

Je n’ai pas besoin de vous raconter toutes les réflexions terribles qui me traversaient l’esprit. Je restai de longues heures en proie à une agitation extrême et au plus violent désespoir ; puis, épuisé par les souffrances physiques et les tortures morales, je tombai insensiblement dans un état d’engourdissement général. Je sentis mes idées devenir de plus en plus confuses, et je m’endormis.

Ce ne fut pas pour longtemps ; mon sommeil fut troublé par d’affreux rêves, pas plus affreux cependant que la réalité. Je fus quelque temps avant de me rappeler ou j’étais ; mais, en étendant les bras, la mémoire me revint.

Comprenant de nouveau à quelle affreuse extrémité j’étais réduit, je me mis à pousser de grands cris. Je n’avais pas encore perdu tout espoir de me faire entendre des matelots ; comme je vous l’ai déjà dit, j’ignorais la quantité de marchandises entassées au-dessus de moi, et je ne pensais pas que les panneaux d’écoutille fussent en place.

Il est heureux que je n’aie pas su toute la vérité, car j’aurais certainement perdu la tête, tandis que les lueurs d’espérance qui, par intervalles, alternaient avec mes accès de désespoir, me soutinrent jusqu’au moment où je fus capable d’envisager de sang-froid la terrible réalité.

Je continuais à pousser des cris perçants de temps à autre ; enfin, ne recevant aucune réponse, je perdis tout espoir d’être entendu et je gardai le silence.

Je retombai ensuite dans un état de stupeur qui paralysait mon esprit, sans émousser heureusement ma sensibilité, je souffrais horriblement, surtout de la soif, qui est peut-être la plus grande des souffrances physiques, Je n’aurais jamais cru que le manque d’un peu d’eau pût causer des tortures si cruelles. Quand je lisais des ouvrages de naufragés ou de voyageurs traversant le désert qui étaient morts de soif, je considérais ces récits comme en tachés d’exagération.

Comme tous les enfants anglais, nés dans un pays humide où l’on trouve à chaque pas des sources et des ruisseaux, je ne pouvais guère savoir ce que c’est que la soif. Peut-être, en jouant dans les champs ou sur la côte, avais-je éprouvé cette sensation désagréable dans la gorge qui fait désirer un verre d’eau ; mais ce malaise est presque neutralisé par le plaisir infini que nous nous promettons en nous rafraîchissant, et que nous pouvons toujours goûter dans un temps très court. Nous en sommes même si peu incommodés que nous nous gardons bien en général de boire l’eau d’un fossé ou d’un étang, et nous attendons de rencontrer un puits bien frais ou une source bien limpide.

Ce malaise n’est pas la soif, ce n’en est que le premier degré ; c’est un besoin presque agréable par la confiance que nous avons de pouvoir le satisfaire. Mais supposez-vous transportés à une énorme distance d’une source, d’un étang, d’un fossé, d’un lac, d’une rivière, sans eau ni liquide d’aucune sorte pour étancher une soif naissante ; alors elle prendra un nouveau caractère et deviendra bien autrement cruelle que dans les circonstances ordinaires.

Je suis bien sûr qu’auparavant j’étais souvent resté des jours entiers sans songer à l’eau, précisément parce que je pouvais m’en procurer sur l’heure et à discrétion ; mais maintenant, je n’en avais pas et je ne conservais aucun espoir d’en obtenir ; aussi, pour la première fois de ma vie, la soif me causait-elle de cruelles angoisses.

Je n’avais pas grand’faim. Mes provisions n’étaient pas toutes épuisées. Il me restait encore un peu de fromage et plusieurs morceaux de biscuit. Je me gardai bien d’y toucher dans la crainte d’augmenter ma soif. C’est ce qui s’était déjà produit la dernière fois que j’avais mangé. Mon gosier desséché ne demandait que de l’eau ; à ce moment, l’eau me semblait la chose du monde la plus désirable.

Si je me sentais condamné à mourir de soif, j’ignorais combien de temps durerait mon agonie. J’avais lu des histoires de voyageurs qui avaient résisté plusieurs jours. J’essayai de me rappeler combien au juste, mais je n’y pus réussir. Je m’imaginai que c’était six ou sept jours, quelle épouvantable perspective ! Comment pourrais-je supporter si longtemps de pareilles souffrances ? Comment pourrais-je même les endurer un seul jour ? J’espérai que la mort viendrait plus tôt me délivrer d’une semblable torture. Mais, presque à l’instant où j’appelais la mort de mes vœux, j’entendis un son qui changea sur-le-champ le cours de mes pensées et me fit oublier l’horreur de ma situation. Son délicieux ! c’était comme le chuchotement d’un ange de miséricorde !

J’étais appuyé à l’une des varangues du navire qui traversait ma petite chambre et la divisait en deux parties presque égales. J’avais pris cette attitude uniquement pour changer de position, car, depuis mon entrée dans ma prison, j’avais essayé toutes les positions imaginables afin de me défatiguer.

Je me tenais actuellement debout, pas tout à fait droit cependant, la hauteur de ma chambre étant inférieure à ma taille. Mon épaule reposait sur la varangue, et ma tête, inclinée en avant, était presque en contact avec le grand tonneau sur lequel j’appuyais la main.

Naturellement mon oreille touchait presque les douves de chêne, et c’est à travers celles-ci que je perçus le son qui produisit en moi une réaction si subite et si favorable. Il était bien facile à reconnaître : c’était le bruissement d’un liquide agité par le tangage du navire et par une légère oscillation du tonneau lui-même, qui n’avait pas été convenablement calé.

Toutefois, je ne m’abandonnai point à la joie avant de m’être assuré d’une manière très exacte de la nature du bruit que je venais d’entendre.

La joue appliquée sur les douves et retenant mon haleine, je prêtai une oreille attentive. J’attendis quelque temps, car le fluide du tonneau ne s’agitait que par intervalles et seulement quand le navire faisait ses plus fortes embardées. À la fin, ma patience fut récompensée ; je perçus très distinctement le clapotement que j’avais déjà entendu. Ainsi donc, plus de doute, il y avait de l’eau dans la futaille !

Je ne pus retenir un crû de joie. J’éprouvais les sentiments d’un homme qui, après être resté longtemps en danger de se noyer, finit par se sauver en atterrissant.

La réaction fut si vive que je retombai en chancelant sur la varangue, puis m’affaissai dans un étal d’insensibilité presque complète.

Je ne tardai pas à en sortir. Les tortures de la soif me poussant à agir, je me relevai et m’appuyai contre le tonneau.

Dans quel but ? Celui de trouver la bonde, de la retirer et de soulager ma soif en buvant un bon coup. Pouvais-je en avoir d’autre ?

Hélas ! hélas ! ma joie s’envola presque aussi vite qu’elle était venue. Je dis presque, car il me fallut un certain temps pour passer la main sur les contours de l’immense futaille ; mais j’eus beau explorer chaque douve avec tout le soin qu’y mettent les aveugles et recommencer plusieurs fois la même opération, il fallut bien me rendre à l’évidence : la bonde n’était pas de mon côté ; elle se trouvait soit du côté opposé, soit au sommet. En tout cas je ne pouvais l’atteindre, ni par conséquent en tirer parti. Je savais que chaque tonneau possède, outre la bonde, un trou de coulée situé à l’un des deux fonds. Je me mis à le chercher ; mais je m’aperçus tout de suite que les deux extrémités de ma futaille étaient presque complètement obstruées, l’une par la grande caisse et l’autre par le tonneau voisin dont je vous ai déjà parlé. Il me vint alors à l’idée que ce dernier pouvait aussi contenir de l’eau ; je l’examinai à son tour, mais je ne pus tâter qu’une très petite partie de son extrémité, dont la surface lisse et dure opposait à ma main la résistance du roc.

Découragé par ces tentatives infructueuses, je recommençai à gémir sur mon sort et à me désespérer. Mes tortures étaient maintenant plus cruelles que jamais, car j’entendais par intervalles le clapotement de l’eau à deux pouces de mes lèvres, sans pouvoir en obtenir une seule goutte pour humecter ma gorge desséchée et brûlante !

Si j’avais eu une hache et assez de place pour m’en servir, comme j’aurais défoncé cette immense citerne pour m’abreuver à longs traits de son contenu ! Hélas ! sans le secours d’aucun instrument, les épaisses douves de chêne étaient aussi impénétrables pour moi que si elles eussent été de fer. Quand même j’aurais réussi à trouver la bonde ou le fausset, comment les aurais-je retirés ? Pas avec les doigts sans doute. Dans mon premier élan de joie, je n’avais pas songé à celte difficulté.

Je crois que je m’assis alors, puis me relevai peu après pour faire un nouvel examen du tonneau. Je n’en suis pourtant pas sûr ; cette nouvelle déception m’avait complètement hébété, et je ne puis me rappeler exactement ce qui suivit. Il me semble cependant que j’essayai machinalement de déplacer la grande caisse, sans plus de succès qu’auparavant, bien entendu. Après cela, je restai longtemps couché, en proie au plus sombre désespoir, d’où je fus enfin tiré par une circonstance qui vint fort à propos raviver mes espérances.


CHAPITRE IX
JE METS LA FUTAILLE EN PERCE


Étendu tout de mon long dans ma cellule, reposant sur le côté droit, et la tête appuyée sur le bras, je sentis contre ma cuisse quelque chose comme une saillie de la planche ou un petit fragment de corps dur. Je commençais à en souffrir ; je me relevai donc un peu et j’étendis la main pour l’éloigner. À ma grande surprise, je ne trouvai rien ; mais je m’aperçus aussitôt que l’objet en question n’était pas sur les planches, il était dans la poche de mon pantalon.

Qu’avais-je donc là ? Je n’en avais aucune idée ; j’aurais pu supposer que c’était un morceau de biscuit, si je n’avais mis ce qui m’en restait dans la poche de ma veste, d’où il n’était pas descendu dans celle de mon pantalon. Je tâtai cette dernière ; j’y sentis un corps dur et allongé, sans pouvoir deviner d’abord ce que c’était, ne me rappelant pas avoir apporté autre chose que du biscuit et du fromage.

Je m’assis sur mon séant pour introduire la main dans ma poche, et je sus alors ce qu’elle contenait. Cet objet long et dur qui avait attiré mon attention, c’était le couteau que Waters m’avait donné. En le recevant, je l’avais mis machinalement dans ma poche, où je l’avais oublié.

Sur le moment, cette découverte ne me causa aucune émotion particulière ; elle me rappela seulement la bienveillance du matelot, laquelle contrastait si singulièrement avec la brutalité de son supérieur ; ce fut précisément la même pensée que j’avais déjà eue quand je reçus le présent du premier des deux. Tout en faisant cette réflexion, je retirai le couteau de ma poche ; puis, le plaçant près de moi pour n’en plus être incommodé, je me recouchai sur le côté, comme auparavant.

À peine venais-je de m’étendre ainsi, qu’une idée me traversa l’esprit comme un éclair ; je me remis aussitôt sur les jambes. Toutes mes espérances venaient de renaître, avec le couteau de Waters, ne pouvais-je pas faire un trou à la futaille et arriver jusqu’à l’eau ? Cela me parut tellement praticable que je ne doutai pas un instant du succès. La certitude que j’eus d’obtenir le précieux liquide détermina une complète réaction dans mes sentiments. Une fois encore mon désespoir fit place à la joie la plus folle.

En tâtonnant, je retrouvai le couteau. Je l’avais à peine regardé en le recevant ; maintenant je l’examinai avec soin, par le toucher, bien entendu ; je le palpai dans tous les sens, et autant qu’un pareil examen pouvait le permettre, je cherchai à me rendre compte de sa solidité et du meilleur usage que j’en pourrais faire.

C’était un vrai couteau de matelot dans le genre de ceux que les marins portent d’habitude suspendus au cou par une corde passée dans un trou du manche. La lame, de forme carrée, ressemblait beaucoup à celle d’un rasoir ; elle avait comme cette dernière le dos fort et épais. J’en fus ravi, n’ignorant pas qu’il fallait un solide instrument pour percer les douves de chêne, qui sont très dures.

Après l’avoir ouvert et avoir passé de nouveau mes doigts sur la lame pour bien me familiariser avec sa forme, j’essayai la solidité du ressort en le faisant jouer plusieurs fois ; puis je me mis à l’œuvre.

Vous vous étonnez de me voir prendre toutes ces précautions. Vous vous imaginez que, torturé comme je l’étais par la soif, j’allais me mettre à faire un trou tout de suite afin de pouvoir l’étancher plus tôt. Certes, ma patience subissait une rude épreuve ; mais je n’ai jamais été un enfant téméraire, et à cette heure lugubre, je sentis plus que jamais la nécessité d’agir avec prudence et précaution.

Je savais que la mort, une mort horrible, m’attendait si je ne parvenais pas à forer le tonneau ; si donc il m’arrivait de briser la lame ou seulement de l’épointer, c’en était fait de moi. Il est vrai que, si j’avais réfléchi davantage, je n’aurais pas pris tant de précautions, car, à supposer que j’obtinsse de l’eau, j’apaiserais ma soif, sans doute, mais comment satisfaire ma faim ? L’eau ne suffit pas pour vivre, et où trouver des aliments ?

C’est singulier, mais sur le moment cette idée ne me vint pas. Je n’avais pas faim ; l’agonie que me causait la soif bannissait de mon esprit toute autre préoccupation. Le danger le plus proche, de mourir de soif, m’empêchait d’entrevoir le péril plus éloigné de mourir de faim. Il est donc certain que, si j’avais réfléchi, j’aurais procédé avec moins de prudence. Heureusement je ne réfléchis pas et je commençai méthodiquement l’opération.

Je choisis, un peu au-dessous du centre de la futaille, un endroit où l’une des douves paraissait endommagée et par suite un peu humide. Il fallait, en effet, que je fisse le trou au-dessous du niveau de l’eau, sous peine d’avoir à recommencer, et il se pouvait que le tonneau fut seulement à moitié plein. L’endroit choisi, je me mis à l’œuvre et vis avec satisfaction que l’épaisse douve se perforait assez vite. Le couteau manœuvrait si bien que le chêne, malgré sa dureté, cédait à l’acier encore plus dur de la lame.

Je travaillai ainsi plus d’une heure dans les ténèbres ; mais j’étais déjà si familiarisé avec l’obscurité que je n’éprouvais plus ce sentiment d’impuissance qu’on ressent d’habitude quand on y est subitement plongé. Naturellement je n’allais pas si vite qu’un charpentier avec son ciseau ou un tonnelier avec son vilebrequin, mais quoique mes progrès fussent lents, la douve n’ayant pas plus d’un pouce d’épaisseur, je ne pouvais manquer de la transpercer bientôt.

J’aurais eu bien plus tôt fini sans la crainte de briser la lame. Je me souvenais du proverbe : « Plus on se presse, moins on avance, » et je maniais le précieux outil avec soin Quand je jugeai, par la profondeur du trou, que j’approchais de la face interne de la douve, ma main trembla et mon cœur battit bien fort. Ce fut un moment de vive émotion. Un doute affreux vint soudain me traverser l’esprit, un doute que j’avais déjà éprouvé, mais jamais aussi intense qu’en ce moment. Était-ce bien de l’eau que j’allais trouver ? Ô ciel ! si au lieu d’eau c’était du rhum, de l’eau-de-vie ou même du vin !… Je savais qu’aucun de ces liquides ne suffirait à éteindre ma soif dévorante. Calmée pour un instant, elle redeviendrait plus ardente que jamais. Dans ce cas j’étais perdu, perdu sans retour ; il ne me restait plus qu’à mourir comme tant d’autres dans un accès d’ivresse furieuse.

Le liquide suintait déjà entre le bois et la lame de mon couteau, et j’hésitais à pratiquer la dernière entaille tant je redoutais le résultat.

Enfin, poussé par les tortures de la soif, j’enfonçai ma lame, et les dernières fibres cédèrent. Presque au même moment je sentis un liquide frais m’arroser les mains et mouiller ma manche. Je retirai le couteau après l’avoir retourné dans le trou pour l’agrandir. Le jet partit alors avec force ; aussitôt j’appliquai mes lèvres à l’orifice et j’avalai de longues gorgées, non de spiritueux ou de vin, mais d’eau, d’une eau fraîche et délectable comme celle qui s’écoule des rochers.

Aussitôt j’appliquai mes lèvres à l’orifice…

Oh ! comme je bus de cette eau délicieuse ! Je me croyais insatiable. À la fin, pourtant, ma soif disparut entièrement ; mais l’effet ne fut point immédiat, et je dus revenir plusieurs fois au tonneau avant de me sentir tout à fait délivré de mes souffrances.

Ma soif passée, je me sentis plein d’espoir ; mais je n’oubliai point ma prudence habituelle. Dans les intervalles de mes libations, j’avais empêché l’eau de couler en obturant le trou du bout de mon index. Quelque chose me disait que je ferais bien de ménager le précieux liquide, et je résolus d’obéir à cette suggestion. Quand j’eus fini de boire, je me servis de mon doigt comme auparavant, mais à la longue je me fatiguai de lui faire jouer le rôle de bouchon, et je cherchai autre chose. Je tâtai sur les planches tout autour de moi ; impossible de rien trouver, pas le plus petit morceau de bois à portée de ma main droite. Mon index gauche était toujours à l’orifice ; je n’osais le retirer, tant j’avais peur de gaspiller mon eau. Je songeai au fromage qui me restait. Je le retirai de ma poche ; mais il était beaucoup trop mou pour ce que j’en voulais faire, et il s’émietta dès que je l’appliquai à l’ouverture. Le biscuit n’eût pas mieux valu sans doute. Comment m’y prendre ?

Je pensai alors à boucher le trou avec un morceau de ma jaquette de futaine. Sans perdre un instant, je coupai un morceau de l’un des pans, puis l’appliquant sur l’orifice, je l’enfonçai avec la lame de mon couteau, et je parvins à arrêter le jet. Il se produisait bien encore un léger suintement, mais c’était la moindre des choses. Ce tampon n’était que provisoire en attendant que je pusse imaginer une meilleure fermeture.

J’avais de nouveau le loisir de me livrer, à mes réflexions ; je n’ai pas besoin de dire qu’elles n’avaient rien de gai. Sans doute, je n’avais plus à craindre de mourir de soif ; mais n’étais-je pas forcément condamné à périr de faim dans quelques heures ? C’était inévitable ; il ne me restait plus de ma petite provision que deux biscuits et quelques miettes de fromage. J’en avais pour un repas à peine, après quoi viendrait la faim et bientôt la faiblesse, l’épuisement et la mort !

Chose étrange ! tant que j’avais souffert de la soif, cette pensée ne m’était pas venue, ou du moins je ne m’y étais pas arrêté. Comme je vous l’ai déjà dit, j’étais trop occupé de mes maux présents pour songer à ceux qui m’attendaient. À présent que j’envisageais ma situation avec sang-froid, mes appréhensions revinrent plus vives que jamais. Quand je dis appréhensions, je me trompe, c’est certitude que je devrais dire, certitude absolue d’une effroyable mort. En effet, je ne pouvais m’échapper de ma prison, et puisque je n’avais presque plus de provisions ni aucun espoir de m’en procurer de nouvelles, comment pouvais-je vivre ?

Ainsi, j’en étais réduit à mourir de faim, à moins de me suicider.

J’avais à choisir entre trois genres de mort : la faim, la soif et le couteau, et je vais bien vous étonner en vous disant que mon premier soin fut de considérer lequel de ces trois supplices serait le plus facile à supporter. Oui, c’était à cette heure ma principale préoccupation. Vous la trouverez bien naturelle si vous vous faites une idée de la position où j’étais.

J’avais presque failli mourir de soif ; je savais, par expérience, qu’il est difficile d’en finir avec la vie d’une façon plus affreuse. Je rejetai donc immédiatement ce genre de mort ; mais je réfléchis longuement sur les deux autres, et je pesai froidement le pour et le contre de chacun. Malheureusement, j’avais été élevé presque comme un païen ; j’ignorais à cette époque qu’il est criminel d’attenter à sa vie ; cette considération ne pouvait donc exercer aucune influence sur ma décision. Je n’avais d’autre idée que de conjecturer lequel des deux genres de mort en question serait le moins pénible.

Je restai longtemps absorbé dans cette singulière méditation. Il faut bien pourtant que le bien et le mal soient instinctifs, car quelque chose me disait qu’il est criminel de se tuer, même quand on se tue pour se dérober à la douleur. Cette pensée finit par dominer toutes les autres. Faisant appel à mon courage, je résolus d’attendre l’événement, quelle que fut la date fixée par Dieu au terme de mes maux.

Une fois décidé à épargner mes jours, je pris la ferme résolution de les prolonger aussi longtemps que possible. Quoique le reste de mon biscuit n’eût pas suffi à un bon repas, je m’imposai de ne le manger qu’en quatre fois, en y mettant autant d’intervalle que la faim me le permettrait.

Depuis que j’étais délivré des tortures de la soif, le désir de vivre n’avait fait que croître en moi. Pour dire la vérité, j’avais le pressentiment de ne pas mourir de faim, et ce pressentiment, si léger qu’il fut, soutint mon courage et me rendit quelques lueurs d’espérance. Je ne sais vraiment pas comment j’ai pu espérer encore, tant ma situation semblait sans issue. Mais n’avais-je pas obtenu quelques heures auparavant de l’eau en abondance, quoique j’eusse désespéré d’en avoir ? Et la main de la Providence n’était-elle pas visible dans cette circonstance presque miraculeuse ? Cette même main pouvait donc m’aider encore, m’arracher au supplice de la faim et me délivrer peut-être de mon affreuse prison.

Tout en m’abandonnant à ces pensées, je mangeai la moitié d’un biscuit et j’assouvis ma soif qui était revenue ; puis je remis le tampon à sa place et je m’assis en silence.

Douze heures environ s’écoulèrent ainsi, pendant lesquelles je passai tour à tour de l’espérance à la tristesse et au découragement. La faim me pressait de nouveau ; ne pouvant attendre plus longtemps, je mangeai mon second morceau. Hélas ! il ne fit qu’aiguiser mon appétit, et l’eau que je bus en abondance me remplit l’estomac sans en apaiser les tiraillements.

Six heures après, je fis un autre repas. Les quelques miettes qui le composaient étant avalées, je me sentis plus affamé que jamais. Aussi oubliai-je bientôt la résolution que j’avais prise de faire durer mes provisions plusieurs jours encore ; le premier n’était pas écoulé que tout avait disparu. Que manger maintenant ? Je pensai à mes souliers. J’avais lu que des hommes s’étaient soutenus quelque temps en mâchant leurs bottes, leurs guêtres, leurs ceintures, leurs gibecières et leurs selles. Le cuir est en effet une substance animale, et, même après avoir été tanné, il conserve quelques propriétés nutritives. Je pensai donc à mes chaussures. Je me baissais pour les délacer, quand je sentis quelque chose de froid sur ma nuque. C’était un filet d’eau qui s’écoulait après avoir chassé le chiffon de futaine. Je plaçai mon doigt sur l’ouverture ; puis, tâtant autour de moi, je finis par retrouver mon tampon et je le remis en place.

Cet accident s’était déjà produit plus d’une fois, au grand détriment de ma provision d’eau. L’idée me vint que, s’il se répétait pendant mon sommeil, je courais le risque d’en perdre la plus grande partie ; il fallait donc me procurer un tampon plus solide. Je cherchai autour de moi un petit morceau de bois, mais sans en trouver. Je songeai ensuite à en tailler un dans une des varangues du navire ; elles étaient en chêne si dur que je n’y pus réussir. À la fin j’y serais parvenu sans doute ; mais il me vint alors à l’esprit qu’il me serait beaucoup plus facile d’entamer la grande caisse de sapin. Le sapin, comme on sait, est bien moins dur que le chêne et infiniment meilleur pour faire un fausset.

Je me retournai aussitôt vers la caisse et je commençai à en palper la surface, à la recherche d’un endroit favorable. Ayant trouvé à l’un des coins une légère saillie formée par une planche, j’y enfonçai mon couteau ; puis le pressant fortement de haut en bas, je le manœuvrai alternativement comme un coin et comme un ciseau. Il est probable qu’au moment de l’arrimage les clous avaient été brisés ou arrachés dans un choc ; toujours est-il que la planche céda du premier coup, et que je la sentis vaciller. Je retirai immédiatement mon couteau, le déposai près de moi, et, appliquant mes doigts à la partie saillante de la planche, je tirai de toutes mes forces. Elle se détacha tout à fait après quelques craquements ; alors un bruit particulier attira mon attention. Il était produit par des objets d’une certaine dureté qui s’échappaient de la caisse et roulaient en tombant sur le plancher.

Poussé par la curiosité, j’étendis la main et ramassai, après quelques recherches, deux corps d’égale forme et de même volume ; en les palpant je ne pus retenir un cri de joie.

C’étaient des biscuits, oui ! des biscuits grands comme une petite assiette, d’un demi-pouce d’épaisseur à peu près, lisses, ronds, agréables au toucher et d’une riche couleur brune… Oui, j’en devinais même la couleur, sachant que c’étaient de vrais biscuits de mer ou biscuits de matelots, comme on les appelle généralement pour les distinguer des biscuits blancs du capitaine, auxquels, suivant moi, ils sont supérieurs ; je les trouvai en effet plus suaves et plus sains.

Qu’ils me parurent bons ! car à l’instant même j’en portai un à ma bouche et y mordis à belles dents. Quel morceau délicieux ! Le premier fut bientôt avalé, et alors un second, un troisième, un quatrième et peut-être encore un autre se succédèrent. J’étais bien trop affamé pour m’amuser à compter, et, bien entendu, je les arrosai de copieuses libations.

Je ne me rappelle pas avoir fait, dans tout le cours de mon existence, un repas aussi délectable que celui-là. Je n’éprouvais pas seulement la jouissance de satisfaire un féroce appétit, jouissance très grande, comme chacun sait ; mais je m’enivrais aussi du bonheur de ma découverte. N’étais-je pas assuré désormais de vivre, alors que, l’instant auparavant, je m’étais cru condamné à périr ? Grâce à Dieu, j’étais sauvé. Avec une pareille provision de nourriture et d’eau, je pouvais m’alimenter, en dépit de l’obscurité de mon donjon, pendant des semaines, des mois entiers, jusqu’à la fin du voyage et le déchargement de la cargaison. La simple inspection de la caisse suffit pour me convaincre qu’il en était ainsi. Je n’avais qu’à avancer la main et les précieux biscuits roulaient en abondance sur le sol avec un bruit de castagnettes.

Quel bruit charmant ! Mes biscuits me causaient toutes les délices que l’avare ressent au milieu de ses trésors. Je crus que je ne me lasserais jamais de les manier, de les retirer de la caisse, de les y remettre, de les bousculer en tous sens. Je m’adonnai longtemps à ce jeu ; près d’une heure se passa avant que l’excitation causée par ma découverte me permît de penser et d’agir avec calme.

Il est difficile de décrire les sensations d’un homme arraché tout à coup aux bras de la mort. Celui qui court un danger ordinaire conserve toujours l’espoir d’en sortir sain et sauf ; les dénouements funestes sont heureusement l’exception ; mais, quand on s’est cru voué à une mort certaine et qu’on survit contre toute attente, il s’opère instantanément une réaction telle qu’on a vu des individus mourir de joie et d’autres devenir fous.

Je ne perdis, quant à moi, ni la vie ni la raison ; mais quiconque m’aurait observé quelque temps après l’ouverture de la caisse m’aurait certainement pris pour un fou.

Le bruit de l’eau coulant à plein jet du tonneau sur les planches mit tout à coup fin à mes transports. Le mugissement des vagues m’avait empêché de l’entendre jusque-là, quoiqu’elle coulât sans doute depuis longtemps.

Je ne me rappelais pas avoir remis le tampon la dernière fois que j’avais bu. S’il en était ainsi, la perte devait être considérable, et j’en fus effrayé.

Je m’en serais moins inquiété une heure plus tôt, car j’aurais toujours eu assez d’eau pour le temps que j’espérais vivre ; mais, actuellement, je me trouvais dans des conditions toutes nouvelles ; je pouvais rester plusieurs mois emprisonné derrière le tonneau ; chaque goutte d’eau m’était donc indispensable. Si je venais à en manquer avant la fin du voyage, je me retrouverais comme devant condamné à mourir de soif.

Sans perdre une seconde, j’arrêtai le jet en pressant mon doigt contre l’orifice que je bouchai ensuite avec le morceau de futaine. Cela fait, je procédai à la fabrication d’un fausset, comme j’en avais d’abord le dessein. Saisissant la planche que j’avais détachée de la caisse, j’y coupai sans difficulté un petit morceau de bois, auquel je donnai une forme conique et qui s’adaptait exactement à l’ouverture de la futaille.

Brave matelot ! Comme je te bénissais pour ton présent !

Je me reprochais ma négligence et je regrettais d’avoir percé le tonneau si bas. Je l’avais pourtant fait par précaution ; c’était d’ailleurs à un moment où je n’avais d’autre pensée que d’étancher ma soif le plus tôt possible.

Il était encore fort heureux que j’eusse remarqué si tôt l’écoulement ; s’il avait continué jusqu’à ce que la surface de l’eau fût descendue au niveau du trou de coulée, il ne m’en serait resté à peine que pour une semaine.

Je m’efforçai, mais en vain, d’apprécier la quantité d’eau perdue. J’étudiais la résonance du tonneau en le frappant à différentes hauteurs avec le manche de mon couteau ; mais le craquement des poutres du navire et le bruit des flots ne me permettaient pas de différencier les sons avec exactitude. Je crus pourtant constater une grande résonance, indice d’un vide considérable. Si c’était une idée, en tout cas elle ne me plut guère, et l’abandonnai mon exploration, en proie à une vive anxiété. Heureusement, le trou du tonneau n’avait guère que le diamètre de mon petit doigt qui, à cette époque, n’était pas beaucoup plus gros qu’une plume d’oie, et je savais qu’il faudrait un temps considérable pour qu’une si grande futaille pût se vider par une si petite ouverture. J’essayai de me rappeler quand j’avais bu la dernière fois ; il ne me sembla pas qu’il y eût longtemps, une heure peut-être au plus ; mais impossible de fixer mes idées à ce sujet.

Je restai longtemps à considérer par quel moyen je pourrais déterminer la quantité d’eau que le tonneau contenait encore. Je me rappelais avoir entendu dire que les brasseurs, les tonneliers et les douaniers savent reconnaître à peu près la quantité de liquide contenu dans un baril sans le jauger. Ce fut pour moi un vif regret d’ignorer comment ils s’y prenaient.

Je connaissais bien un moyen, mais je manquais de l’instrument nécessaire pour y recourir. Je savais assez d’hydrostatique pour me rappeler que lorsqu’un tube est mis en communication avec un réservoir quelconque plein de liquide, celui-ci s’élève à la même hauteur dans le tube et dans le réservoir. Si donc j’avais eu à ma disposition seulement un tube élastique, en le fixant au trou de coulée, j’aurais immédiatement reconnu la hauteur de l’eau dans la futaille. Mais où trouver un tube ? Impossible d’employer ce procédé.

Juste à ce moment, je songeai à un autre moyen tellement simple que je fus surpris de ne pas y avoir pensé plus tôt. Il consistait à pratiquer un trou au-dessus de celui qui existait déjà, puis un autre, et ainsi de suite jusqu’au point où l’eau cesserait de couler. Je serais ainsi fixé sur ce que je voulais savoir. Si je faisais mon premier trou trop bas, je pourrais facilement le boucher avec un fausset, et de même pour les autres. C’était beaucoup d’ouvrage sans doute, mais je n’en étais pas fâché ; le travail m’aiderait à passer le temps et m’empêcherait de songer à ma misérable situation.

Comme je me mettais en devoir de commencer mon opération, il me vint à l’esprit que je ferais peut-être mieux de mettre en perce l’autre tonneau placé à l’extrémité de ma petite chambre. S’il contenait de l’eau, lui aussi, je n’avais plus besoin de m’inquiéter, car assurément deux futailles de cette dimension devaient en contenir assez pour le plus long voyage. Aussitôt je me mis à l’œuvre. Je n’étais pas si excité que la première fois, le résultat ne pouvant avoir la même importance. Je fus néanmoins très désappointé, quand, l’extrémité de ma lame pénétrant à l’intérieur, je reconnus qu’au lieu d’eau c’était de l’eau-de-vie qu’il contenait.

Je reportai alors mon attention vers la futaille d’eau. Plus anxieux que jamais d’en déterminer exactement le contenu, ma seule ressource désormais, je commençais à pratiquer un trou à peu près vers le milieu, et, après une bonne heure de travail incessant, je sentis les fibres les plus internes de la douve céder sous la pointe de mon couteau.

Mes appréhensions, quoique vives, ne l’étaient pas autant que la première fois ; je ne me trouvais plus en danger de mourir de soif sur l’heure, et, si cette triste éventualité devait se produire, la date m’en paraissait heureusement éloignée. Je ne pouvais néanmoins me défendre d’une certaine anxiété ; aussi poussai-je un cri de joie quand je sentis des gouttes d’eau fraîche filtrer le long de ma lame. Je fermai immédiatement la petite ouverture que je venais de faire, et j’en commençai une autre sur la douve supérieure. Cette fois encore j’obtins la récompense de mes peines. La perforation d’une troisième douve me donna le même résultat, mais à la quatrième, l’eau ne vint plus. Peu importait du reste, car j’étais arrivé près du sommet de la futaille, et, puisque j’avais trouvé de l’eau à l’avant-dernier trou, elle devait être plus qu’aux trois quarts pleine, ce qui me suffisait amplement pour plusieurs mois.

Enchanté de mon exploration, je m’assis et je dévorai un autre biscuit avec autant de plaisir que si j’avais mangé de la tortue ou du gibier à la table d’un lord maire.


CHAPITRE X
JE ME RATIONNE


Je n’éprouvais plus désormais d’inquiétude et me sentais tout joyeux. La perspective d’être enfermé pendant six mois m’aurait paru bien désagréable en toute autre circonstance ; mais, après les angoisses horribles que j’avais ressenties et dont j’étais à cette heure heureusement délivré, mon emprisonnement me semblait peu de chose, et je résolus de le supporter avec calme et résignation.

Il devait durer six mois, six mois au moins, selon toute probabilité. C’est bien long pour un captif ou un criminel ; c’est bien dur, même dans une chambre éclairée où l’on trouve bon lit, bon feu, bonne table et des êtres humains avec qui causer ; mais combien n’était-ce pas plus-terrible encore pour moi !

Enseveli dans un trou si petit que je ne pouvais ni me redresser tout à fait ni m’allonger horizontalement, sans lit, sans feu, sans lumière, respirant un air fétide, couché sur des planches du chêne le plus dur, nourri de biscuit et d’eau, juste assez pour ne pas mourir de faim, sans autre distraction que le craquement continuel de la charpente du navire et le mugissement monotone des vagues : telle est l’existence qui m’attendait pendant six mois.

Et pourtant je ne m’en inquiétai pas. J’étais trop heureux d avoir échappé à la mort pour me préoccuper beaucoup de ma condition actuelle, si misérable qu’elle fût ; mais je ne devais pas tarder à m’en fatiguer. J’étais pour le moment tout à la joie et à la confiance. Je ne poussais cependant pas celle-ci jusqu’à me contenter d’un à peu près touchant mes moyens d’existence ; j’étais au contraire décidé à faire immédiatement le compte exact de mes provisions, afin de savoir si elles me dureraient jusqu’à la fin du voyage.

Je m’étais figuré d’abord que je n’arriverais jamais à consommer toute l’eau de ma futaille ni une caisse de biscuits de cette dimension ; mais, en y réfléchissant, je conçus quelques doutes. La goutte d’eau qui tombe constamment finit par faire un trou dans la pierre la plus dure et aussi par vider la plus grande citerne. C’est là une question de temps, et six mois c’est bien long ! près de deux cents jours !… Plus je réfléchissais, plus je sentais augmenter mon inquiétude. Il m’importait donc, pour y mettre un terme, de savoir au plus vite à quoi m’en tenir. Si je rencontrais une grande abondance de provisions, tant mieux ! plus de tourments ! mais, si, au contraire, j’étais menacé de me trouver à court, il me faudrait prendre la seule précaution possible et me mettre immédiatement à la ration.

Quand je me reporte au passé, je suis tout surpris de l’habileté que je déployais à un âge si tendre. La prévoyance et l’énergie que peut développer chez un enfant l’instinct de la conservation sont véritablement merveilleuses.

Sans autre préambule, je commençai mes calculs. Je pris pour point de départ une période de six mois, ou, plus exactement, de 183 jours, sans même en retrancher le temps (environ une semaine) qui s’était écoulé depuis que nous avions mis à la voile. Sûrement, en six mois, le navire pouvait faire la traversée et opérer son déchargement. En étais-je bien sûr cependant ? Non, loin de là ! Je savais bien que l’on comptait généralement six mois pour un voyage au Pérou ; mais s’agissait-il d’une traversée courte ou longue, ou seulement d’une moyenne ? je l’ignorais absolument, et alors comment baser mes calculs sur une donnée si incertaine ?

Il fallait bien tenir compte des retards causés par les calmes des régions tropicales et les tempêtes du cap Horn, si connu parmi les marins pour ses vents variables, sans parler d’autres obstacles qui pouvaient prolonger le voyage au delà de six mois.

C’est sous le coup de ces appréhensions que je procédai à l’examen de mes ressources. Rien de plus simple, je n’avais qu’à compter les biscuits ; je pouvais vivre avec deux par jour, quoique je ne dusse probablement guère engraisser à un pareil régime. À la rigueur, un seul biscuit par jour, ou moins encore, suffisait pour me soutenir, et je me promis de les économiser autant que possible.

Je sus bien vite le nombre de mes biscuits ; mais j’aurais pu le connaître sans prendre la peine de les compter. En effet, la caisse avait environ trois pieds de long, deux de large et un de profondeur ; d’autre part, chaque biscuit présentait en moyenne six pouces de diamètre et trois quarts de pouce d’épaisseur ; donc, il en devait tenir exactement 32 douzaines dans la caisse. Mais ce n’était pas une peine de le compter, j’y prenais un vrai plaisir. Je les retirai donc de la caisse et trouvai les 32 douzaines moins huit, dont il m’était facile d’expliquer l’absence. 32 douzaines faisaient 384 biscuits, et 376 en retranchant les 8 que j’avais mangés. À raison de deux biscuits par jour, j’en avais pour 188 jours, ou un peu plus de six mois ; mais, craignant que le voyage ne se prolongeât, il me parut prudent de réduire ma ration quotidienne à moins de deux biscuits.

« Mais, pensai-je, s’il y avait une autre caisse de biscuit derrière celle que je viens de vider, je serais assuré contre la disette et délivré de toute inquiétude pour l’avenir. »

Était-ce impossible ? non, certainement. Il est vrai que, dans l’arrimage des navires, on n’a qu’une chose en vue : placer les caisses, balles ou barils de façon qu’ils remplissent exactement un espace donné. On ne s’occupe donc que de la forme et du volume des colis sans s’inquiéter de ce qu’ils contiennent, d’où il suit que les marchandises les plus variées peuvent se trouver empilées les unes sur les autres. Je savais cela ; mais il se pouvait néanmoins que deux caisses de biscuits se trouvassent côte à côte.

Comment pouvais-je m’en assurer ? Impossible de contourner celle que je venais de vider ; impossible également de passer au-dessus ou par-dessous, puisqu’elle obstruait entièrement le passage par lequel je m’étais introduit.

« Ah ! m’écriai-je, frappé d’une idée subite, je vais passer à travers ! »

C’était assez faisable. La planche que j’avais déjà enlevée et qui faisait partie du couvercle, laissait une ouverture suffisante pour que je pusse y pénétrer ; rien de plus facile, par conséquent, que de m’y introduire et de pratiquer sur le fond une large entaille qui me permettrait d’explorer ce qui se trouvait derrière. Je me mis à l’œuvre aussitôt ; j’élargis l’ouverture du couvercle pour pouvoir travailler plus à mon aise et j’attaquai le fond avec mon couteau. Le sapin m’offrait très peu de résistance ; mais j’avais à peine commencé qu’il me vint une autre idée. Je venais de m’apercevoir que les planches du fond n’étaient que clouées ; un maillet ou un marteau m’aurait suffi pour les faire sauter. Je n’avais, il est vrai, ni l’un ni l’autre ; mais je pouvais, à la rigueur, les remplacer par mes talons. Me plaçant dans une position horizontale, et, prenant un point d’appui avec les mains sur la varangue, je lançai sur le fond de la caisse une telle volée de coups de pied, que l’une des planches s’écarta, mais en partie seulement, retenue quelle était par un corps résistant placé tout contre. Je me retournai pour constater à quel résultat j’étais arrivé. Je trouvai la planche déclouée, mais toujours en place et m’empêchant, par suite, de tâter ce qu’il y avait derrière. En employant toute ma force, je parvins à la repousser de côté, puis en bas, et j’obtins ainsi une ouverture assez grande pour y introduire la main.

Je réussis à abaisser la planche.

Derrière ma caisse à biscuits que je venais de briser, je rencontrai une caisse d’emballage assez semblable, mais dont il restait à déterminer le contenu. C’était facile. Après de nouveaux efforts, je réussis à abaisser horizontalement la planche détachée, de façon qu’elle ne me fit plus obstacle. La seconde caisse était à peine à deux pouces de la première. Armé de mon couteau, j’y eus bientôt fait brèche. Hélas ! quel désappointement ! J’y trouvai des étoffes de laine, drap grossier ou couvertures, si fortement pressées qu’elles offraient au toucher la dureté du bois. Il n’y avait point de biscuits ; force m’était donc de me rationner et de tirer le meilleur parti possible des provisions que je possédais déjà.

Je connaissais maintenant le compte exact de mes provisions. Avec deux biscuits par jour, je pouvais soutenir le siège pendant plus de six mois ; mais, craignant qu’il ne durât davantage, je résolus de rogner ma ration d’un demi-biscuit ou même d’un biscuit entier chaque fois que je n’éprouverais pas une faim trop pressante. Cette disposition, si je l’observais ponctuellement, m’assurait des vivres pour une période bien supérieure à six mois.

Il me parut également nécessaire de déterminer la quantité d’eau que je pouvais consommer chaque jour. Cela me sembla d’abord impossible. Je n’avais aucun moyen de mesurer ce qui restait dans ma futaille, et je ne savais même pas quelle était sa contenance.

C’était un vieux fût de vin ou d’eau-de-vie, comme ceux dans lesquels on met d’habitude à bord des navires la provision d’eau de l’équipage ; mais j’ignorais quel genre de liquide il avait contenu jadis. Si je l’avais su, j’aurais pu dire sa dimension exacte.

Au parfum qui se dégageait de ma futaille, car vous savez qu’un vieux fût conserve toujours le bouquet du liquide qu’on y a enfermé, un connaisseur aurait certainement pu dire ce qu’on y avait mis jadis ; pour moi, j’en étais incapable.

Pour trouver la capacité de mon tonneau il me fallait connaître sa longueur, sa circonférence à l’une ou à l’autre de ses extrémités et enfin sa circonférence à la partie la plus renflée. Avec ces trois dimensions, je pouvais dire, à un litre près, combien il contenait de pouces cubes d’eau. Ce nombre, divisé par 69, me donnerait ensuite le nombre de litres ; mais la difficulté consistait à prendre les trois dimensions. Comment faire ? Rien de plus facile que de mesurer la longueur, mais impossible d’obtenir les circonférences, puisque je ne pouvais ni atteindre le sommet de mon tonneau ni en contourner les extrémités. Autre difficulté : je n’avais pour opérer mes mesures ni règle ni cordeau.

J’étais néanmoins résolu à ne point abandonner mon plan avant d’y avoir mûrement réfléchi. Cette occupation m’aiderait à passer le temps, ce qui était pour moi d’une importance capitale. Mon vieux maître d’école m’avait inculqué cette vérité précieuse que la persévérance conduit souvent au succès, alors même que le succès semblait impossible. Je me déterminai en conséquence à ne point considérer mon projet comme impraticable, tant que je n’aurai pas épuisé toutes les ressources de mon imagination. Ma persévérance fut récompensée en moins de temps qu’il ne m’en faut pour vous le décrire ; le moyen de jauger mon tonneau me fut révélé. Ce fut en cherchant comment je pourrais parvenir à déterminer les différents diamètres, que je le découvris. Il me fallait pour cela une baguette rectiligne, assez longue pour le traverser dans sa partie la plus renflée. En introduisant cette baguette par une ouverture de la paroi et la conduisant jusqu’à la paroi diamétralement opposée, j’obtenais ainsi évidemment la longueur exacte du diamètre à cet endroit ; puis, en multipliant le diamètre par trois, j’aurais la circonférence.

Par un heureux hasard, un des trous que j’avais pratiqués se trouvait au milieu de la partie la plus renflée du tonneau. Une baguette introduite dans ce trou devait me donner le plus grand diamètre. Vous pensez peut-être que j’aurais pu arriver au même résultat en plantant verticalement ma baguette près de la futaille, et en lui faisant une coche à la hauteur du sommet de celle-ci Je l’aurais pu sans doute si mon tonneau avait reposé sur un plan horizontal, et si j’avais eu assez de lumière pour observer le niveau ; mais sa base disparaissant entre les poutres du navire, je me trouvais dans l’impossibilité de planter ma baguette de niveau avec cette base.

Le meilleur procédé me semblait donc consister dans le mesurage intérieur, et je ne me cassai point la tête à en chercher un autre.

Mais où trouver une baguette ? me direz-vous. La planche de sapin que j’avais enlevée à ma caisse de biscuits devait me la fournir ; je n’y eus pas sitôt pensé que je me mis à l’œuvre. Cette planche n’avait, il est vrai, guère plus de deux pieds de long, tandis que le diamètre que je voulais mesurer en avait bien quatre ou cinq, mais avec un peu d’ingéniosité on pouvait surmonter cet obstacle. Il suffisait de tailler dans la planche trois morceaux de bois et de les ajuster bout à bout. C’est ce que je fis. Je coupai le sapin dans le sens des fibres ; puis, ayant obtenu trois petites baguettes de l’épaisseur que je désirais, je m’appliquai à les rendre lisses et arrondies, et je les taillai en biseau aux extrémités. Il ne me restait plus qu’à me procurer deux morceaux de corde, ce qui était pour moi la chose du monde la plus facile. Je portais de petits brodequins lacés jusqu’à la cheville avec deux petites lanières de veau d’un mètre de long ; c’était bien l’affaire. Les ayant retirées des trous, je m’en servis pour ficeler mes petits bâtons les uns au bout des autres, et j’obtins ainsi une baguette de cinq pieds au moins, assez longue pour traverser ma futaille et assez mince pour pénétrer dans le trou, que j’avais du reste légèrement agrandi.

« Jusqu’à présent, ça va bien, » pensai-je. Je me levai pour introduire ma baguette, mais jugez de mon désappointement quand je vis que je ne pouvais accomplir cette opération qui semblait la plus simple de toutes. Ce n’est pas que le trou fût trop petit, ou ma baguette trop longue, mais je n’avais pas d’espace pour la manœuvrer. Si ma cabine avait presque six pieds de long, elle en avait à peine deux de large. Il m’était donc impossible d’introduire ma baguette sans la plier au point de la rompre, car le sapin sec se brise comme un tuyau de pipe.

J’étais vexé de n’avoir pas songé à cela plus tôt ; je l’étais surtout en pensant qu’il me faudrait renoncer à mon invention ; mais je m’aperçus, après avoir réfléchi, qu’on ne doit jamais se hâter de conclure. Je venais en effet de trouver le moyen de faire entrer ma jauge sans la plier et, par conséquent, sans m’exposer à la rompre. Pour cela, il me suffisait de la démonter, d’insérer dans la futaille le premier morceau auquel je fixerais le second, puis, après les avoir enfoncés tous les deux, de fixer de la même manière la troisième au second. En cinq minutes ce fut fait. Saisissant alors ma baguette par la partie saillante, je la dirigeai vers un point de la paroi diamétralement opposé à l’ouverture, puis, la maintenant solidement, je lui fis une entaille juste au niveau extérieur de la douve ; en déduisant l’épaisseur de celle-ci, j’obtins la mesure cherchée. Cela fait, je retirai ma jauge pièce par pièce, comme je l’avais introduite. Je pris bien soin d’indiquer par des coches l’étendue des assemblages, afin de pouvoir lui rendre la longueur exacte qu’elle avait dans le tonneau : précaution d’une importance capitale, si on songe qu’une erreur seulement d’un quart de pouce dans la longueur du diamètre fait une différence d’un grand nombre de gallons.

Maintenant que j’avais le diamètre du cône à sa base, il fallait trouver celui du sommet. Ce fut l’affaire d’une seconde.

Aux deux bouts du tonneau, il n’y avait pas assez d’espace pour admettre mon bras, mais je pouvais y passer ma baguette. J’appliquai donc l’extrémité de celle-ci juste au milieu du rebord opposé, et je fis ma coche comme précédemment. Si je n’avais pu introduire ma baguette, il m’aurait fallu percer un trou près de l’extrémité du tonneau et procéder comme je l’avais déjà fait pour obtenir le grand diamètre.

Restait maintenant à déterminer la longueur du tonneau. Si simple que cela paraisse, j’eus beaucoup de peine à l’obtenir avec exactitude. Je n’avais, pensez-vous, qu’à tenir ma baguette parallèlement à la futaille et à l’entailler vis-à-vis les extrémités de celle-ci. C’est sans doute très facile quand on y voit clair ; mais, dans l’obscurité profonde où j’étais, le toucher seul me permettait d’établir la correspondance entre le bout de ma baguette et celui du tonneau, et encore sans aucune précision ; en raison de la distance qui les séparait, mes doigts ne réussissaient pas à les atteindre en même temps et devaient passer alternativement de l’un à l’autre. Autre cause d’erreur : je ne parvenais pas, malgré tous mes efforts, à maintenir ma baguette immobile. Ce procédé finit donc par me paraître impraticable, et je restai quelque temps dans un sérieux embarras. Je me trouvais en face d’une difficulté tout à fait imprévue, car, si dès le principe j’avais considéré la recherche des diamètres comme assez difficile, celle de la longueur ne m’avait nullement préoccupé.

Enfin la réflexion me suggéra un plan qui devait me permettre d’atteindre mon but. Je n’avais qu’à me faire une autre baguette en fixant bout à bout deux nouvelles longueurs taillées dans ma planche de sapin.

J’appliquai alors ma première baguette horizontalement à l’extrémité du tonneau dont elle dépassait le bord d’un pied environ de chaque côté. Je plaçai ensuite ma seconde baguette dans une direction également horizontale, le bout appuyé contre la partie saillante, de façon à former avec elle un angle droit. Je fis alors une coche à l’endroit où elle arrivait en contact avec le point le plus renflé du tonneau, c’est-à-dire avec le milieu ; puis, déduisant de cette mesure la hauteur du rebord et l’épaisseur du fond, j’obtins la moitié de la longueur intérieure de ma futaille, ce qui me suffisait, puisque deux demies font un entier.

Maintenant fous les éléments du problème étaient en ma possession ; il ne me restait plus qu’à en chercher la solution.


CHAPITRE XI
QUOD ERAT FACIENDUM


Il m’était assez facile de déterminer la capacité de mon tonneau en pieds cubes et de réduire ensuite ceux-ci en gallons. Je savais assez d’arithmétique pour faire ce calcul, quoique je n’eusse à ma disposition ni papier, ni plume, ni ardoise, ni crayon. J’en aurais eu, d’ailleurs, que l’obscurité ne me permettait pas de les utiliser ; mais je n’en avais pas besoin. Je m’étais souvent exercé à compter de tête, si bien que je pouvais additionner, soustraire, multiplier ou diviser des nombres composés de beaucoup de chiffres sans le secours d’une plume ou d’un crayon. Le problème que j’avais à résoudre ne présentant que peu de chiffres, la solution m’en paraissait fort aisée.

Il me fallait, toutefois, vaincre une difficulté préliminaire. J’avais bien mesuré la longueur et les deux diamètres de ma futaille avec des baguettes et indiqué sur celles-ci, par des coches, les dimensions trouvées ; mais je ne pouvais supputer en pieds et pouces la distance qui séparait ces coches les unes des autres ou de l’extrémité des baguettes ; du moins je ne le pouvais qu approximativement ; ce qui ne suftisait pas. Ainsi toutes les peines que j’avais prises restaient inutiles, tant que je n’avais pas mesuré mes mesures elles-mêmes.

Cette difficulté paraissait vraiment insurmontable. Si vous considérez en effet que je n’avais ni toise, ni pied, ni échelle graduée d’aucune sorte, vous en conclurez naturellement que j’aurais dû renoncer à mon problème. Croyez-le bien cependant, je ne me serais pas donné le tracas de fabriquer mes baguettes et de prendre avec autant de soin mes mesures, si je n’avais prévu la difficulté et trouvé le moyen de la vaincre. Je savais d’avance que je pourrais mesurer mes baguettes et déterminer leurs dimensions avec une exactitude mathématique.

Je n’avais pas de toise sur moi, vous disais-je tout à l’heure ; c’est la vérité, mais n’en étais-je pas une moi-même ? Vous vous souvenez qu’en me mesurant je m’étais trouvé quatre pieds juste. Comprenez-vous tout le parti que je pouvais tirer d’une pareille connaissance ? En donnant à l’une de mes baguettes une longueur précisément égale à ma taille, j’obtenais immédiatement une règle de quatre pieds. Rien de plus facile. Je m’étendis horizontalement sur le dos, la plante des pieds appuyée sur une varangue, la baguette parallèle à mon corps, reposant, d’une part, sur la varangue entre mes deux pieds, et de l’autre, sur mon front qu’elle dépassait. Alors je déterminai avec les doigts le point précis de ma baguette correspondant à mon ventre, et j’y fis une coche avec mon couteau.

Ce n’était pas pourtant le dernier obstacle que j’eusse à surmonter. À vrai dire, je n’étais guère plus avancé qu’auparavant. Je pouvais déjà sans doute apprécier plus approximativement les dimensions de ma futaille, mais non avec une exactitude suffisante. Il m’était nécessaire de les connaître en pouces et même en fractions de pouces, car, une erreur d’un demi-pouce fait une différence de plusieurs gallons. Comment m’y prendre alors pour diviser ma baguette en pouces, et y marquer les divisions ?

Cela vous semble bien facile, n’est-ce pas ? La règle de quatre pieds, divisée en deux, donne deux pieds dont la moitié est un pied. En partageant le pied en deux, on obtient un demi-pied ou six pouces, dont la moitié est trois pouces. Enfin il suffit de diviser cette dernière longueur en trois parties égales pour obtenir le pouce.

Oui, tout cela parait bien simple en théorie ; mais comment le mettre en pratique sans une baguette unie et au milieu des ténèbres les plus épaisses ? Comment trouver le milieu exact de cette baguette ? car il fallait que ce fut absolument exact. Comment surtout la diviser et la subdiviser avec précision jusqu’aux pouces inclusivement ?

J’avoue que je restai quelque temps dans l’embarras et qu’il me fallut sérieusement y réfléchir ; je finis pourtant par en sortir.

Voici ce que j’eus l’idée de faire :

Je coupai une troisième baguette ayant un peu plus de deux pieds, ce dont je pouvais facilement juger à quelques pouces près ; je l’appliquai sur la baguette de quatre pieds en ayant soin de faire correspondre les deux extrémités des deux baguettes, et procédant comme si je voulais mesurer la grande avec la petite. Il se trouva naturellement d’abord que deux longueurs de la petite excédaient la longueur de la grande. Raccourcissant alors ma nouvelle baguette, je recommençai l’opération. Cette fois, la différence fut moins sensible. En répétant l’opération, je parvins à rendre ma petite baguette juste la moitié de la grande, ce qui me permit de partager celle-ci par une coche en deux parties exactement égales.

Tout cela demandait du temps, de la patience et de la précision et j’eus bientôt recours à un nouveau procédé qui, tout en exigeant une égale précision, devait me conduire plus rapidement au but. Il consistait à me servir d’un cordon au lieu d’une baguette pour opérer mes divisions et subdivisions. Je pensai pour cela aux lacets de cuir de mes chaussures : je n’aurais certes rien pu trouver de mieux ; ils étaient si peu élastiques, qu’une règle de buis ou d’ivoire ne m’eût pas donné de mesure plus exacte. Un seul lacet ne suffisant pas, je les nouai tous deux solidement, ce qui me donna une corde de plus de quatre pieds ; j’appliquai alors cette corde avec beaucoup de soin le long de ma baguette en la tendant le plus possible et je coupai l’excédant. Cela fait, j’assemblai les deux bouts de la corde et, coupant celle-ci juste au milieu, j’obtins deux longueurs de deux pieds chacune. L’une de celles-ci, divisée en deux, me donna la longueur d’un pied. Je pliai ensuite cette dernière en trois parties égales, ce qui exigea toute l’habileté de mes doigts, vu qu’il est infiniment plus difficile de partager une corde en trois qu’en deux. J’y parvins après un certain temps. J’avais pour but d’obtenir trois longueurs de quatre pouces chacune, afin de n’avoir plus qu’à les diviser une première fois en deux, puis une seconde fois de la même manière, pour arriver exactement à la mesure du pouce.

Je possédais maintenant les éléments nécessaires à la graduation de ma baguette ; je me mis aussitôt en devoir d’y procéder. Cela me prit beaucoup de temps et m’obligea à une grande précaution ; mais je fus récompensé de ma peine par la possession d’une mesure de longueur sur laquelle je pouvais compter, même pour la solution d’un problème qui était pour moi une question de vie ou de mort.

Le problème fut bientôt résolu. Après avoir mesuré les diamètres, j’en pris la moyenne que je réduisis en mesure de surface par le procédé ordinaire (multipliant par 8 et divisant par 10) ; j’obtins ainsi la base d’un cylindre creux égal à la troncature d’un cône de même altitude ; enfin, en multipliant ce résultat par la longueur, je trouvai le volume intérieur ou la capacité de ma futaille.

Quand elle était pleine, elle contenait, d’après mes calculs, environ 108 gallons.

Le résultat était donc satisfaisant ; à supposer que le contenu fut réduit à 80 gallons, cela me donnait encore un demi-gallon par jour pendant 160 jours et un quart de gallon pendant 320 jours, presque une année entière. C’est plus de temps qu’il n’en faut pour faire le tour du monde. Je résolus seulement de me contenter d’un quart de gallon par jour. À ce compte, ma provision devait amplement me suffire.

J’avais davantage à redouter le manque de vivres ; je me sentais néanmoins assez rassuré à cet égard, décidé que j’étais à me rationner le plus possible.

Ainsi j’étais sûr désormais de ne mourir ni de faim ni de soif, et j’espérais que la Providence, qui m’assistait si visiblement à l’heure actuelle, ne m’abandonnerait pas dans l’avenir.

Je restai plusieurs jours sous cette impression favorable. Malgré les ennuis de ma captivité, dont les heures me semblaient si longues, je la supportais assez bien ; quelquefois, pour tuer le temps, je m’amusais à compter non seulement les heures, mais les minutes et les secondes, car j’avais ma montre dont le joyeux battement me tenait compagnie. Il me semblait plus sonore que jamais, et il l’était réellement grâce à la résonance des parois de ma cellule. J’avais bien soin de la remonter avant qu’elle eût déroulé toute sa chaîne, de peur qu’en s’arrêtant elle ne dérangeât mes calculs. Ce n’est pas que je désirasse savoir l’heure : cela m’importait peu ; le soleil ne laissant jamais pénétrer un seul de ses rayons dans ma sombre demeure, la nuit et le jour étaient tout un pour moi, et pourtant je pouvais les distinguer.

Mais, direz-vous, comment faisiez-vous donc pour y parvenir, puisque vous viviez sans cesse dans les ténèbres ? C’est que toute ma vie j’avais eu l’habitude de me lever à six heures et de me coucher à dix. C’était la règle chez mon père comme chez mon oncle, et ce dernier me l’imposait avec rigueur. Il en résultait que, vers dix heures du soir, j’avais envie de dormir ; l’habitude en était si bien prise que je la conservai malgré le changement de circonstances. Je m’en aperçus bien vite ; le besoin de sommeil revenait à heure fixe, et, chaque fois que je l’éprouvai, j’en conclus qu’il était dix heures du soir. J’avais également remarqué, en consultant ma montre que mon sommeil durait huit heures ; je devais donc me réveiller vers six heures du matin et ma montre fut réglée en conséquence. Vous voyez donc bien que je pouvais distinguer la nuit du jour. Certes, cela ne m’avançait pas à grand’chose ; il m’importait cependant de savoir quand une période de vingt-quatre heures s’était écoulée, car c’était le seul moyen que j’eusse pour me rendre compte de la marche du navire. Je comptais donc les heures avec un soin tout particulier, et, quand la petite aiguille avait fait deux fois le tour du cadran, je faisais une nouvelle coche à un morceau de bois destiné spécialement à cet usage. Je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle exactitude rigoureuse je tenais mon calendrier. Malheureusement, je ne l’avais pas commencé dans la première période de mon séjour à bord ; toutefois j’estimai cette période à quatre jours, et mon évaluation se trouva correcte.

Chose singulière, je souffrais surtout de l’obscurité. J avais d’abord souffert du manque d’espace et de la durcie des planches qui me servaient de lit, mais j’avais fini par m’y habituer. D’ailleurs, j’avais bien vite trouvé un remède à la dureté de mon lit. J’avais remarqué que la caisse placée derrière ma boite à biscuits contenait du drap fin disposé en larges rouleaux, tel qu’il était sorti de la manufacture ; l’idée me vint de le faire contribuer à mon confort, et je me bâtai de la mettre en pratique. Après avoir enlevé les biscuits qui me gênaient, j’élargis l’ouverture que j’avais déjà pratiquée dans la caisse d’étoffes et j’en retirai avec beaucoup de peine une des pièces de drap. J’eus plus facilement raison des suivantes, dont je retirai ce qu’il m’en fallut pour ce que je voulais faire.

Après avoir remis tous les biscuits en place, j’étendis sur les planches ma somptueuse couche et m’y reposai avec un sentiment de bien-être que je n’avais pas encore éprouvé.

J’aspirais surtout après la lumière ; vous ne pouvez concevoir toute l’horreur d’une existence passée ainsi dans les ténèbres.

Je m’imaginais qu’une lumière me ferait paraître le temps moins long ; il me semblait, en effet, que les ténèbres entravaient les rouages de ma montre et suspendaient la marche du temps ; elles me causaient une douleur qu’un rayon de lumière eût soulagé à l’instant même.

Il y avait déjà plus d’une semaine que je menais cette existence monotone. Je n’entendais au-dessus de moi que le sourd mugissement des vagues ; je dis au-dessus de moi, car, à la profondeur où j’étais, je me trouvais au-dessous du niveau de la mer.

Ce qui vous étonnera sans doute, c’est que je saisissais parfaitement les moindres changements de temps. Le roulis du navire et les craquements de sa coque m’indiquaient avec précision la direction du vent et l’état de la mer. Le dixième jour du voyage, nous fûmes assaillis par une véritable tempête. Elle fut terrible et dura deux jours et une nuit. Le bruit produit par les caisses et les tonneaux qui se heurtaient violemment entre eux ou contre les parois du vaisseau étaient vraiment épouvantable. Par moments, j’entendais le mugissement des vagues furieuses qui déferlaient contre les flancs de l’Inca, qu’elles menaçaient de mettre en pièces. J’étais persuadé que nous allions faire naufrage. Pensez alors dans quelle situation j’étais, et jugez de ma frayeur. Si le navire coulait, muré de toutes parts comme dans un cercueil, je ne pouvais faire aucun effort pour me sauver à la nage. Ah ! si j’avais été sur le pont et libre de mes mouvements, je suis bien sûr que ma frayeur eût été moitié moindre.

J’entendais le mugissement des vagues.

Pour augmenter ma misère, je fus repris du mal de mer, ce qui arrive en général à ceux qui font leur premier voyage. Le gros temps ramène cette dégoûtante indisposition parfois avec autant d’intensité qu’au premier jour. Rien de plus facile à expliquer : c’est la conséquence de l’énorme tangage du navire ballotté par les flots.

Après quarante heures environ, la tempête se calma. Je n’entendais plus le sifflement du vent et le grondement de la mer ; pourtant le roulis était encore considérable, le choc des colis et le craquement des charpentes étaient aussi bruyants que jamais. C’était le résultat de la houle, qui persiste toujours après une tempête et est quelquefois aussi dangereuse que la tempête elle-même. On voit en pareil cas les mâts se briser et le navire abattu en quille, catastrophe toujours redoutée des marins.

Cependant la houle diminua graduellement ; environ vingt-quatre heures plus tard elle cessa tout à fait, et l’Inca sembla glisser sur la mer comme sur un lac. En même temps mes nausées disparurent, et le bien-être que je ressentis alors me rendit un peu de courage. La frayeur m’avait tenu éveillé tout le temps de l’orage, et le mal de mer ne m’avait pas laissé un instant de repos ; aussi me sentais-je complètement épuisé. Dès que le calme fut rétabli, je tombai dans un profond sommeil.

Je fis alors des rêves presque aussi terribles que les dangers dont je venais de sortir ; je vis en songe la réalisation de tout ce que j’avais redouté. Je me voyais enfermé dans la cale et sans pouvoir faire un mouvement pour me sauver ; pis encore, je me voyais étendu au fond de la mer, mort, mais avec toute ma connaissance. Je distinguais tous les objets, autour de moi, et j’apercevais entre autres d’horribles monstres verts, crabes ou homards rampant vers moi, comme pour me déchirer de leurs pinces hideuses et se repaître de ma chair. L’un d’eux surtout attirait mon attention ; il paraissait plus grand et plus menaçant que les autres. Chaque instant le rapprochait davantage… il atteignait ma main… je sentis sur mes doigts son contact rude et glacé ; mais il me fut impossible de faire le moindre mouvement pour le rejeter loin de moi.

Il rampa ensuite sur mon poignet et le long de mon bras qui se trouvait éloigné du corps ; il semblait déterminé à m’attaquer à la face ou à la gorge. Je devinais ses intentions à l’ardeur qu’il déployait ; mais, malgré l’horreur dont j’étais saisi, je ne pouvais rien faire pour le repousser, je ne pouvais remuer ni bras ni jambe, ni un seul muscle de mon corps. Comment l’aurais-je pu, puisque j’étais mort ? Ah ! le voilà sur ma poitrine, à ma gorge… il va me saisir… Ah !

Je m’éveillai en poussant un cri et me relevai subitement ; je me serais trouvé debout si la hauteur de ma cabine me l’avait permis ; mais elle était insuffisante, comme vous savez, et je retombai sur ma couche après m’être heurté violemment la tête contre la grande varangue de chêne du navire. C’est ainsi que je repris conscience de ma situation.


CHAPITRE XII
UNE COUPE ORIGINALE


Je sortais d’un rêve, et je savais bien qu’il était impossible qu’un crabe m’eût grimpé le long du bras ; pourtant je ne pouvais m’empêcher de croire qu’un crabe ou un autre animal quelconque m’avait bien réellement assailli. J’éprouvais à la main et sur ma poitrine cette sensation particulière de fourmillement produite par les pattes d’un petit animal vous grimpant sur le corps. Je demeurais donc persuadé qu’il y avait eu dans mon rêve quelque chose de réel. Ma conviction était même si vive qu’à mon réveil j’avais machinalement étendu la main et tâtonné sur ma couche, espérant saisir quelque créature vivante. Que pouvait bien être cette créature ?

Je restai longtemps à méditer sur les circonstances de mon rêve ; à la fin, l’impression pénible qu’il m’avait occasionnée s’évanouit peu à peu.

En consultant ma montre, je trouvai que j’avais dormi infiniment plus que d’habitude, presque seize heures ! C’était la conséquence de ma veille prolongée pendant la tempête et du mal de mer que celle-ci m’avait causé. Me sentant plus affamé que je ne l’avais été depuis longtemps, je me mis en devoir de satisfaire mon appétit. Quoi que je fisse, je ne pus résister à la tentation de dépasser ma ration ordinaire ; je ne cessai de manger qu’après avoir englouti quatre de mes précieux biscuits. J’avais entendu dire que rien ne donne faim comme le mal de mer ; rien de plus vrai ; mes quatre biscuits avaient à peine réussi à émousser mon appétit. La seule crainte de la famine m’empêcha d’en manger trois fois autant. Ma soif n’était pas moins vive, et je bus bien plus que de coutume ; mais je regardais moins à l’eau, tant je me croyais sûr d’en avoir plus qu’il ne m’en fallait pour terminer le voyage. Il y avait cependant quelque chose qui m’inquiétait à ce sujet : chaque fois que je voulais boire, j’en perdais beaucoup faute d’un vase pour la recevoir. En outre, rien de plus incommode ; dès que j’enlevais le fausset, l’eau, jaillissant en plus grande abondance que je ne pouvais l’avaler, me suffoquait à demi ; je ne réussissais jamais à remettre mon fausset en place avant d’avoir le visage et les vêtements inondés. Si j’avais seulement eu une tasse ou n’importe quel vase ! J’avais bien pensé à mes bottines qui ne m’étaient d’aucune utilité ; mais j’avoue que j’éprouvais une certaine répugnance à m’en servir pour cet usage. Je n’aurais point hésité sans doute à l’époque où je mourais de soif ; mais c’était différent, maintenant que je possédais de l’eau en abondance. Je pouvais pourtant nettoyer un de mes souliers, et je pensai qu’il valait mieux sacrifier un peu d’eau pour le laver que d’en perdre une grande quantité chaque fois que je voulais boire. J’allais mettre cette idée en pratique, quand j’en conçus une bien meilleure : c’était de faire un gobelet avec un morceau de drap. Celui-ci semblait imperméable ; l’eau qui s’écoulait de la futaille restait sur ma couche sans passer à travers, si bien qu’il me fallait la secouer au loin toutes les fois qu’elle était mouillée. Un morceau de drap, taillé en forme de coupe, devait donc probablement remplir mon but ; je résolus d’essayer. J’en coupai une large bande avec mon couteau ; je la contournai plusieurs fois sur elle-même en forme d’entonnoir dont je fermai la pointe en l’entourant d’un bout de lacet de bottine, et j’obtins de la sorte un gobelet qui me rendit autant de services qu’un vase de verre ou de porcelaine. À partir de ce jour, je pus boire plus à mon aise et sans crainte de gaspiller le précieux liquide dont ma vie dépendait.

J’avais mangé tant de biscuits à déjeuner que je me proposais de ne plus rien prendre jusqu’au lendemain ; mais la faim me fit abandonner cette bonne résolution. Vers le milieu du jour, je me surpris à fouiller dans ma caisse dont je retirai un biscuit. Je me promis toutefois de n’en manger que la moitié et de garder le reste pour souper ; j’en fis donc deux parts, l’une que je mis de côté et l’autre que je croquai en l’arrosant d’un peu d’eau. Vous trouvez peut-être étrange que l’idée ne me vînt pas d’y mêler quelques gouttes d’eau-de-vie que je pouvais me procurer sans peine, puisque j’en avais sous la main une tonne d’au moins 100 gallons. D’abord je n’aimais pas l’eau-de-vie, et celle-ci en particulier m’avait emporté la bouche et soulevé le cœur. C’était sans doute de l’eau-de-vie de qualité inférieure destinée aux matelots. De plus, une gorgée environ que j’en avais absorbée m’avait altéré au point que, pour étancher ma soif, j’avais du boire presque un demi-gallon d’eau. Ce n’était pas le moyen, comme vous voyez, d’économiser cette dernière ; aussi étais-je bien déterminé à m’abstenir entièrement de spiritueux.

Quand ma montre m’avertit que l’heure du sommeil était venue, je voulus manger le demi-biscuit que j’avais réservé pour mon souper et ensuite me mettre au lit. Cette opération consistait simplement à m’étendre et à ramener sur moi une partie du drap qui formait ma couche, pour me garantir du froid.

J’en avais vraiment souffert dans la première semaine du voyage, car nous étions partis au cœur de l’hiver ; aussi la découverte du drap me fut-elle précieuse ; mais, après quelque temps, je m’aperçus d’un changement de température. L’air de la cale me sembla s’échauffer chaque jour davantage ; c’est au point que, dès le lendemain de la tempête, j’eus à peine besoin de me couvrir.

Ce changement subit dans l’état de l’atmosphère me surprit d’abord ; en y réfléchissant, je m’en rendis facilement compte. « Sans aucun doute, pensais-je, nous cinglons vers le sud et nous entrons dans la zone torride. » Je ne comprenais guère ce qu’est la zone torride, mais j’avais entendu dire qu’elle se trouve au sud de l’Angleterre et qu’il y fait plus chaud que pendant les jours les plus brûlants des étés de notre pays. Je savais aussi que le Pérou est situé dans l’hémisphère austral et que, pour y parvenir, il nous fallait passer l’équateur.

Cela m’expliquait très bien l’élévation de la température. Le navire était à la voile depuis deux semaines environ, et, en admettant qu’il eût fait 200 milles par jour, ce qui n’avait rien d’extraordinaire, nous devions-être bien loin de l’Angleterre et dans un climat tout à fait différent.

C’est au milieu de ces réflexions que je passai la soirée. Quand je sentis les aiguilles de ma montre marquer dix heures, je me disposai, comme je vous l’ai déjà dit, à souper et à dormir.

Je tirai d’abord ma ration d’eau pour ne pas manger mon biscuit sec, et ensuite j’étendis la main pour prendre celui-ci. Il y avait le long de la varangue un petit coin, une sorte de petite tablette formée par un rouleau de drap, où je plaçais mon couteau, mon gobelet et mon calendrier de bois ; j’y avais déposé mon demi-biscuit. Je connaissais si bien tous les recoins de mon appartement que je pouvais poser le doigt sur un point déterminé sans la moindre hésitation ; jugez donc de ma surprise quand, en étendant la main, je ne trouvai plus mon biscuit à l’endroit où je l’avais déposé. Mon couteau était bien à sa place, ainsi que le bâton qui me servait d’almanach et les bouts de lacet dont je m’étais servi pour jauger ma futaille, mais de biscuit, point ! Ne l’avais-je pas placé ailleurs ? Je ne le supposais pas ; mais enfin, pour m’en assurer, j’explorai tous les coins et recoins, tous les plis du drap et même les poches de ma jaquette et de mon pantalon. Je cherchai également dans mes bottines que je ne portais plus et que j’avais reléguées à l’écart ; je ne laissai pas un pouce de ma cellule inexploré, et pourtant mon demi-biscuit était introuvable. C’était bien moins sa valeur qui me le faisait chercher si soigneusement que l’étrangeté de sa disparition. L’avais-je mangé ? Je commençais à croire que oui. Peut-être, dans un moment d’absence, l’avais-je avalé sans y prendre garde. Je n’en avais certainement aucun souvenir ; en tous cas, il ne m’avait guère profité, car je me sentais autant d’appétit que si je n’avais rien pris de la journée. Je me rappelais bien l’avoir placé près de mon gobelet et de mon couteau ; il fallait cependant que je l’eusse pris, puisqu’il ne s’y trouvait plus. J’aurais pu, il est vrai, le faire tomber de ma tablette, en y cherchant autre chose, ce que je ne souvenais point d’avoir fait, mais, dans ce cas, je le trouverais quelque part.

J’étendis la main.

Pendant longtemps je ne pus m’endormir, tant j’étais intrigué de la disparition mystérieuse de mon biscuit. Je dis mystérieuse, car j’étais presque certain de ne l’avoir pas mangé. Il avait donc disparu d’une autre manière, mais comment ? C’est ce que je ne pouvais deviner. J’étais pourtant bien le seul être vivant dans la cale de ce navire, je le supposais du moins ; mais j’y pensais maintenant : la bête que j’avais vue en rêve n’existait-elle pas en réalité ? Si oui, la disparition du biscuit s’expliquait.

Ces réflexions d’une part, et, de l’autre, les tiraillements de mon estomac me tinrent longtemps éveillé. À la fin pourtant, je m’assoupis et succombai à un demi-sommeil dont je me réveillais toutes les deux ou trois minutes.

Dans un de ces moments de veille, il me sembla entendre un bruit différent de celui qui frappait habituellement mon oreille. Je le distinguai parfaitement du murmure des flots, qui étaient si calmes à l’instant dont je vous parle, que le tic-tac de ma montre me semblait plus distinct, plus sonore que jamais.

Le bruit qui avait attiré mon attention ressemblait à celui que produit le grignotement. Il venait du coin où j’avais jeté mes bottines. Évidemment, un animal était en train de les mordiller.

Cette idée me réveilla tout à fait ; je pris une attitude qui me permit de bien entendre et de mettre ma main sur l’intrus, si c’était possible, car je considérais maintenant comme certain que c’était lui qui m’avait volé mou souper.

J’entendis de nouveau le grignotement dans la direction de mes souliers. Je me soulevai alors dans le plus grand silence, tout prêt à y porter la main ; puis j’attendis la répétition du bruit, mais en vain. Je tâtai mes chaussures, je les trouvai à leur place et rien n’y manquait. J’explorai tout le parquet de ma cellule sans plus de succès, je n’y rencontrai rien d’extraordinaire.

Fort perplexe, comme vous devez le penser, j’écoutai longtemps encore, mais sans entendre le bruit mystérieux ; puis je tombai, comme cela m’était arrivé d’abord, dans un sommeil fréquemment interrompu.

Une fois encore, le premier bruit se reproduisit et attira mon attention. Il venait de mes chaussures à n’en pas douter ; mais à mon premier mouvement, il cessa instantanément, comme si j’avais effrayé l’animal qui le produisait, et je n’en pus rien découvrir.

« Ah ! j’y suis maintenant, pensais-je, c’est une souris, ni plus ni moins. Il est étrange que je ne l’aie pas deviné plus tôt ; je me serais épargné bien du souci.

Là-dessus je me recouchai, bien décidé à m’endormir et à ne plus me préoccuper de la souris et de ses mouvements.

À peine avais-je posé la tête sur l’oreiller, que le grignotement recommença de plus belle. L’idée me vint alors que la souris, en rongeant mes chaussures, pouvait les endommager sérieusement, bien qu’elles ne me fussent d’aucune utilité pour le moment, je n’étais point d’humeur à les laisser dévorer de la sorte, et, me soulevant de nouveau, je m’élançai sur la souris. Je ne réussis même pas à la toucher ; mais il me sembla l’entendre s’esquiver par l’ouverture qui existait entre le tonneau d’eau-de-vie et la paroi du navire.

À l’examen de mes bottines, je découvris avec regret que l’empeigne de l’une d’elles était complètement rongée. Il fallait que la souris eut été vite en besogne pour faire tant de dégât en si peu de temps, car, peu d’heures auparavant, je les avais encore trouvées intactes : probablement plusieurs souris s’étaient mises de la partie.

Afin de n’être pas troublé dans mon sommeil et aussi pour sauver mes chaussures d’une destruction totale, je les retirai du coin où elles étaient, et les plaçant près de ma tête, je les recouvris d’un pli de l’étoffe ; puis, je me recouchai pour dormir.

Je me rendormis, mais je fus bientôt réveillé par une sensation étrange ; il me semblait qu’un être courait sur mes jambes avec rapidité.

Tout éveillé que j’étais, je n’en restai pas moins immobile pour m’assurer si la même chose se reproduirait. Je conclus naturellement que la souris était en quête de mes bottines, et, comme il lui était facile de s’échapper par l’une des crevasses au premier mouvement que je ferais, je résolus de ne pas bouger et de la laisser venir à portée de ma main. Peut-être alors réussirais-je à la prendre. Ce n’est pas que j’eusse envie de la tuer ; mais je voulais lui tirer l’oreille assez fort pour lui ôter toute envie de revenir m’importuner. Je restai longtemps sans rien entendre ni sentir. À la fin, je vis le moment où ma patience allait être récompensée. Par un léger mouvement de l’étoffe qui me servait de couverture, je compris que quelque chose courait à la surface, et je crus même distinguer le frôlement de petites pattes, bientôt le mouvement sembla se rapprocher davantage ; puis je sentis un animal me grimper sur la cheville et le long de la cuisse. Il me semblait bien lourd pour une souris ; mais je ne pris pas le temps de réfléchir à cette particularité, car c’était le moment ou jamais de le saisir. J’étendis vivement la main et je serrai fortement. Jugez de l’horreur qui s’empara de moi en étreignant, au lieu d’une souris, un animal presque aussi gros qu’un petit chat !… Plus de doute, c’était un énorme, un horrible rat !


CHAPITRE XIII
RÉFLEXION SUR LES RATS


Le vilain animal n’était que trop facile à reconnaître : aussi, dès que je sentis sous mes doigts son poil fin et lisse, je fus fixé sur son espèce. Bien plus, je n’avais pas encore eu le temps de lâcher prise que ses dents acérées me traversaient presque le pouce et que ses cris aigus, résonnant subitement à mon oreille, me pénétraient de terreur.

Me rejetant alors dans le coin le plus reculé de ma chambre, c’est-à-dire dans celui que je supposais le plus éloigné de mon désagréable visiteur, je m’y blottis quelques minutes et j’écoutai. N’entendant rien, je conclus qu’il s’était sauvé. Il était sans doute très effrayé, lui aussi, moins que moi cependant ; la preuve c’est qu’il avait eu la présence d’esprit de me mordre, tandis que je n’avais pas eu d’autre idée que de le lâcher. Dans cette rencontre presque subite, mon antagoniste l’avait certainement emporté, car, sans parler de la frayeur, il m’avait fait une grave blessure qui devenait à chaque instant plus douloureuse. Le sang qui s’en échappait me collait l’extrémité des doigts.

J’aurais encore supporté ma déconfiture avec assez de calme ; après tout, la morsure d’un rat n’est pas grand’chose ; mais j’étais surtout préoccupé de savoir si l’animal avait vraiment quitté la place, ou s’il se tenait à l’écart, tout prêt à revenir. L’idée qu’il allait reparaître, enhardi par l’impunité, me laissait fort perplexe. Bien n’est plus vrai, je vous assure ; les rats m’ont toujours inspiré de l’antipathie, je dirai même de la crainte. Ce sentiment était plus vif quand j’étais jeune, mais, quoique j’aie dû combattre depuis des animaux bien plus dangereux, aucun ne m’a causé plus de peur que cet être si commun et toujours présent, le rat. C’est un effroi mêlé de dégoût et qui a bien sa raison d’être ; je connais en effet plusieurs cas très authentiques où des rats ont attaqué des êtres humains. Il y a eu des enfants et même des hommes blessés ou infirmes qui ont été tués ou dévorés par ces hideux omnivores. On m’avait raconté plusieurs faits semblables dans mon enfance ; il était donc naturel qu’ils me revinssent à l’esprit en ce moment.

Ces souvenirs redoublaient ma terreur. De plus, le rat dont je vous parle était un des plus gros que j’eusse jamais rencontrés, si gros même que je croyais à peine que ce fût un rat ; il ne me paraissait guère inférieur à un chat de moyenne taille.

Dès que je fus un peu remis, j’entourai mon pouce d’un petit morceau de toile que j’enlevai à ma chemise ; en quelques minutes, ma blessure était devenue très douloureuse, et, si petite qu’elle fût, je soupçonnais que j’aurais beaucoup à en souffrir.

Pendant des heures, une pensée unique m’occupa : Que ferais-je s’il revenait ? Comment le détruire ou du moins comment me débarrasser de cet intrus ? Quoi que je fisse, je ne savais vraiment comment m’y prendre. Certes, s’il venait assez près de moi, je pouvais l’empoigner, comme j’avais déjà fait ; mais je me sentais peu d’humeur à recourir de nouveau à ce procédé. Je n’ignorais pas qu’il s’était sauvé par l’ouverture située entre les deux futailles ; je supposai donc que, s’il revenait, ce serait par le même chemin. Il me vint à l’esprit qu’en bouchant toutes les ouvertures, excepté celle-là, ce que je pouvais faire facilement avec des tampons d’étoffe, je lui couperais la retraite dès qu’il serait entré, en lui clôturant le passage. Il serait pris ainsi comme dans une trappe ; mais c’était me mettre dans une position embarrassante. Moi aussi je serais dans la trappe avec lui, et il me faudrait lutter pour le détruire. J’en viendrais bien à bout sans doute ; j’étais assez fort pour l’étrangler ; mais n’avais-je pas à craindre de cruelles morsures ? Or, celle que j’avais déjà reçue ne m’inspirait aucun désir d’en recevoir de semblables. Mais comment faire sans piège ? C’est ce que je me demandais, tandis que la crainte de voir revenir le rat m’empêchait de dormir.

Le matin était presque venu, et je tombai de fatigue dans l’assoupissement, sans avoir trouvé un moyen pratique d’attraper l’animal qui me causait tant de frayeur et de soucis.

Après plusieurs heures d’un mauvais sommeil troublé par des rêves continuels, je me réveillai sans pouvoir me rendormir, tant le rat me préoccupait. Les souffrances causées par ma blessure auraient d’ailleurs suffi à me tenir éveillé, car non seulement le pouce, mais toute la main était gonflée et très douloureuse.

Les grands maux font oublier les petits ; c’était mon cas. La crainte de revoir le rat m’inquiétait bien plus que la douleur de ma blessure. Comme toute mon attention était absorbée par cette crainte, j’oubliai presque que mon pouce me faisait mal.

Dès que je fus réveillé, je me remis à chercher le moyen de prendre cet animal. J’étais bien sûr qu’il reviendrait, car j’avais de nouveaux indices de sa présence. Le temps était calme, je pouvais saisir le moindre bruit, et j’entendis à plusieurs reprises quelque chose, un léger piétinement résonnant sur le couvercle d’une caisse vide, et le petit cri strident du rat. Je ne sais rien de plus désagréable que ce cri, et, à ce moment, il l’était doublement pour moi.

Vous pouvez rire de ma frayeur ; mais il n’y avait pas moyen pour moi de la surmonter. J’avais le pressentiment que la présence de ce rat mettait ma vie en danger, et vous verrez par la suite qu’il n’était pas sans fondement.

Je redoutais surtout qu’il m’attaquât pendant mon sommeil. Tant que j’étais éveillé, il ne pouvait pas me faire grand mal, me mordre peut-être ; mais c’était peu de chose, et je pourrais toujours le tuer d’une façon ou d’une autre. Mais si, pendant que je dormirais, il allait me saisir à la gorge ! Cette pensée me causait les plus vives alarmes. Je ne pouvais pas toujours rester sur le qui-vive. Plus je veillais longtemps, plus je risquais de tomber dans un profond sommeil et plus je courais de dangers. Il m’était interdit par conséquent de m’endormir avec sécurité avant d’avoir tué mon rat. Je réfléchis longtemps aux moyens d’y parvenir ; mais je ne pus trouver d’autre expédient que de le saisir avec les mains et de l’étouffer. Si j’avais été sûr de l’empoigner par le cou, de façon qu’il ne pût me mordre, c’eut été bien facile ; mais c’est là précisément que résidait la difficulté.

Je me demandais comment je pourrais me garantir les doigts de ses morsures. Si j’avais possédé une paire de gants épais, c’eût été possible, mais il n’y fallait pas songer. Toutefois, l’idée des gants me suggéra celle de les remplacer par quelque chose à ma portée, par mes chaussures. En y introduisant les mains jusqu’aux poignets, elles seraient protégées contre les dents aiguës du rat, et si je réussissais seulement à maintenir l’animal sous les semelles, j’étais bien sûr d’avoir assez de force pour l’étouffer. Je me mis donc aussitôt en devoir de réaliser cette idée lumineuse. Après avoir placé mes chaussures près de moi, je me tapis à côté du passage par lequel le rat devait pénétrer. Je vous ai déjà dit que j’avais soigneusement bouché tous les autres ; je me proposais, le rat entré, de fermer l’ouverture avec ma jaquette avant qu’il pût fuir ; il serait alors à ma merci. Mettant ensuite mes gants avec rapidité, je frapperais à droite et à gauche jusqu’à ce que la besogne fût terminée. Il semblait que l’animal fût résolu à accepter la lutte ou que la fatalité le poussât ; en effet, j’avais à peine tout préparé qu’un léger piétinement et un petit cri m’annoncèrent sa présence sur ma couche ; j’entendis distinctement ses soubresauts et je le sentis une fois ou deux me courir contre les jambes. Je ne fis nulle attention à ses mouvements avant d’avoir pris toutes mes précautions pour empêcher sa retraite. Plantant alors solidement mes mains dans les bottines, je commençai la poursuite. Connaissant à fond la disposition et tous les recoins de ma petite chambre, je ne tardai pas à l’atteindre. Je frappais successivement les différentes parties de ma couche, persuadé que, si je réussissais à appliquer l’une de mes semelles sur une partie du corps de l’animal, j’aurais bientôt fait d’y poser la seconde et qu’il ne me resterait plus qu’à presser de toutes mes forces.

Je réussis, il est vrai, à atteindre le rat avec une de mes bottines ; mais, l’étoffe de ma couche cédant sous la pression, je ne pus maintenir l’animal, qui se sauva en poussant un cri aigu, et me grimpa le long de la jambe à l’intérieur de mon pantalon.

Un frisson d’horreur me courut dans les veines ; sans perdre mon sang-froid cependant, je jetai mes chaussures, qui ne pouvaient plus me rendre aucun service, et je saisis le rat juste au moment où il m’atteignait le genou. Je parvins à le maintenir, bien qu’il se débattît avec une force surprenante et en poussant des cris terribles.

Je le pressai de toute ma force, sans me soucier de la douleur de mon pouce. L’étoffe de mon pantalon protégeait mes doigts contre de nouvelles morsures, mais je ne sortis point indemne de la lutte ; mon implacable ennemi m’enfonça ses dents dans la chair et les y maintint tant qu’il put faire un mouvement. Ce n’est qu’après lui avoir passé mon ponce autour de la gorge et l’avoir dûment étranglé, que je sentis ses dents lâcher prise. Je compris alors qu’il était bien mort. Je le lâchai, à mon tour, et secouai mon pantalon pour l’en faire sortir ; puis, retirant ma jaquette de l’ouverture, je le lançai dans la direction d’où il était venu.

Grandement soulagé et persuadé que je ne serais plus troublé désormais par cette affreuse bote, je me recouchai avec l’intention de réparer le temps perdu la nuit précédente.

Je me berçais d’une fausse sécurité ; je ne donnais pas depuis un quart d’heure, quand je fus brusquement réveillé par quelque chose qui me courait sur la poitrine. Était-ce un autre rat ? c’était du moins un animal qui lui ressemblait beaucoup.

Je restai quelques instants immobile, prêtant une oreille attentive ; mais je n’entendis rien. Avais-je rêvé ? Non, car, juste à ce moment, je sentis de petits pieds se mouvoir sur ma couche, et, l’instant d’après, sur ma cuisse.

Je restai quelques instants immobile.

Je me relevai, et, avançant la main, je fus de nouveau pénétré d’horreur ; je venais encore de toucher un énorme rat, que j’entendis se précipiter d’un bond par l’ouverture située entre les deux futailles. Ce ne pouvait être celui que je venais de dépêcher ; les chats reviennent parfois à la vie après qu’on les a crus morts, mais je n’avais jamais entendu dire que les rats fussent doués d’une pareille vitalité. Non, mon rat était bien mort ; je l’avais étranglé dix fois pour une ; ce ne pouvait donc être le même.

Pourtant, si absurde que cela paraisse, je m’imaginais, dans le demi-sommeil où j’étais, que mon rat était revenu pour se venger. Cette idée m’abandonna naturellement dès que je fus éveillé. C’était bien plutôt son conjoint, si j’en jugeais par son énorme taille. Sans doute, pensais-je, c’est la femelle de celui que j’ai tué qui est à la recherche de son compagnon ; mais, puisqu’elle est venue par le même chemin, elle doit avoir rencontré le cadavre et savoir ce qui est arrivé. Venait-elle pour venger sa mort ? Comment dormir à deux pas de ce hideux animal rôdant autour de moi, peut-être avec le dessein de m’attaquer ?

Si fatigué que je fusse de cette veille prolongée, je ne pus me résoudre à prendre du repos avant de m’être débarrassé de ce nouvel assaillant. J’étais convaincu qu’il reviendrait bientôt. Je l’avais seulement effleuré des doigts sans lui faire de mal ; la crainte ne pouvait donc l’empêcher de reparaître.

Dans cette conviction, je me plaçai près du passage, ma jaquette en main, et j’écoutai attentivement. Quelques minutes après, j’entendis au dehors les cris d’un rat, puis, presque sans interruption, le grignotement et le piétinement que j’avais déjà remarqués. Bientôt, il me sembla entendre l’animal pénétrer dans ma chambre, et pourtant cela ne pouvait être, puisque les bruits que j’ai mentionnés continuaient au dehors. Je ne savais trop que penser, quand un cri perçant, parti cette fois bien certainement de l’intérieur de ma cabine, vint frapper mon oreille. Sans plus attendre, je bouchai solidement le passage, puis je me retournai vers le rat, après avoir pris la précaution d’introduire mes mains dans mes bottines. De plus, j’avais eu soin d’attacher autour de mes chevilles les jambes de mon pantalon, craignant que le rat ne prît la même route que son prédécesseur. Ainsi préparé, je commençai une chasse qui n’était guère de mon goût : mais j’étais résolu à me débarrasser de mon nouvel assaillant, afin de pouvoir dormir en paix, et je ne voyais pas d’autre moyen que de l’occire comme son compagnon.

Je me mis donc à l’œuvre ; mais imaginez l’horreur et l’effroi dont je fus saisi, quand, au lieu d’un rat, je m’aperçus qu’il y avait une légion de ces hideuses bêtes, renfermées dans mon appartement ! Ils étaient si nombreux que j’en atteignais un à chaque coup ! Je les sentais courir tout autour de moi, sur mes jambes, sur le dos de mes mains, partout, en poussant des cris féroces et menaçants.

Je dois avouer que la frayeur me fit presque perdre la tête. Je ne pensais plus désormais à les tuer ; je savais à peine ce que je faisais… J’eus pourtant la présence d’esprit de retirer ma jaquette de l’ouverture, puis j’en frappai le sol tout autour de moi, tandis que je criais de toute la force de mes poumons.

La violence de mes cris et de mes mouvements sembla produire l’effet désiré. J’entendis les rats se sauver parle passage, et, au bout de quelques instants, je m’aventurai à faire l’exploration de ma couche avec les mains nues. Je reconnus avec bonheur qu’ils avaient décampé jusqu’au dernier.


CHAPITRE XIV
LE RAT DE NORVÈGE


Si un seul rat avait suffi pour troubler mon repos, jugez de mon épouvante quand j’eus la certitude qu’une quantité de ces abominables animaux infestait mon voisinage, il y en avait certainement d’autres que ceux qui avaient pénétré chez moi ; pendant que j’obstruais l’ouverture avec ma jaquette, j’avais entendu des cris et des craquements à l’extérieur. Je savais d’ailleurs que ces animaux abondent à bord des navires, où ils se cachent dans les innombrables anfractuosités de la cale. Je savais aussi que les rats de navire sont de l’espèce la plus féroce, et que, poussés par la famine, ce qui est souvent leur cas, ils n’hésitent pas à attaquer des êtres vivants, ne redoutant d’ailleurs ni chiens ni chats. Ils commettent parfois de grands dégâts dans la cargaison et constituent une véritable calamité pour un navire, surtout quand on ne l’a pas convenablement nettoyé avant le chargement. Cette espèce est connue sous le nom de rats de Norvège, parce qu’on croit qu’elle a été importée en Angleterre par les navires norvégiens.

Si la Norvège est réellement son pays d’origine, il faut que tous les climats lui soient indifférents, car elle pullule surtout dans les parties les plus chaudes de l’Amérique.

Ces rats norvégiens ne sont pas très gros ; il y a cependant des exceptions. Ils se distinguent moins par la taille que par leurs dispositions féroces, jointes à une grande fécondité. Partout où ils font leur apparition, les autres espèces de rats disparaissent en peu d’années, d’où l’on conclut que le rat de Norvège détruit tous les autres.

Un fait particulier au rat de Norvège, c’est qu’il parait savoir quand il est le plus fort. S’il est peu nombreux dans un endroit et s’il court le danger d’être exterminé, il se montre assez timide ; mais, dans les endroits où on l’a laissé se multiplier, il s’enhardit et redoute beaucoup moins la présence de l’homme.

Je ne connaissais pas tous ces détails à l’époque de mon aventure avec les rats de l’Inca, j’en savais assez néanmoins, d’après ce que j’avais entendu dire aux marins, pour être très inquiet de la présence de toutes ces vilaines bêtes. Même après les avoir chassées de ma petite chambre, j’étais loin de me sentir à mon aise. Je considérais comme certain qu’ils reviendraient, peut-être plus nombreux encore, et que, si, pendant le voyage, ils étaient réduits à la famine, ils seraient assez hardis et assez féroces pour m’attaquer. Même à ce moment, il ne semblait pas que je les eusse effrayés ; malgré la violence avec laquelle je les avais chassés, je les entendais encore tout près de moi, criant et trottinant de plus belle. Que deviendrais-je si, poussés par la faim, ils allaient m’attaquer ? À cette pensée, mon sang se glaçait dans mes veines et mes cheveux semblaient se hérisser.

Je pensais bien que les rats n’oseraient pas m’approcher tant que je resterais éveillé ; mais qu’adviendrait-il si je m’endormais ? Ils se jetteraient sur moi certainement, et une fois qu’ils auraient enfoncé leurs crocs dans ma chair, ne feraient-ils pas comme le tigre, qui n’est satisfait que par la mort de sa victime ? Je n’osais pas m’endormir, et pourtant, je ne pouvais pas rester toujours éveillé. Le sommeil finirait nécessairement par me vaincre ; plus je lutterais, plus il serait profond, si profond peut-être que j’en perdrais le mouvement et deviendrais ainsi une proie facile pour les monstres voraces qui m’environnaient. J’étais en proie à ces cruelles appréhensions, quand une idée nouvelle vint me procurer quelque soulagement. Elle consistait à replacer ma jaquette sur l’ouverture par laquelle les rats avaient pénétré et à leur fermer ainsi le passage.

C’était certainement un moyen bien simple de sortir d’embarras. Tant que j’avais cru n’avoir affaire qu’à un ou deux rats, je pouvais songer à m’en défaire en les tuant ; mais le cas était bien différent désormais. Comment détruire tous les rats qui foisonnaient dans le navire ? Il fallait y renoncer. Le meilleur expédient était donc celui que je venais de trouver, c’est-à-dire de boucher l’entrée principale et toutes les autres par lesquelles les rats pouvaient se faufiler. De cette manière je serais immédiatement à l’abri de leur invasion et de leurs attaques.

Sans autre délai, je bouchai l’ouverture avec ma jaquette, et, tout surpris de n’avoir pas imaginé plus tôt un plan si simple, je me couchai, sûr désormais, à ce que je pensais, de pouvoir dormir tranquille chaque fois que j’en éprouverais le désir ou le besoin.

La frayeur et la veille m’avaient tellement épuisé que je me trouvais bien vite dans le pays des songes. C’est dans la mer que je devrais dire, car je me voyais au fond des eaux entouré de monstres semblables à des crabes qui commençaient à me dévorer. De temps à autre ils prenaient la forme de rats, et alors mon rêve se rapprochait de la réalité. Je rêvais qu’ils m’assaillaient en grand nombre et que j’agitais ma jaquette de tous côtés pour les tenir à distance. Ils me semblaient s’enhardir en voyant le peu d’effet que produisait mon arme ; l’un d’eux, beaucoup plus gros que les autres, les encourageait à m’attaquer. Ce n’était pas un rat véritable, mais le spectre de celui que j’avais tué qui conduisait la bande des assaillants et les excitait à venger sa mort.

Je réussis quelque temps à les tenir en échec ; mais je sentais mes forces défaillir, et j’allais succomber si l’on ne venait à mon secours. Je regardai autour de moi et j’appelai à l’aide de toutes mes forces ; mais personne ne semblait être à ma portée.

À la fin, mes assaillants s’aperçurent de mon épuisement et, à un signal donné par le spectre, ils se précipitèrent tous ensemble sur moi !… Ils m’attaquaient par devant, par derrière, de chaque côté… C’est en vain que, dans un effort désespéré, je frappais autour de moi : la place de tous ceux que je réussissais à repousser était immédiatement remplie par d’autres qui les suivaient.

Je ne pouvais plus continuer une résistance inutile : je sentais les rats me grimper sur les jambes, sur les cuisses, sur le dos ; j’en étais tout couvert, comme une branche d’arbre par un essaim d’abeilles, et avant qu’ils eussent le temps d’entamer ma chair, leur poids me fit chanceler et tomber pesamment sur le sol. Cette chute parut me sauver ; à peine fus-je à terre que les rats lâchèrent prise et décampèrent, comme s’ils étaient effrayés de l’effet qu’ils avaient produit.

Agréablement surpris de ce dénouement, je fus quelques minutes sans pouvoir me l’expliquer ; mais, revenant bientôt à moi, je compris avec joie que je sortais d’un rêve dont m’avait tiré la chute que j’avais cru faire.

L’instant d’après pourtant, ma joie s’envola aussi vite qu’elle était venue. Tout n’était pas un songe ; des rats m’avaient réellement grimpé sur le corps, et à ce moment il y en avait encore dans ma chambre. Je les entendais gambader et crier, et, avant que je pusse me relever, l’un d’eux me courut sur la face. C’était pour moi un nouveau sujet d’alarme. Comment avaient-ils fait pour entrer ? Avaient-ils refoulé ma jaquette ? Je tâtai ; elle était à sa place, juste comme je l’avais mise. Je la retirai pour frapper autour de moi et chasser les intrus. À force de coups et de clameurs, j’y réussis encore ; mais j’étais plus terrifié que jamais, car je ne pouvais m’expliquer comment ils avaient pu venir jusqu’à moi, malgré les précautions que j’avais prises.

Ma joie s’envola.

Je demeurai longtemps perplexe ; mais je finis par trouver le mot de l’énigme. Ils n’étaient pas entrés par l’ouverture que j’avais condamnée avec ma jaquette ; c’était par une autre, bouchée seulement par un tampon d’étoffe qu’ils avaient déchiré à belles dents.

Cette découverte ne fit qu’augmenter mon inquiétude. Pourquoi ces animaux mettaient-ils tant d’obstination à revenir ? Pourquoi préféraient-ils ma cachette à toute autre partie du navire ? Que voulaient-ils, si ce n’est me tuer et me dévorer ? Vraiment je ne pouvais trouver aucun autre motif à leur persistance à m’assaillir.

La crainte d’un pareil dénouement réveilla toute mon énergie. Je n’avais pas dormi plus d’une heure ; impossible cependant de songer à me rendormir avant d’avoir mis ma forteresse en meilleur état de défense. J’enlevai un à un tous les tampons des ouvertures et je les replaçai plus solidement. Je pris même la peine de retirer de la caisse deux ou trois nouvelles pièces d’étoffe pour rendre mon tamponnement plus efficace. Il y avait autour de la caisse de nombreuses anfractuosités irrégulières, très difficiles à bien boucher ; j’y parvins en plaçant debout un rouleau d’étoffe qui remplissait exactement l’espace par lequel je m’étais introduit le jour où j’avais eu le malheur de mettre le pied à bord. Toutefois, ce rouleau avait l’inconvénient de m’empêcher d’arriver facilement à ma caisse de biscuits dont il masquait le couvercle ; mais j’avais fait cette remarque avant de le mettre en place et j’avais retiré une provision de biscuits suffisante pour une ou deux semaines. Cette provision épuisée, je pouvais enlever le rouleau, et, avant que les rats eussent le temps d’envahir ma cabine, m’approvisionner pour une autre semaine.

Quand tout me parut disposé à souhait, je m’étendis sur ma couche, très certain cette fois de faire un bon somme.


CHAPITRE XV
ENFIN JE PUIS DORMIR


Je dormis en effet douze heures, mais non sans faire d’horribles rêves. J’eus encore de terribles assauts à soutenir contre les rats et les crabes. Aussi mon sommeil fut-il loin d’être réparateur malgré sa longue durée ; mais j’eus à mon réveil l’immense satisfaction de constater que mes odieux visiteurs n’étaient pas revenus et que mes défenses n’avaient éprouvé aucun dommage.

Pendant plusieurs jours je me sentis comparativement à l’aise ; je ne redoutais plus rien des rats, quoique je les susse encore près de moi.

Je souffrais beaucoup d’être ainsi renfermé ; la chaleur était excessive. Le moindre courant d’air ne pouvant pénétrer dans mon appartement, je me sentais parfois comme dans un four. Nous voguions très probablement sous l’équateur, ou, en tout cas, dans les régions tropicales, ce qui expliquait le calme de l’atmosphère ; à ces latitudes, les tempêtes sont bien plus rares que dans les zones tempérées. Une fois, pourtant, nous y éprouvâmes un ouragan qui dura un jour et une nuit. Il fut suivi, comme d’habitude, d’une forte houle, pendant laquelle le navire fut terriblement ballotté. Cette fois, je n’eus pas le mal de mer ; mais, comme je n’avais rien pour me retenir, je fus roulé en tous sens dans ma petite cabine, tantôt lancé la tête la première sur le tonneau, tantôt rejeté contre le flanc du navire, de sorte que tout mon corps était aussi meurtri que si j’avais reçu la bastonnade. Le tangage faisait osciller les colis qui s’entrechoquaient par intervalles, et il relâchait mes tampons qui finissaient par tomber. Dans la crainte d’une nouvelle invasion, il me fallut donc, tout le temps que dura la tempête, calfeutrer à nouveau les crevasses de ma cabine.

Deux nouvelles semaines s’écoulèrent de la sorte, d’après les indications de mon calendrier ; sans cela je les aurais prises pour des mois, tant elles me parurent longues.

Pendant cette période, j’observai rigoureusement la règle que je m’étais imposée relativement à ma nourriture. Quoique j’eusse pu bien souvent consommer à un seul repas les provisions d’une semaine entière, je n’excédai jamais ma ration. Mais que d’efforts il m’avait fallu faire pour me résoudre à pareille abstinence ! Ce n’était pas sans regret que je déposais chaque jour sur la petite tablette le demi-biscuit que je destinais au repas suivant et qui semblait s’attacher à mes doigts. Aussi me félicitais-je d’avoir lutté bravement contre les exigences d’une faim pressante, excepté le jour où je consommai quatre biscuits au même repas. Je n’avais jamais souffert de la soif, car ma ration d’eau était plus que suffisante, et bien souvent je ne l’absorbais même pas tout entière.

La provision de biscuits que j’avais déposée dans ma cellule avant de me barricader touchait à sa fin. J’en étais content ; c’était une preuve que deux semaines s’étaient écoulées, puisque, d’après mes calculs, je m’étais approvisionné pour ce laps de temps. Il me fallait maintenant retourner à mon office pour y chercher un nouveau stock. Comme j’allais procéder à cette opération, une appréhension singulière me traversa l’esprit aussi subitement que si une flèche m’avait percé le cœur. C’était le pressentiment d’un grand malheur ou plutôt l’effroi causé par un bruit extérieur et que j’attribuai comme de coutume à mes voisins les rats. Presque continuellement des bruits semblables m’arrivaient du dehors ; mais aucun ne m’avait impressionné comme celui-ci, car il semblait provenir de la caisse à biscuits.

Je tremblais en retirant le rouleau d’étoffe et plus encore quand je plongeai la main dans ma caisse. Miséricorde, elle était vide ! Pas tout à fait, cependant, car je posai la main sur un corps mou et lisse ; c’était un rat !… Je la retirai subitement, tandis que l’animal effrayé se sauvait d’un bond. Je tâtai de nouveau et je trouvai un autre rat, puis un autre, puis un autre ! la caisse en paraissait remplie. Ils s’échappèrent dans toutes les directions ; quelques-uns même me sautèrent sur la poitrine, tandis que d’autres se heurtaient aux parois de la caisse en poussant de grands cris.

Je réussis à les disperser ; mais hélas ! quand j’examinai mes provisions, je ne trouvai plus que quelques biscuits brisés et un monceau de miettes avec lesquelles les rats festinaient quand je les avais surpris.

Cette découverte m’épouvanta tellement que je restai quelque temps sans savoir ce que je faisais.

Les conséquences étaient assez claires : la famine se dressait devant moi ; les miettes, laissées par les hideux voleurs et qu’une heure de plus leur aurait suffi à dévorer, ne pouvaient me nourrir une semaine ; et après ! la famine et la mort !

J’étais si désespéré que je ne fis même rien pour empêcher les rats de retourner à la caisse ; puisque j’étais condamné à mourir de faim, à quoi bon retarder le moment fatal. Autant mourir tout de suite que d’attendre la fin de la semaine. Vivre quelques jours encore, me sachant condamné à une mort certaine, était plus terrible que la mort elle-même ; et alors me revenaient ces sombres pensées de suicide qui m’avaient une fois déjà traversé l’esprit ; mais elles ne me troublèrent qu’un instant. Je me souvenais de les avoir eues déjà et d’en avoir été délivré d’une façon presque miraculeuse. Quoique je ne susse pas ce qui pouvait me secourir, il y avait peut-être encore pour moi quelque moyen de salut ; la main de la Providence pouvait me l’indiquer, comme elle l’avait déjà fait.

Ces réflexions me rendaient une lueur d’espérance, bien faible assurément, mais suffisante pour rappeler mon énergie et m’arracher au désespoir. La présence des rats n’y contribua pas moins. Je m’aperçus qu’ils se rapprochaient de la caisse et se disposaient à y rentrer pour continuer leur œuvre de destruction. Je découvris qu’ils avaient pénétré dans la caisse à biscuits, non par l’ouverture dont je me servais, mais du côté opposé, en passant par la caisse à étoffes dont j’avais enlevé une des planches. Ils avaient dû toutefois ronger d’abord la paroi postérieure, ce qui avait exigé assez de temps ; sans cela leur invasion eût été plus rapide, et je n’aurais pas trouvé une seule miette de biscuit.

Poussé par l’instinct de la conservation, je transférai les miettes de la caisse à ma petite étagère ; je me barricadai de nouveau et m’étendis sur ma couche pour réfléchir à ma situation, que ce malheur inattendu rendait plus sombre que jamais.

Je restai ainsi de longues heures à considérer le pitoyable état de mes affaires, sans qu’une pensée réconfortante se présentât à mon esprit. J’étais si désespéré que je ne fis même pas l’inventaire de mes miettes, mais je calculai à peu près, par le volume du tas, que j’en avais pour dix jours, une quinzaine de jours au plus, avec la perspective d’une mort lente et douloureuse à cette époque.

L’abattement auquel j’étais en proie me rendait inerte et pusillanime ; mon esprit était, pour ainsi dire, paralysé ; mes pensées s’égaraient ou se concentraient sur le terrible destin qui m’était réservé.

Quand la réaction se produisit, l’espérance, si faible qu’elle fût, me revint graduellement : « Pourquoi, pensai-je, puisque j’ai trouvé une caisse de biscuits, n’y en aurait-il pas une seconde, sinon à côté, du moins dans le voisinage ? » Dès que j’eus conçu cette idée, je me demandai par quel moyen je pourrais m’assurer s’il y avait réellement une autre boîte de biscuits à ma portée. Mon plan fut bientôt fait, car il n’y en avait qu’un de possible. Il consistait à m’ouvrir un passage avec mon couteau à travers les colis, quels qu’ils fussent, caisses, balles ou tonneaux, jusqu’à ce que je rencontrasse les biscuits désirés. Cela me paraissait plus praticable à mesure que j’y réfléchissais. Une entreprise qui semble difficile dans les circonstances ordinaires, est envisagée bien différemment par celui dont la vie est en danger et qui sait que son salut dépend du succès. Les plus grandes fatigues et les plus cruelles privations deviennent de bien légères épreuves quand l’existence est en jeu.

C’est de ce point de vue que je contemplais ma nouvelle entreprise, et je faisais peu de cas du temps et de la peine qu’elle allait exiger, du moment que j’avais l’espoir d’échapper à l’horrible famine.

Une autre pensée m’encourageait encore : mieux valait passer mon temps à travailler que de rester oisif et de m’abandonner au désespoir. Mieux valait espérer en luttant ; le travail me ferait trouver les heures moins longues et m’empêcherait de trop réfléchir aux horreurs de ma situation.

J’étais à genoux le couteau en main, prêt et résolu… Combien je prisais alors cette précieuse lame ! Je ne l’aurais pas échangée contre un navire chargé d’or !

J’étais à genoux, dis-je, car, l’eussé-je voulu, je n’aurais pu me tenir debout : le plafond de ma cabine était trop bas.

Est-ce cette attitude qui m’en a suggéré l’idée ? Je ne m’en souviens plus ; mais je me rappelle qu’avant de commencer, j’offris une prière humble et fervente à Dieu qui m’avait déjà secouru. Je lui demandai d’être mon guide, de soutenir mes forces et de m’accorder le succès. Je n’ai pas besoin de vous dire que ma prière fut exaucée, sans cela je ne vivrais pas pour vous conter cette histoire.

J’avais l’intention de rechercher d’abord ce qui se trouvait derrière la caisse d’étoffes ; la caisse de biscuits étant maintenant vide, je pouvais la traverser sans peine. Vous vous rappelez sans doute que j’avais déjà passé par celle-ci pour me procurer les pièces d’étoffe. Pour franchir ensuite la caisse qui les renfermait, il me fallait nécessairement en enlever plusieurs rouleaux. Mon couteau ne pouvant servir à cette opération, je le déposai dans un endroit où il me serait facile de le reprendre et je grimpai dans la boîte vide. L’instant d’après, je tirai à moi les rouleaux de drap, et j’employai toutes mes forces pour les détacher de la caisse où ils étaient empilés.

Ce travail me coûta plus de temps et de peine que vous ne pourriez l’imaginer. Évidemment on avait voulu économiser l’espace et les pièces d’étoffes étaient aussi pressées qu’avec une presse à vapeur. Celles qui se trouvaient en face de l’ouverture que j’avais pratiquée cédèrent assez facilement, les autres me donnèrent bien plus de mal. Une fois les premières enlevées, la besogne devint plus facile. Il y avait plusieurs rouleaux plus volumineux que les autres parce qu’ils étaient d’étoffe plus grossière ; impossible de les faire passer par l’ouverture. C’était embarrassant ; il n’y avait pas moyen de faire sauter une autre planche à cause de la position des deux caisses. Quant à élargir l’ouverture avec mon couteau, c’eût été un travail énorme.

Je conçus alors une idée meilleure en apparence, mais qui, en fin de compte, ne valait rien : c’était de couper les attaches de chaque pièce, de saisir l’étoffe par un bout et de la dérouler. Je procédai ainsi jusqu’à ce que le rouleau fût assez petit pour traverser l’ouverture. Je réussis de la sorte à vider la caisse, mais il me fallut plusieurs heures pour y parvenir.

Je fus du reste retardé par un incident des plus sérieux. Comme je retournais dans ma chambre avec la première pièce de drap que j’avais retirée de la caisse, je la trouvai à ma grande consternation, occupée par une vingtaine de rats. Je laissai tomber le drap, et, me précipitant au milieu de la bande, je parvins à la mettre en déroute. Comme je l’avais prévu, une nouvelle partie de mes provisions avait disparu ; pas beaucoup heureusement, car mon absence n’avait pas été longue. Une heure de plus, j’étais complètement dévalisé.

Déplorant de nouveau ma négligence, je résolus d’être plus soigneux à l’avenir. J’étendis un large morceau de drap sur lequel je déposai toutes les miettes qui me restaient encore ; puis j’en fis un paquet que je ficelai solidement avec un morceau de lisière enlevé au drap lui-même ; je le plaçai dans un coin et, le croyant en sûreté, j’allai me remettre à la besogne.

Pendant que j’allais et venais sur les mains et sur les genoux, tantôt les mains vides, tantôt traînant un rouleau d’étoffe, on aurait pu me comparer à une fourmi amassant ses provisions pour l’hiver, car, pendant de longues heures, je fus aussi actif qu’une fourmi peut l’être. Le temps était toujours calme ; mais la chaleur semblait plus forte que jamais, et la sueur me sortait par tous les pores. J’étais souvent obligé de m’essuyer le front et les yeux avec un morceau de drap. Par moments, il me semblait que j’allais suffoquer, mais le motif qui me poussait au travail était trop puissant pour que je songeasse à me reposer une seule minute.

Je fus aussi actif qu’une fourmi.

Tout le temps les rats m’environnaient. Il y en avait partout dans les interstices entre les futailles et les caisses ; je les rencontrais devant moi dans ma propre galerie et quelquefois je les sentais me courir sur les jambes. Chose singulière, j’en avais moins peur qu’autrefois, parce que je savais maintenant que c’était mon biscuit et non ma personne qui les avait attirés dans ma cabine. Néanmoins, je ne me serais pas endormi sans me garantir contre leurs attaques.

il y avait une autre raison pour laquelle je les craignais moins : c’était que ma situation s’était terriblement aggravée et que les petits dangers disparaissaient à mes yeux devant le plus menaçant de tous, le danger de la famine.

Quand j’eus vidé la caisse de drap, je me décidai à manger quelques miettes et à prendre un peu de repos. Je n’avais pas cessé de travailler une seconde, même pour boire ; aussi me sentais-je extrêmement altéré. Comme je ne craignais pas que l’eau me manquât, je bus à discrétion. Le précieux fluide me sembla plus suave que le nectar lui-même, et, quand j’eus fini de me désaltérer, je me sentis complètement réconforté.

Je me tournai alors vers ma provision de miettes ; mais un nouveau cri de douleur m’échappa quand j’y portai la main : encore les rats ! Oui, ces voleurs infatigables étaient revenus, avaient rongé le drap et soustrait une nouvelle portion de mes vivres déjà si réduits. Il en manquait au moins une livre qui avait dû disparaître en quelques minutes, car, l’instant d’avant, j’avais déplacé le paquet sans y remarquer rien d’extraordinaire. Cette découverte augmenta mon désespoir ; je compris que, si je laissais mon sac de biscuits derrière moi rien qu’une seconde, je pouvais m’attendre à le trouver vide au retour.

J’avais déjà perdu environ la moitié des débris trouvés dans la caisse et qui, d’après mes calculs, devaient me sustenter dix ou douze jours. En les examinant de nouveau, je m’aperçus qu’il ne m’en restait pas assez pour une semaine.

Toutefois, si sombre que fût ma situation, je ne m’abandonnai point au désespoir ; je résolus malgré tout de poursuivre mon entreprise, d’autant que la réduction de mes vivres exigeait plus d’énergie et de persévérance que jamais.

Désormais, je ne voyais d’autre moyen de garantir mon sac de miettes que de le garder près de moi. J’aurais pu, il est vrai, augmenter l’épaisseur de l’enveloppe en l’entourant de nouveaux morceaux d’étoffe ; mais j’étais convaincu que les rats auraient bien su arriver jusqu’à mes précieuses miettes, les eussé-je enfermées dans une caisse en fer.

Je bouchai donc le trou qu’ils avaient fait au drap ; puis, tirant le sac après moi, je le déposai dans la caisse à étoffes entre mes genoux, décidé à le défendre contre tout assaillant. Alors je me mis en mesure de perforer avec mon couteau la paroi de la caisse adjacente.

J’essayai d’abord d’enfoncer une des planches avec les mains. Voyant que je n’y pouvais parvenir, je me couchai sur le dos et me servis des pieds, que j’avais, pour la circonstance, chaussés de mes vieilles bottines ; mais j’eus beau frapper, je n’obtins aucun résultat. La caisse était trop solidement clouée, et je découvris plus tard qu’elle était encore consolidée par des cercles de fer dont je n’aurais pu venir à bout. Mes coups de poing et de pied étaient donc inutiles ; dès que j’en fus convaincu, je repris mon couteau.

Je me proposai de couper une des planches à l’un de ses bouts, ce qui me permettrait de l’arracher, quelque solidement fixée qu’elle fût à l’autre.

Le bois n’était pas dur : c’était du sapin ordinaire. Je l’aurais facilement traversé, même avec un instrument aussi peu approprié que mon couteau, si j’avais été dans une position plus commode ; mais il fallait travailler dans une attitude désavantageuse et fatigante. De plus, je souffrais encore de la blessure de mon pouce qui n’était pas tout à fait cicatrisée, ce que j’attribuais à l’état de fièvre constante occasionnée par les nombreux tourments que j’avais endurés. Malheureusement, c’était ma main droite qui avait été mordue, et, n’étant pas gaucher, je ne pouvais travailler de la main gauche. J’essayais bien quelquefois pour soulager la main malade, mais je n’avançais qu’avec, une extrême lenteur.

Pour ces raisons, j’employai plusieurs heures à traverser une planche qui n’avait qu’un seul pouce d’épaisseur ; j’y réussis pourtant à la fin. Me remettant alors sur le dos, je pressai la planche avec mes talons, et j’eus la satisfaction de la sentir céder ; mais elle fut promptement arrêtée par un obstacle qui se trouvait derrière, formé sans doute par une autre caisse ou une futaille. Je n’obtins donc qu’un écartement de deux ou trois pouces ; il me fallut longtemps tirer et contourner ma planche dans tous les sens afin de parvenir à la détacher des cercles de fer qui la retenaient.

Avant d’en venir complètement à bout, je découvris ce qu’il y avait derrière, car j’avais introduit la main pour m’en assurer. C’était, hélas ! une autre caisse en tout semblable à celle-ci. Même bois, même volume, mêmes cercles de fer et sans doute même contenu. Cette découverte me désappointa ; mais, quoique je fusse convaincu qu’elle était remplie d’étoffes, je voulus en obtenir la certitude. Je procédai exactement comme je venais de le faire, avec infiniment plus de peine toutefois, parce que je travaillais dans des conditions plus défavorables. Pendant l’opération, la lame de mon couteau atteignit plusieurs fois une substance molle, souple et peu résistante, qui me sembla bien être du drap. J’en étais si persuadé, que j’aurais pu discontinuer mon travail ; mais j’étais talonné par cette sorte de curiosité qu’une démonstration complète peut seule satisfaire. Je poursuivis donc ma tâche jusqu’au bout. Le résultat fut ce que j’attendais : la caisse contenait du drap.

Le couteau s’échappa de mes mains. Accablé de fatigue et de chagrin, je tombai à la renverse et restai quelques minutes dans un état d’insensibilité presque complète. J’en fus tiré par une douleur aiguë que je ressentis à l’extrémité du doigt ; elle ressemblait à celle que produit une piqûre d’aiguille ou une coupure de canif.

Je me relevai sur-le-champ, persuadé que je venais de me blesser avec mon couteau que j’avais laissé tomber ouvert près de moi. Je fus bientôt convaincu que je me trompais ; ma blessure n’était point produite par un instrument tranchant, mais par la dent d’un animal, je venais d’être mordu par un rat !

La frayeur m’eut bientôt tiré de mon engourdissement. Plus de doute désormais ; ces hideux animaux en voulaient à ma vie, car, pour la première fois, j’étais attaqué sans provocation. Quoiqu’ils eussent décampé en entendant mes cris, j’étais sûr qu’ils reviendraient, sans se laisser arrêter par mes vaines démonstrations.

Je ne pouvais songer à dormir, exposé comme je l’étais à leur agression, bien que, selon toute apparence, je fusse condamné à mourir de faim, encore valait-il mieux finir de la sorte que d’être dévoré par les rats. La crainte d’une pareille mort me remplit d’horreur, et je résolus de tout faire pour y échapper.

J’avais le plus grand besoin de repos ; la caisse où je me trouvais était assez spacieuse pour que je pusse m’y étendre et dormir ; mais je me crus plus en sûreté dans ma cabine. Reprenant mon couteau et mon sac, je battis en retraite derrière ma futaille.

Ma chambre était bien étroite, depuis que j’y avais amoncelé l’étoffe qui garnissait la caisse. Il y avait tout juste assez de place pour mon sac et pour moi ; c’était plutôt Un nid qu’un appartement. Les pièces de drap empilées contre le tonneau d’eau-de-vie me protégeaient suffisamment de ce côté ; je n’avais donc plus qu’à clore l’autre extrémité ; c’est ce que je fis, et alors, après avoir avalé ma maigre pitance que j’arrosai de copieuses libations, je cherchai le repos de l’esprit et du corps dont j’avais tant besoin.

Mon sommeil ne fut ni profond ni réparateur. À mes souffrances morales venaient s’ajouter les souffrances physiques. Toutes les issues de ma cabine étant hermétiquement bouchées, la chaleur était insupportable. Pas le plus petit courant d’air pour me rafraîchir. J’obtins malgré cela quelques heures de sommeil dont il fallut bien me contenter.

À mon réveil je fis un repas, le plus maigre déjeuner imaginable ; puis je bus abondamment. J’avais la fièvre et je souffrais tellement de la tête qu’il me semblait qu’elle allait se fendre.

Cela ne m’empêcha point de retourner à l’ouvrage. Si deux caisses ne contenaient que de l’étoffe, ce n’était pas une raison pour que toute la cargaison fût de même nature, et je résolus de persévérer ; mais j’étais décidé à suivre une nouvelle direction, c’est-à-dire à perforer le bout de la caisse dont j’avais déjà ouvert la paroi latérale.

Prenant donc avec moi mon sac à miettes, je me remis à l’œuvre, soutenu par un nouvel espoir, et, après un rude labeur, rendu encore plus pénible par ma blessure, je réussis à détacher une des planches qui fermaient l’extrémité de la caisse.

Je sentis au delà quelque chose de mou, ce qui m’encouragea. Ce n’était certainement pas du drap, cette fois, mais qu’était-ce ? J’introduisis en tremblant la main par l’ouverture et je reconnus au toucher, de la toile d’emballage ; mais que pouvait-elle bien contenir ?

Je ne pus le deviner avant d’avoir coupé l’enveloppe avec mon couteau, et alors quelle déception ! Je trouvai de la toile fine, disposée en rouleaux comme le drap, mais tellement serrée qu’en employant toutes mes forces je n’aurais pas réussi à retirer une seule pièce du ballot.

Combien j’aurais préféré rencontrer du drap ! car j’aurais pu l’enlever complètement afin de me frayer un passage, tandis que cette balle de toile me présentait un obstacle presque insurmontable. C’est à peine si j’aurais pu l’entamer avec mon couteau, et, pour en venir à bout, il m’aurait fallu au moins une semaine. Mes provisions seraient toutes épuisées auparavant.

Je ne m’arrêtai donc pas un instant à une idée si peu pratique.

Je restai quelque temps pensif, me demandant quel parti j’allais prendre ; mais le temps était trop précieux pour le gaspiller en réflexions. L’action seule pouvait me sauver. Aiguillonné par cette pensée, je me remis bien vite à la besogne.

Je me proposais maintenant d’enlever le drap contenu dans la seconde caisse, de la défoncer et de voir ce qu’il y avait de ce côté. Il me fut très difficile de retirer les deux ou trois premières pièces. Malheureusement le bout des rouleaux était tourné de mon côté, ce qui en rendait l’extraction très laborieuse. Après bien des efforts, je parvins à en détacher quelques-uns, et les autres vinrent ensuite plus aisément. Comme dans l’autre caisse, je trouvai d’énormes rouleaux, trop gros pour franchir l’ouverture que j’avais pratiquée. Ne voulant pas prendre la peine de l’agrandir, j’eus recours à l’expédient qui m’avait déjà réussi et qui consistait à couper les attaches et à dérouler l’étoffe.

Ce procédé était commode ; mais, hélas ! il devint la source d’embarras inattendus, comme j’eus bientôt après l’occasion de le constater.

Ma besogne marchait assez bien, quand, tout à coup, je dus la suspendre, parce qu’il ne me restait plus de place pour rejeter l’étoffe derrière moi. Mon appartement, la caisse à biscuits et l’autre caisse, tout était plein. Ce fait ne m’alarma point tout d’abord ; mais, avec un peu de réflexion, j’en reconnus toute la gravité : il était évident que je ne pouvais plus continuer avant d’avoir fait disparaître le monceau d’étoffe que j’avais si étourdiment accumulé. Pour cela, comment faire ? Je ne pouvais le détruire ni par le feu ni autrement ; je ne pouvais plus en diminuer le volume ; je l’avais déjà pressé autant qu’il pouvait l’être.

C’est maintenant que je reconnaissais l’imprudence que j’avais commise en déroulant les pièces. En cet état, l’étoffe occupait nécessairement un espace beaucoup plus considérable, et il ne m’était plus possible de les rétablir comme je les avais trouvées. Elles gisaient de tous côtés dans la plus grande confusion ; je n’aurais même pas pu les replier. C’est à peine s’il me restait assez de place pour me mouvoir. Devant ce nouveau malheur, je me sentis découragé, que dis-je ? presque désespéré.

Mais je ne me laissai pas longtemps abattre. En faisant assez de place pour sortir une autre pièce ou deux, je pourrais pratiquer un trou dans la paroi postérieure de la caisse, et si je trouvais derrière une autre caisse de drap ou une balle de toile, « alors, pensai-je, il sera temps de m’abandonner au désespoir ; jusque-là espérons. »

Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Plein de foi dans ce vieux proverbe, je renouvelai mes efforts.

Après quelque temps, je réussis à retirer deux nouvelles pièces ; j’eus dès lors assez de place pour m’introduire dans la caisse, maintenant presque vide, et me mettre à l’œuvre avec mon couteau.

Il me fallut cette fois couper la planche au milieu, parce que l’étoffe m’en cachait les deux extrémités. Cela, du reste, faisait peu de différence. Quand j’eus fini ma section, je repoussai les deux fragments et j’obtins une ouverture suffisante pour ce que je voulais faire, c’est-à-dire pour y introduire la main. Quand je l’avançai, ce fut pour faire la plus navrante découverte : je venais de reconnaître une autre balle de toile !

Succombant à la fatigue et à l’émotion, je serais tombé, si cela eut été possible ; mais j’étais à plat ventre, et je demeurai quelque temps dans cette posture, en proie à une prostration complète.


CHAPITRE XVI
EXCELSIOR


Le besoin impérieux de prendre quelque nourriture me fit sortir de cette espèce de léthargie. J’aurais pu manger dans l’endroit où j’étais ; la soif me contraignit à regagner ma cellule. Ce n’était point chose facile que d’y retourner ; il me fallut enlever de ma route et rejeter derrière moi bien des pièces de drap avant que j’eusse déblayé mon appartement d’une façon suffisante pour y pénétrer. J’y réussis néanmoins, et après avoir pris mon repas et étanché la soif ardente qui me dévorait, je me laissai choir sur un monceau d’étoffe et m’endormis en un clin d’œil. J’avais pris ma précaution habituelle de fermer la porte de ma forteresse, et je reposai cette fois sans être troublé par les rats.

Le matin, je devrais plutôt dire à mon réveil, je bus et mangeai de nouveau. Je ne savais plus maintenant distinguer le jour de la nuit ; ma montre s’était arrêtée une ou deux fois, et mon sommeil moins régulier que jadis, ne pouvait plus me fournir d’indications précises à cet égard. Ce que je mangeai n’apaisa pas ma faim ; tous mes vivres n’y auraient point suffi, et je dus m’armer de tout mon courage pour ne point dévorer ce qui m’en restait ; la certitude qu’un pareil repas serait le dernier et la crainte de la famine me retinrent.

Après ce triste déjeuner que je complétai en me gorgeant d’eau, je me dirigeai vers la seconde caisse d’étoffes, déterminé à continuer mes recherches, tant que mes forces me le permettraient. Il ne m’en restait plus guère ; le peu de nourriture que je prenais suffisait à peine pour entretenir la vie. Mes côtes saillissaient comme celles d’un squelette, et je me sentais si faible que c’est à peine si je pouvais remuer les rouleaux d’étoffe. Les caisses étaient arrimées de façon que l’une de leurs extrémités confinait aux parois du navire, tandis que l’autre était dirigée vers l’intérieur de la cale ; c’est dans cette dernière direction que je poussai mes travaux. Je n’ai pas besoin de vous les raconter en détail ; ils ressemblaient à ceux que j’avais déjà exécutés et durèrent plusieurs heures pour aboutir une fois de plus à une cruelle déception… une nouvelle balle de toile ! Je ne pouvais plus ni avancer de ce côté ni d’aucun autre ; les caisses de drap et les ballots de toile in environnaient de toutes parts ; impossible de franchir cette barrière. Telle fut la conclusion a laquelle j’arrivai et qui me plongea une fois encore dans le désespoir.

Ce fut heureusement pour un temps très court. Je me rappelai tout à coup avoir lu le récit des luttes qu’un enfant avait soutenues dans les circonstances les plus critiques : à force de courage et de persévérance, il était parvenu à surmonter tous les obstacles, et je me souvenais qu’il avait pour devise le mot latin excelsior, qui veut dire « plus haut ».

« Plus haut, pensai-je ; comment l’idée ne m’est-elle pas venue plus tôt de chercher dans cette direction ? J’ai tout autant de chances d’y trouver des vivres que dans une autre. »

Du reste, je n’avais pas à choisir et je résolus d’essayer.

L’instant d’après, j’étais sur le dos, le couteau à la main, et, m’étant convenablement étayé, avec des pièces de drap, pour travailler plus à mon aise, j’attaquai l’une des planches du couvercle ; je parvins à l’arracher après bien des efforts. Juste ciel ! mes espérances devaient-elles donc être toujours frustrées ? Hélas ! elles l’étaient encore une fois : ma main fiévreuse venait de rencontrer une toile grossière recouvrant un nouveau ballot d’étoffe. Restaient encore la première caisse de drap et la caisse de drap dont je n’avais pas exploré la partie supérieure. Comme dernier effort, je résolus de les ouvrir toutes deux avant d’aller prendre du repos. C’est ce que je fis, toujours avec le même insuccès. Au-dessus de la première se trouvait une caisse de drap, et une balle de toile sur l’autre.

« Dieu de miséricorde, m’avez-vous donc abandonné ? » m’écriai-je en tombant dans un état de complet épuisement.

Je fus assez heureux pour m’endormir, et, lorsque je me réveillai je me sentis le cœur plus léger sans que je pusse m’en expliquer le motif, car ma situation ne s’était nullement améliorée, et je n’avais ni conçu de nouvelles espérances ni formé de nouveaux plans.

J’avais la certitude de ne pouvoir franchir les caisses de drap et les ballots de toile, puisque je manquais d’espace pour empiler leur contenu derrière moi. Il n’y fallait donc plus songer ; mais je pouvais pousser mes recherches dans deux directions nouvelles, lune en face et l’autre à gauche.

En face se trouvait ma futaille d’eau. Elle n’était plus guère qu’à moité pleine ; j’eus un instant l’idée d’y pratiquer dans la partie supérieure une ouverture suffisante pour m’y introduire, puis de faire à l’autre extrémité une ouverture semblable, mais je réfléchis que je m’exposais de la sorte à perdre toute ma provision d’eau en une seule nuit. Un ouragan, comme nous en avions déjà eu plusieurs, pouvait surgir, et mon tonneau, culbuté par le roulis, répandrait ce précieux liquide, sans lequel j’aurais depuis longtemps péri d’une façon misérable.

Une autre considération m’arrêta : c’est que j’avais à gauche une direction bien plus facile à suivre à travers la tonne d’eau-de-vie. Je résolus donc de m’y ouvrir un passage ; peut-être trouverais-je au delà des vivres. Je n’y comptais guère, mais je priai Dieu de me donner le succès.

Pratiquer une incision à travers les épaisses planches de chêne qui formaient le fond de la futaille, est autrement difficile que de perforer du sapin : la tâche était rude et la planche refusa longtemps de céder ; mais, à force de frapper, j’eus la satisfaction de la détacher en partie. Alors quelques nouveaux coups solidement appliqués suffirent pour la repousser à l’intérieur de la futaille.

À l’instant même, une masse énorme d’eau-de-vie fit irruption dans l’étroit espace que j’occupais et le remplit en un clin d’œil. J’avais tellement de peine à maintenir ma tête au-dessus du niveau du liquide, que je craignis vraiment de m’y noyer. Il m’en était entré dans les yeux et dans la gorge au point de m’aveugler et de me couper la respiration. Je ne cessai de tousser et d’éternuer pendant un bon moment.

Une masse énorme d’eau-de-vie fit irruption.

Je n’avais guère envie de rire ; pourtant je ne pus m’empêcher de penser à la singularité du duc de Clarence demandant à être noyé dans un tonneau de Malvoisie. L’inondation qui me menaçait disparut presque aussi vite qu’elle s’était produite. Au bout de quelques secondes, elle était allée rejoindre les eaux croupissantes qui clapotaient à fond de cale ; toutefois j’étais trempé, et l’air était imprégné d’une odeur alcoolique qui me suffoquait.

Le tangage du navire, en soulevant la tonne, la vida presque entièrement en moins de dix minutes. Je n’avais pas attendu cela ; la planche que j’avais fait sauter laissait une ouverture assez grande (et il ne fallait pas qu’elle le fût beaucoup) pour admettre mon corps. Dès que mon accès de toux fut passé, je pénétrai à l’intérieur.

Je cherchai d’abord la bonde ; je la trouvai, non au sommet comme je l’avais supposé, mais sur le côté, et juste à une hauteur convenable. Fermant alors mon couteau, je la frappai fortement avec le manche ; après quelques coups, je fus assez heureux pour la faire sauter au dehors. Cela fait, j’introduisis ma lame dans le trou de bonde. Je n’avais pas fait une douzaine d’entailles que je sentis mes forces singulièrement accrues. Tout à l’heure encore j’étais faible, et maintenant il me semblait que j’aurais pu défoncer le tonneau sans en couper les planches. J’étais presque gai, et je me souviens que je sifflai et chantai en travaillant. L’idée que j’étais en danger de perdre la vie m’avait complètement abandonné ; toutes les angoisses que j’avais endurées ne m’apparaissaient plus que comme un rêve.

À ce moment, je fus saisi d’une soif ardente, et je me rappelle que je cherchai à sortir de la tonne d’eau-de-vie pour aller boire. Je réussis à en sortir ; mais je ne saurais dire si je bus ou non.

À partir de cet instant, je ne me souviens plus de rien, sinon que je tombai dans un état d’insensibilité complète.

J’y demeurai plusieurs heures sans que mon sommeil fut troublé par mes cauchemars habituels ; mais je me réveillai en proie à un sentiment de terreur singulière, comme si j’avais été lancé dans les régions éthérées où je flottais à l’aventure, ou que j’eusse été précipité d’une grande hauteur sans rencontrer un point d’appui pour arrêter ma chute. Cette angoisse s’évanouit heureusement à mesure que je revenais à moi-même ; et je me rendis compte de mon état. Je sortais de l’ivresse.

Je n’avais pourtant pas bu la moindre goutte d’eau-de-vie ; je la détestais trop pour cela. Ah ! si, pourtant, une goutte ou peut-être une cuillerée m’était entrée dans la gorge au moment où le liquide avait jailli de la futaille ; mais une si petite quantité ne pouvait certainement suffire à m’enivrer. À quoi donc attribuer mon ivresse ? car, quoique ce fût la première fois de ma vie, j’étais bien certain d’en avoir éprouvé les symptômes.

À mesure que je me dégrisais, mes idées s’éclaircirent et je reconnus la cause de mon indisposition. Ce n’était pas l’eau-de-vie, mais les vapeurs d’eau-de-vie qui m’avaient enivré.

Même avant de pénétrer dans le tonneau, j’avais déjà éprouvé une sensation particulière produite par les émanations dont l’air était chargé. Ce fut bien autre chose à l’intérieur ; elles étaient si fortes que j’eus d’abord beaucoup de peine à respirer. Je finis pourtant par m’y habituer et même par les trouver agréables ; c’est sous leur influence que je m’étais senti si fort et si gai.

En réfléchissant à ce singulier incident, je me rappelai que la soif m’avait poussé à sortir de la futaille, et je compris quel service ce besoin m’avait rendu. Je vous ai déjà dit que je ne me souvenais plus si je l’avais satisfait. Je ne crois point, en effet, avoir puisé de l’eau à ma tonne. Si je l’avais fait, il est plus que probable que j’aurais négligé de remettre le fausset, ce qui m’aurait fait perdre une quantité d’eau considérable. J’eus la satisfaction de reconnaître que rien de semblable ne s’était produit. Ainsi, sans la soif, je serais certainement resté à l’intérieur de la futaille ; et voyez les conséquences : mon ivresse n’aurait fait que croître jusqu’à ce que mort s’ensuivit probablement.

Une circonstance tout à fait accidentelle m’avait sauvé la vie, ou n’était-ce pas plutôt une intervention providentielle, comme je le crus à cette époque ? aussi offris-je au Seigneur, avec toute la ferveur de mon âme, l’expression de ma plus profonde gratitude.

Que j’eusse bu ou non, je me sentais si altéré que j’aurais pu boire le contenu de ma tonne. Aussi me hâtai-je de prendre ma coupe que je ne quittai point avant d’avoir bu au moins un demi-gallon. Sous cette influence, mes nausées disparurent, et mon cerveau se dégagea. Revenu enfin à mon état ordinaire, je me mis à considérer les périls qui m’environnaient. Ma première pensée fut de reprendre ma besogne ; mais je me demandai si je serais capable de la continuer. Qu’arriverait-il si j’allais retomber dans le même état et si je manquais de la présence d’esprit nécessaire pour sortir de la futaille ? Peut-être pourrais-je travailler quelque temps sans ressentir les atteintes de l’ivresse et m’éloigner dès que je les éprouverais. Peut-être ; mais s’il en était autrement ? si, au lieu d’être graduelles, elles étaient instantanées ?…

Je me rappelais comment cette étrange influence s’était emparée de moi, l’engourdissement de mes sens et la torpeur de mon esprit poussée à ce point de me faire oublier même la terrible situation dans laquelle j’étais. Il se pouvait que les mêmes phénomènes se reproduisissent, moins la soif qui m’avait sauvé ; et pourquoi non ? Certes, je n’en pouvais pas répondre ; aussi mes appréhensions étaient-elles si fortes que j’hésitai à rentrer dans la futaille.

Il le fallait pourtant ou mourir ; et si la mort m’était réservée, mieux valait, pensais-je, mourir d’une mort qui, d’après l’expérience que j’avais faite, serait dépourvue d’angoisses.

Cette réflexion me donna de l’audace ; du reste, je n’avais point à choisir. Faisant une nouvelle prière, je rampai dans le tonneau d’eau-de-vie.


CHAPITRE XVII
OU EST MON COUTEAU ?


Dès que j’y fus installé, je cherchais mon couteau. J’ignorais complètement ce que j’en avais fait ; je l’avais déjà cherché au dehors, mais sans succès. J’en avais conclu qu’il était resté dans le tonneau ; aussi étais-je tout surpris de ne point l’y trouver.

Je commençais à être fort inquiet. S’il était perdu, tout espoir de délivrance était perdu avec lui. Où pouvait-il être ? les rats l’avaient-ils emporté ? Je sortis de la futaille pour faire de nouvelles recherches, mais sans résultat. J’y rentrai pour l’explorer de nouveau. J’allais en ressortir sans avoir été plus heureux, quand j’eus l’idée de diriger ma main vers le trou de bonde où je travaillais la dernière fois que je m’en étais servi ; à ma grande joie je l’y trouvai, enfoncé dans l’entaille que j’avais faite.

Je me remis à l’ouvrage sans délai ; mais, à force de servir, mon couteau s’était émoussé, et j’avançais aussi lentement dans cette planche de chêne que si j’avais coupé de la pierre. Je travaillai un quart d’heure sans agrandir ma section de plus de deux lignes, et je commençais à désespérer d’en venir à bout.

Je sentais déjà se reproduire la singulière influence que j’avais éprouvée. Je m’y serais abandonné sans crainte, car tel est l’effet de l’ivresse ; mais je m’étais promis de battre en retraite au premier symptôme, et, avant qu’il fût trop tard, je me traînai dans ma cabine. Ce fut bien heureux pour moi ; dix minutes de plus, je serai tombé dans un état d’insensibilité absolue.

Quand l’influence alcoolique se fut dissipée, je me sentis plus misérable que jamais, car je comprenais que ce nouvel obstacle était la ruine de mes espérances. Je ne pouvais pénétrer dans le tonneau qu’à de longs intervalles, et l’usure de mon couteau rendait mon travail aussi lent que possible. Il me faudrait des jours pour me frayer un passage à travers cette futaille, et les jours m’étaient comptés. Ma petite provision de miettes était réduite à une poignée ; mes chances de salut diminuaient donc d’heure en heure, et je sentais le désespoir me gagner. Si encore j’avais été sûr de trouver derrière la futaille une caisse de biscuits ou de vivres quelconques, l’énergie ne m’aurait pas manqué pour continuer ma tâche ; mais c’était plus que douteux.

L’effondrement de la tonne d’eau-de-vie avait l’avantage de me procurer un espace vide assez étendu. Si donc je réussissais à la franchir, je pourrais accumuler dans son intérieur les marchandises qui encombreraient ma route, et m’ouvrir un passage pour des opérations nouvelles. Tout à coup une idée encore meilleure me traversa l’esprit et me fit envisager ma situation sous un aspect moins sombre. S’il m’était si facile de me frayer un chemin de caisse en caisse, comme j’en avais déjà fait l’expérience, pourquoi ne pas l’ouvrir de bas en haut afin d’atteindre le pont ? Sans doute la cale était toute pleine et j’étais tout au fond ; néanmoins, je ne devais pas être séparé du pont par plus d’une douzaine de caisses. En admettant qu’il me fallût un jour pour effondrer chacune d’elles, ce n’était après tout que l’affaire de huit à dix jours.

Quel malheur que cette excellente idée ne me fût pas venue plus tôt ! Peut-être était-il trop tard désormais. Si je l’avais mise à exécution à l’époque où j’avais une ample provision de biscuits, le succès n’eût pas été douteux ; mais maintenant, hélas ! n’était-ce pas une entreprise désespérée ?

Impossible pourtant de renoncer à la perspective de vivre et de recouvrer ma liberté. Étouffant donc des regrets stériles, je me mis à considérer le nouveau plan que je venais de concevoir.

Voici quelle était mon idée : elle consistait tout simplement à manger les rats au lieu de me laisser dévorer par eux !

J’avais trouvé jadis les rats trop nombreux ; maintenant, leur nombre ne m’inquiétait guère. Il y en avait toujours assez pour me sustenter pendant longtemps ; mais il ne s’agissait que de savoir comment les prendre.

Je ne voyais pas d’autre moyen que de les empoigner avec ma main et de les étrangler. Vous vous rappelez comment je m’y étais pris pour en tuer un ; je pouvais encore assurément en occire un ou deux par le même procédé ; mais il avait l’inconvénient d’épouvanter les autres qui pouvaient ne plus revenir, et alors adieu mon approvisionnement ! Mieux valait donc tâcher d’en prendre tout de suite autant qu’il m’en fallait pour une dizaine de jours. Peut-être à cette époque aurais-je à ma disposition une nourriture plus délectable. C’était plus sage et plus sûr, et je restai longtemps à considérer comment je pourrais opérer une capture en masse.

La nécessité est la mère de l’invention : je suppose que ce fut elle bien plus que mon génie qui m’inspira le plan d’une ratière. Elle était certainement bien simple, mais pratique : c’était là le principal. J’imaginai de faire un grand sac de drap, ce qui m’était facile, en coupant un morceau de longueur convenable et cousant les deux bords avec de la ficelle qui ne manquait pas puisque j’avais à ma disposition toute celle dont on s’était servi pour attacher les pièces d’étoffe. Mon couteau me servirait d’aiguille et de passe-lacet pour établir une coulisse à l’embouchure du sac. En moins d’une heure, mon appareil était achevé complètement et prêt à fonctionner.

Il s’agissait ensuite de tendre le piège ; tout en travaillant, j’avais arrêté dans mon esprit la manière de procéder.

Voici en quoi elle consistait :

Je débarrassai d’abord mon appartement de tous les paquets d’étoffe qu’il contenait et que j’empilai dans la tonne d’eau-de-vie. Je condamnai ensuite chaque ouverture, comme j’avais l’habitude de le faire, excepté une seule de grande dimension qui servait aux rats de passage ordinaire. À celle-ci j’adaptai la bouche de mon sac qui en recouvrait toute l’étendue, tandis que les parois de ce dernier étaient écartées l’une de l’autre au moyen de petits bâtons d’une longueur convenable. Je m’agenouillai alors à côté du piège, les cordons de la coulisse à la main, et dans cette attitude, j’attendis l’arrivée des rats.

Je savais bien qu’ils entreraient dans mon sac, car j’y avais placé un appât consistant en quelques bribes de biscuit, les dernières qui me restassent. Je risquais le tout pour le tout : car, si les rats venaient à s’échapper après avoir mangé mes miettes, je n’avais plus rien absolument pour faire un autre repas. —

Il viendrait des rats, à n’en pas douter ; mais en viendrait-il assez pour que la chasse fût bonne ? S’ils n’allaient venir que les uns après les autres, puis se sauver en emportant chacun un fragment de l’appât !… Pour éviter cela, je réduisis mes miettes en poussière. C’était le moyen, pensais-je de retenir les premiers venus et de laisser à d’autres le temps d’arriver. Dès que la réunion serait suffisamment nombreuse, je leur couperais la retraite en fermant la coulisse.

Le sort me favorisa. Je n’étais pas à genoux depuis plus d’une minute, quand j’entendis le piétinement et par intervalles les cris aigus des rats. Une ou deux secondes après, je sentis le sac osciller sous mes doigts, signe que mes victimes venaient d’y pénétrer. Peu à peu, les mouvements du sac devinrent plus violents, ce qui me fit voir qu’elles accouraient en foule pour avoir leur part de biscuit. Je pouvais les sentir grimper, sauter les uns par-dessus les autres, et je les entendais se quereller. C’était juste le moment de fermer la coulisse ; c’est ce que je fis sur-le-champ ; puis je ficelais solidement l’ouverture du sac. Aucun des rats n’en put sortir ; j’eus la satisfaction de constater qu’il était à moitié rempli de ces sauvages animaux. Je ne fus pas longtemps à en venir à bout ; voici par quel procédé : j’enlevai le drap qui recouvrait le parquet de mon appartement, formé du chêne le plus dur ; j’y déposai mon sac ; puis, plaçant sur celui-ci une large planche de sapin, je m’v agenouillai et la pressai de tout mon poids et de toute ma force.

Pendant quelque temps, le sac me parut aussi élastique qu’un sommier. Les rats se débattaient, se mordaient et criaient avec rage ; je ne fis pas le moindre cas de ces démonstrations, et je continuai de presser jusqu’à ce que tout fût devenu silencieux et immobile.

Je me hasardai alors à ouvrir le sac pour en examiner le contenu. J’eus lieu d’être satisfait. Le nombre des victimes paraissait considérable, et, comme aucune ne bougeait, je tins pour certain que je les avais tuées jusqu’à la dernière.

Malgré cela, quand je voulus les compter, je n’insérai ma main dans le sac qu’avec la plus grande précaution, et ne retirai mes rats que l’un après l’autre ; il y en avait dix.

« Ah ! ah ! m’écriai-je en les apostrophant, je vous tiens donc à la fin, vilaines bêtes, et c’est bien fait pour tous les tourments que vous m’avez causés ! Si vous m’aviez laissé tranquille, vous ne seriez pas où vous en êtes. Vous avez dévoré mes biscuits, et maintenant, pour échapper à la famine, je suis contraint de vous dévorer à mon tour. »

Je vous tiens donc à la fin…

Mon apostrophe terminée, je commençai à dépouiller l’un des rats avec l’intention d’en faire mon dîner, et, cinq minutes après cette opération, j’avais englouti mon rat sans en laisser une parcelle.

Mes affaires venaient de prendre une bien meilleure tournure. Mon office était garni pour dix jours au moins, car je m’étais bien promis de ne manger qu’un seul rat par jour ; et que ne peut-on pas faire en dix jours ! Je pourrais certainement mener à bien la grande entreprise que j’avais malheureusement considérée jusqu’alors comme impraticable, et qui consistait à me frayer un passage jusqu’au pont.

« Un rat par jour, pensai-je, c’est assez, non seulement pour vivre, mais pour me donner des forces. En travaillant avec ardeur, je suis bien sûr d’atteindre l’écoutille en dix jours, en moins de temps peut-être. »

Telles étaient les nouvelles espérances que le succès de ma chasse avait fait naître en moi. Une seule inquiétude me troublait encore : pourrais-je passer à travers la futaille ? Pourrais-je résister à l’influence des vapeurs alcooliques ? Même la seconde fois que j’y étais entré, j’avais eu toutes les peines du monde à m’en arracher à temps.

Quoique j’eusse désormais plus de temps à ma disposition, je n’avais nulle envie de le gaspiller. Aussi, dès que j’eus arrosé mon dîner par de copieuses libations, je pris mon couteau et je me dirigeai vers la tonne d’eau-de-vie pour en élargir le trou de bonde.

Elle n’était pas vide ; j’avais complètement oublié que je l’avais rempli de drap. Il me fallait commencer par la vider, et, déposant mon couteau, je commençai l’opération. Tout en travaillant, j’en vins à me faire les questions suivantes : « Pourquoi déménager cette étoffe ? Pourquoi ne pas la laisser où elle est ? Pourquoi chercher un passage à travers cette futaille ? » Il n’y avait certainement aucun motif pour que je le cherchasse dans cette direction. Il y en avait à l’époque où je m’efforçais de trouver des vivres ; mais, pour l’accomplissement de ma nouvelle entreprise, je n’avais nul besoin de passer à travers le tonneau. C’était même absurde d’y songer, puisqu’il ne se trouvait pas dans la direction de l’écoutille, la seule que je dusse suivre et que je connaissais : car je me rappelais le chemin que j’avais suivi en entrant dans la cale pour venir me cacher derrière la tonne d’eau. D’après mes calculs, je devais me trouver à peu près dans le milieu du navire à tribord. Un passage pratiqué à travers la futaille d’eau-de-vie me conduirait donc nécessairement assez loin en arrière de la grande écoutille. Pourquoi le tenter alors ? Pourquoi ne pas retourner dans la direction des caisses, dont le sapin était bien plus facile à perforer que le chêne de la futaille, et où j’avais déjà commencé à m’ouvrir un chemin ?

Déterminé par ces considérations, je rentrai dans la tonne d’eau-de-vie l’étoffe que j’en avais sortie, et j’en ajoutai d’autre que je pressai autant que possible. J’eus également le bon esprit de réintégrer mes neuf rats dans le sac et d’en fermer la coulisse. Je n’avais pas tué tous les rats du bord ; je devais craindre que les amis des défunts n’eussent la fantaisie de manger leurs anciens camarades. J’avais entendu dire que c’est assez l’habitude de ces hideux animaux, et j’étais bien décidé à préserver mes victimes d’un sort assez lamentable.

Quand toutes ces dispositions furent prises, j’avalais une nouvelle coupe d’eau fraîche et je me glissai dans une des boîtes vides.

C’était la caisse de drap contigüe à celle qui avait contenu mes biscuits. Je me proposais d’en faire mon point de départ pour deux motifs. D’abord, je la supposais placée directement au-dessous de la grande écoutille. Il est vrai que la caisse de biscuit s’y trouvait également ; mais elle était trop petite pour que je pusse y travailler à l’aise. Le second motif avait plus d’importance ; il m’était déjà assuré qu’au-dessus de la caisse de drap s’en trouvait une autre semblable, tandis que la caisse de biscuit était recouverte de ballots de toile ; or, j’étais convaincu qu’il me serait bien plus facile de déplacer les pièces de drap que les rouleaux de toile.

Vous pensez peut-être qu’une fois dans la caisse je me mis immédiatement à l’œuvre : non, au contraire, je restai très longtemps immobile, mais non oisif ; loin de là, toutes les facultés de mon esprit étaient en action.

Jamais je ne m’étais senti tant d’énergie et d’espoir depuis le commencement de ma captivité. C’est que jamais la perspective n’avait été aussi brillante. Même après la découverte de la futaille d’eau et de la caisse à biscuits, j’avais encore devant moi de longs jours d’emprisonnement, de solitude et de silence. À présent, quelle différence ! Dans quelques jours, si la fortune me favorisait, j’allais revoir le ciel, respirer l’air pur, contempler la face des hommes et entendre le plus doux des sons, celui de la voix humaine !

J’étais comme le voyageur égaré dans le désert et qui aperçoit à l’horizon quelque signe de la présence de l’homme, des arbres à fruits ou un nuage de fumée, par exemple, et qui recouvre tout à coup l’espoir de rentrer prochainement dans la société de ses semblables.

L’entreprise dans laquelle j’allais m’embarquer avait trop d’importance pour que je la commençasse à la légère. Quelque difficulté imprévue pouvait surgir, quelque accident l’entraver d’une manière irrémédiable. Il était donc essentiel de procéder avec les plus minutieuses précautions, de n’entamer ma tâche qu’après l’avoir examinée sous toutes ses faces. Une chose paraissait évidente, c’est qu’elle serait considérable. Comme je vous l’ai déjà dit, je me trouvais tout au fond de la cale et j’en connaissais l’immense profondeur. Je me rappelais combien était longue la corde de poulie dont je m’étais servi pour descendre, et, comme l’écoutille m’avait semblé élevée, quand j’y avais jeté les yeux, après être descendu. Si donc tout cet immense espace était rempli de marchandises, et c’était probable, de quelle longueur serait le tunnel qu’il me faudrait percer !

Bien plus, je ne pouvais songer à le faire parfaitement rectiligne, en raison de la nature des colis que je rencontrerais sur mon passage : une balle de toile, par exemple, ou de toute autre substance aussi pesante, constituerait un obstacle qu’il me faudrait nécessairement tourner. Mais ce qui m’inquiétait surtout, c’était de savoir de quelle manière je parviendrais à me débarrasser des étoffes ou autres articles que j’allais retirer des caisses. S’ils étaient de ceux qui augmentent de volume quand on les déballe, j’étais condamné à voir se produire un encombrement qui s’opposerait invinciblement à la poursuite de mes opérations. Je craignais la toile plus que tout le reste ; aussi me berçais-je de l’espoir que la cargaison n’en contenait qu’une très faible quantité. Je pensais à tout ce que l’Inca pouvait bien enfermer dans sa vaste cale, et je me demandais de quelle nature devaient être les marchandises que l’Angleterre expédiait au Pérou ; mais j’étais trop peu au courant de la géographie commerciale pour m’en rendre compte. Je savais seulement que nous portions une cargaison de pacotille comme on en expédie d’habitude aux ports du Pacifique. Je devais donc m’attendre à y trouver un peu de tous les produits de nos grandes manufactures. Après une demi-heure de conjectures, je commençai à m’apercevoir que cela ne servait à rien. Il était évident que je ne pouvais dire ce que contenait le navire avant d’y avoir creusé mon puits.

Le moment de l’action était venu, et, m’arrachant à mes réflexions, je commençai ma tâche.

Vous vous souvenez que, lors de ma première expédition dans les deux caisses de drap, je m’étais assuré de la nature des colis voisins ; vous vous souvenez également, sans doute, qu’au-dessus de la première caisse de drap, j’en avais trouvé une autre semblable et une balle de toile. Or, j’avais déjà ouvert celle de drap ; il ne me restait plus qu’à en retirer le contenu pour franchir un nouvel étage. Si l’on considère le temps et la peine qu’il m’en coûtait pour effondrer une caisse, j’avais lieu de me féliciter de trouver la besogne déjà faite.

J’eus beaucoup de peine à détacher les uns des autres les rouleaux d’étoffe, tant ils étaient pressés. Je finis pourtant par y réussir ; puis je les portai l’un après l’autre, ou plutôt je les poussai devant moi jusque dans ma cabine, où je les empilai avec soin dans la futaille d’eau-de-vie, remplissant si bien tous les vides, qu’un rat n’aurait pas trouvé de place pour s’y fourrer. Non que je m’inquiétasse des rats désormais. Bien que j’en entendisse encore quelques-uns dans le voisinage, ma dernière razzia leur avait évidemment inspiré une crainte salutaire. Les cris terribles poussés par leurs compagnons sous mon étreinte avaient averti les survivants du danger qu’ils couraient en m’approchant. Par suite, il était probable qu’ils sauraient bien se tenir à distance pendant le reste du voyage. Ce n’était donc pas à leur intention que je bouchais si soigneusement tous les coins, mais pour économiser l’espace, car la crainte d’en manquer était le principal objet de mes préoccupations.

Je travaillais avec tant d’ardeur que la caisse fut bientôt vide, et le contenu si soigneusement réempaqueté que je ne perdis pas de mon précieux espace un volume supérieur à celui d’un seul rouleau.

Ce résultat encourageant me communiqua une bonne humeur, à laquelle je n’étais plus depuis longtemps accoutumé. Je montai alors dans la caisse que je venais de vider ; puis, disposant en travers une des planches que j’avais détachées, je m’y assis les jambes pendantes. Dans cette position, nouvelle pour moi, et où j’avais assez de place pour me redresser à l’aise, je trouvai une nouvelle source de satisfaction. Confiné depuis si longtemps dans une chambre de trois pieds de haut, quand j’en avais quatre, j’étais réduit à me courber chaque fois que je me mettais sur mes jambes.

Ces inconvénients sont légers quand on a peu de temps à les supporter, mais ils sont extrêmement pénibles à la longue. Aussi était-ce pour moi un véritable luxe de pouvoir m’étendre et me redresser à mon gré. Il m’était même loisible de me tenir debout. Les deux caisses, communiquant ensemble, offraient une hauteur d’au moins six pieds, si bien que je ne parvenais pas à atteindre avec le doigt le plafond de mon nouvel appartement.

Contrairement à ce qui a lieu d’habitude, la station verticale me semblait moins fatigante que la position assise, et vous ne sauriez vous en étonner si vous songez au nombre de jours et de nuits que j’avais dû passer assis ou agenouillé. Aussi, comme j’étais heureux maintenant de pouvoir prendre cette fière attitude qui distingue l’homme du reste des êtres ! Je la conservai longtemps sans faire un mouvement.

Pendant ce temps-là, je réfléchissais profondément. Dans quelle direction allais-je continuer mon tunnel ? Devais-je traverser le couvercle de la caisse que je venais de vider, ou bien la paroi de la même caisse qui regardait l’écoutille ; en d’autres termes, devais-je avancer verticalement ou horizontalement ? Chacune de ces directions présentait des avantages et des inconvénients. Il me fallut beaucoup de temps pour peser les uns et les autres, et, finalement, prendre une détermination.


CHAPITRE XVIII
FORME DES NAVIRES


Puisque la verticale est le plus court chemin d’un point à un autre, il était clair qu’en suivant cette direction j’arriverais plus tôt au faite de la cargaison. Une fois là, si j’avais la chance de trouver un espace vide entre les colis et les poutres du pont, je pourrais ramper immédiatement vers l’écoutille. Au contraire, tout le chemin que je ferais dans la direction horizontale ne pouvait m’offrir aucun avantage, puisqu’il ne me rapprochait pas d’une ligne du pont que je désirais atteindre. Je résolus, en conséquence, de n’avancer horizontalement que si j’y étais contraint par un obstacle.

Malgré cela, ce fut une direction horizontale que je pris d’abord, pour trois raisons que je vais vous exposer. La première, c’est que les planches qui formaient l’extrémité de la caisse semblaient déjà presque détachées. La seconde, c’est qu’en introduisant mou couteau dans une des fentes du couvercle, j’avais reonnu la présence d’un de ces ballots de toile qui m’avaient déjà si souvent arrêté, et cette raison aurait suffi déjà pour me faire prendre la direction horizontale ; mais il y en avait une troisième.

Pour que vous puissiez bien la comprendre, il faut que je vous fasse connaître ce qu’était la cale d’un navire à l’époque dont je vous parle. Dans les vaisseaux bien faits, tels que les Américains nous ont appris à les construire, la raison que je vais vous donner n’aurait pas existé.

Mais, avant d’aller plus loin, il faut que je vous explique une chose bien simple en elle-même, la façon dont on fut amené à mesurer la capacité d’un navire, ce que l’on nomme le tonnage ou la jauge. Il y a de longues années, le Parlement anglais établit une taxe sur les navires : car, comme tout le reste, ils doivent payer pour pouvoir exister. Naturellement, il ne serait pas juste d’imposer également le propriétaire d’un pauvre petit schooner et celui d’un navire de deux mille tonneaux ; ce serait priver le premier de tous ses bénéfices et le couler du premier coup. Comment donc résoudre cette difficulté ? Rien de plus simple en apparence : en taxant chaque navire proportionnellement à son tonnage. C’est ce qui fut adopté. Mais alors, comment établir le tonnage ? On décida qu’il serait établi d’après les dimensions du navire. Mais le tonnage exprime le poids et non le volume des marchandises ; comment allait-on s’y prendre pour résoudre cette nouvelle difficulté ? En établissant le rapport du volume au poids, et en recherchant combien chaque navire contenait de ces unités de volume. CGela revenait donc en fin de compte à mesurer les navires. Comment, cependant, opérer ce mesurage ? En prenant la longueur de la quille, celle des baus et la profondeur de la cale ; multipliant ensuite ces trois quantités, on obtient la capacité d’un navire s’il est convenablement construit.

La loi fut ainsi faite, et un observateur superficiel peut la trouver juste, peut la trouver bonne. En fait, elle ne l’est pas, car elle a englouti plus de richesses qu’il n’en faudrait pour racheter tous les esclaves qu’il y a dans le monde en ce moment. Comment cela ? direz-vous.

Non seulement en retardant le progrès des constructions navales, l’un des arts les plus importants qui existent, mais en les faisant rétrograder de plusieurs siècles. Voici, en effet, ce qui se passa : le propriétaire d’un navire, ne voyant aucun moyen d’éviter la taxe, chercha à la réduire le plus possible, car la fraude est la conséquence de toutes les taxes onéreuses. Il se rendit chez le constructeur et lui commanda un navire de telles dimensions, c’est-à-dire de tel tonnage, devant payer telle taxe correspondante ; mais ce ne fut pas tout : il lui demanda de construire son navire de manière qu’il pût contenir un chargement dépassant d’un tiers le tonnage réglementaire. C’était, comme vous voyez, le moyen de frauder le gouvernement en ne payant que les deux tiers de la taxe.

Était-il donc possible, direz-vous, de construire un navire dans ces conditions ? Certainement ; il suffisait pour cela d’augmenter la convexité des flancs et des bossoirs et d’élargir la poupe, en un mot de lui donner une forme ridicule, absolument incompatible avec la vitesse.

Le constructeur, se conformant aux vœux de l’armateur, procéda si longtemps de la sorte, qu’à la fin il crut à la perfection des constructions semblables et que, maintenant encore, il se refuse à les modifier, malgré l’abrogation de la loi. Il faudra une nouvelle génération de constructeurs avant que nous ayons des navires de forme convenable ; C’est en regardant les poissons nager et en s’inspirant de leurs formes, que les Américains sont devenus nos maîtres dans l’art de construire les vaisseaux. Tâchons de profiter de leurs leçons.

L’Inca, comme beaucoup d’autres, avait été construit sur les indications de l’armateur. Ses flancs étaient si bombés que, vus d’en bas, ils semblaient converger l’un vers l’autre en formant comme une espèce de toiture. Il en résultait que la longueur de la cale excédait de beaucoup la longueur des baus. C’était d’ailleurs la forme de tous les navires marchands qui fréquentaient notre baie.

Je vous ai dit que j’avais cru constater la présence d’une balle de toile au-dessus de la caisse ; mais j’avais remarqué qu’elle n’en recouvrait pas tout le couvercle ; il s’en fallait d’un pied environ du côté où la caisse confinait à lacharpente du navire. Comme je ne trouvais rien à cet endroit, j’en conclus qu’il y avait là un espace vide. Je compris facilement pourquoi. Le ballot touchait par en haut le flanc du navire à l’endroit où il commençait à s’incurver en dedans ; il avait donc été impossible de l’adapter à cette surface courbe. De là un vide de forme triangulaire. Je fus naturellement amené à conclure de ce fait que, si je continuais mon ascension suivant la verticale, j’allais venir, moi aussi, me heurter contre les flancs du navire qui s’incurvaient constamment en dedans jusqu’à la hauteur du pont. Pour cette raison, mais surtout pour les deux autres, je me déterminai à suivre d’abord une direction horizontale.

Ce fut l’affaire de quelques minutes ; mais j’étais si heureux de me retrouver sur les jambes, que je restai debout près d’une demi-heure.

Dès que je me sentis suffisamment reposé, je grimpai dans la caisse supérieure et me préparai à l’ouvrage.

J’étais maintenant parvenu au second plan d’arrimage de la cargaison, à plus de six pieds du fond de la cale, à trois pieds plus haut que je n’avais encore été, à trois pieds plus près du pont, des hommes et de la liberté !

Le côté de la caisse que je me proposais de démolir présentait une planche à moitié détachée déjà. Je constatai en outre que le colis voisin en était éloigné de plusieurs pouces, car c’est tout au plus si je parvenais à l’atteindre avec la pointe de mon couteau. C’était un avantage manifeste ; cela me permettait de faire sauter la planche en dehors.

Botté pour la circonstance, je me mis sur le dos et commençai à battre la retraite avec mes talons. Au bout de quelques minutes, des craquements m’annoncèrent que clous et cercles avaient cédé ; un coup de pied ou deux de plus, la planche vola en l’air et retomba entre les caisses. Je passai ma main à travers l’ouverture pour reconnaître la nature du colis qui venait ensuite ; je ne sentis que la surface rugueuse d’une autre caisse, sans pouvoir découvrir ce qu’elle contenait.

La planche vola en l’air.

Quand la paroi que je venais d’attaquer fut complètement enlevée, je poursuivis mon examen. La caisse voisine s’étendait si loin dans tous les sens, qu’en étendant les bras à droite et à gauche, je ne pus réussir à en toucher les angles. Je n’en avais pas encore trouvé de cette dimension, et je n’avais pas la moindre idée de ce qu’elle renfermait. Pour me fixer à cet égard, j’introduisis mon couteau dans une fente du sapin, et je sentis quelque chose comme du papier. Ce n’était que l’enveloppe, au-dessus de laquelle je rencontrai une substance presque aussi dure que le marbre ; en pressant avec force je crus sentir que ce n’était pas de la pierre, mais un bois dur et poli. Un coup sec produisit une résonance singulière qui ne me fournit aucune indication nouvelle ; je me décidai donc à ouvrir la caisse. J’eus recours au procédé que j’avais déjà employé ; je coupai une des planches en travers ; elle avait près de douze pouces de largeur, et il me fallut de longues heures pour y parvenir, d’autant que mon couteau était complètement émoussé. Quand ma section fut terminée, j’arrachai les deux moitiés de la planche et j’obtins une large ouverture qui me permit d’examiner l’intérieur. J’en retirai d’abord des feuilles de papier ; puis je passai la main sur une surface glissante qui me sembla d’abord appartenir à une table d’acajou ; mais, en la cognant avec les doigts, elle rendit le son creux que j’avais déjà remarqué. Un coup plus violent produisit une vibration musicale qui me rappela le son d’une harpe éolienne. Je savais désormais à quoi m’en tenir : c’était un piano. J’en avais déjà vu un semblable ; c’était celui de notre petit parloir dont ma pauvre mère jouait souvent. Ainsi, l’objet qui me barrait la route n’était ni plus ni moins qu’un piano.

Cet instrument, d’une grande dimension, semblait une barrière vraiment infranchissable. Il était posé de champ et j’avais devant moi son couvercle dont l’épaisseur atteignait un pouce au minimum. Comment songer à pratiquer une ouverture dans du bois si dur et si épais, avec un instrument aussi imparfait et aussi émoussé que mon couteau ? Quand bien même j’y serais parvenu, à quoi cela m’eût-il avancé ? Sans connaître parfaitement la disposition intérieure d’un piano, je savais qu’on y trouve des touches d’ivoire noir et blanc, d’innombrables fils de fer, des pédales et mille pièces qu’il me serait extrêmement difficile de détacher les unes des autres. Mais, à supposer que je parvinsse à les retirer toutes et à les ranger derrière moi, la boîte de l’instrument avait-elle un diamètre suffisant pour que je pusse y pénétrer ? Certainement non. Tout bien considéré, puisque je ne pouvais pas pratiquer une brèche à travers cet immense mur d’acajou, il fallait bien le tourner. Je ne m’y décidai point sans chagrin. J’avais perdu toute une demi-journée pour ouvrir la caisse du piano, tout cela en pure perte. Mais qu’y faire ? Je n’avais pas le temps de m’abandonner à de stériles regrets ; comme un général qui fait un siège, je commençai une nouvelle reconnaissance des lieux pour trouver par quelle voie je pourrais arriver à contourner la forteresse.

Croyant encore à ce moment que j’avais au-dessus de moi une balle de toile, je ne songeai nullement à me diriger en haut. Je n’avais donc plus qu’à choisir entre la droite et la gauche, c’est-à-dire à prendre une direction horizontale qui malheureusement ne pouvait me rapprocher du but.

De chaque côté de l’immense caisse qui contenait le piano, j’en découvris une autre qui, autant que j’en pouvais juger, me parut assez semblable à celle dans laquelle je me trouvais en ce moment. Il était donc assez probable qu’elles contenaient également du drap, ce qui faisait beaucoup mieux mon affaire. J’avais tellement l’habitude d’ouvrir et de vider les caisses de drap, que cela me semblait une simple bagatelle ; j’aurais bien voulu que la cargaison en fût uniquement composée.

Tout en continuant mes explorations, je levai les bras pour m’assurer de combien le ballot qui surmontait la caisse vide en débordait le couvercle. À ma grande surprise, il ne débordait pas. Son volume était donc inférieur à celui des ballots de toile que j’avais rencontrés jusqu’alors. Supposant d’après cela qu’il pouvait contenir autre chose que de la toile, je l’examinai plus attentivement, et je fus agréablement surpris de trouver que ce n’était pas un ballot, mais une caisse entourée d’une substance molle, d’une espèce de natte grossière, ce qui m’avait induit en erreur.

Il redevenait donc possible de continuer ma route selon la verticale. Rien de plus facile en effet que de couper la natte et de défoncer la caisse de sapin sous-jacente. Mais, pour arriver à cette caisse, il me fallut naturellement faire d’abord sauter le couvercle de celle que j’occupais. Cette opération fut plus facile que je ne m’y attendais, en raison du vide qui se trouvait à côté. Dès qu’elle fut terminée, je coupai la natte et je l’arrachai ; alors, passant la main sur l’un des angles de la caisse qu’elle recouvrait, je sentis que les clous étaient peu nombreux et assez lâches. J’en fus fort aise : car, au lieu d’être obligé de couper une planche en travers, travail long et pénible, j’allais pouvoir la détacher en me servant de mon couteau comme d’un levier.

Tout à coup un bruit court et sec me flt tressaillir plus que ne l’aurait fait la détonation d’une arme à feu. La lame de mon couteau était brisée !


CHAPITRE XIX
J’AI CASSÉ MON COUTEAU


Elle était là, enfoncée dans les planches, tandis que le manche me restait seul à la main. En passant mon pouce sur l’extrémité de celui-ci, je constatai que la lame s’était rompue tout près du ressort, et que le tronçon n’avait pas deux lignes de longueur.

Ce coup me fut d’autant plus sensible que j’y étais moins préparé. La réaction fut cruelle. L’instant d’auparavant, j’étais plein de confiance, tout semblait me réussir, et tout à coup le malheur le plus imprévu venait anéantir toutes mes espérances.

Je restai longtemps dans l’indécision. Que faire ? Je ne pouvais continuer mon travail, puisque je n’avais plus d’outil.

La première impression passée, je repris peu à peu possession de moi-même et je commençai à réfléchir au parti que je pourrai tirer du tronçon qui me restait.

Je retirai ma lame de l’angle de la caisse où elle était restée. Elle était encore entière ; mais, hélas ! comment l’utiliser sans le manche ? J’essayai pourtant, et j’eus la satisfaction de voir que je pouvais encore m’en servir pour couper, en l’entourant d’un chiffon à la base, quoique l’opération fût lente et difficile. Il ne pouvait être question de la fixer au manche, dans l’impossibilité où j’étais de retirer le tronçon. Sans cela, le manche aurait pu me servir encore ; j’y aurais introduit ma lame, et comme je possédais de la ficelle très forte, je serais parvenu à la fixer très solidement.

Désormais le manche ne m’était pas plus utile qu’un simple morceau de bois ; que dis-je ? beaucoup moins, car avec un petit bâton je pouvais faire à ma lame une poignée qui me permettrait de m’en servir.

Cette idée rendit à mon esprit toute son activité, et je réfléchis au moyen de me procurer un nouveau manche. Je l’eus bientôt trouvé. En moins d’une heure je tenais à la main un couteau parfaitement emmanché. Cet instrument tout grossier qu’il était, me parut presque aussi efficace que l’ancien. Avec cette conviction, j’eus bientôt repris confiance et gaieté.

Voici comment je m’y étais pris : avec la lame de mon couteau, très suffisante pour un travail aussi facile, j’avais façonné un morceau de bois en forme de manche ; puis, ayant pratiqué une fente à l’un des bouts, j’y avais enfoncé ma lame. Restait à la ficeler solidement ; mais la ficelle pouvait se desserrer ou se couper, la lame sortir du manche et se perdre au milieu des colis. C’était là un accident trop redoutable pour que je ne prisse pas soin de l’éviter : « Ah ! pensai-je, si j’avais du fil de fer ! voilà ce qu’il me faudrait ! » Je n’en possédais pas, il est vrai, mais j’avais sous la main de quoi le remplacer : les cordes du piano.

Le piano devint donc une fois de plus l’objet de mon attention. Si j’avais pu y pénétrer, je l’aurais bien vite dépouillé de sescordes ; mais comment l’ouvrir ? Là gisait la difficulté. Naturellement, avec mon couteau dans son état actuel, il ne fallait pas songer aune opération pareille.

Alors un autre expédient s’offrit à mon esprit. J’avais à ma disposition des cercles de fer minces et flexibles dont je pouvais facilement me servir. Deux ou trois tours suffiraient pour me constituer une virole que je maintiendrais en l’entourant de ficelle fortement serrée. Sitôt pensé, sitôt fait, et je me trouvai de nouveau en possession d’un couteau véritable. La lame était notablement plus courte qu’auparavant, mais elle était encore assez longue pour traverser les planches les plus épaisses, et cette pensée me satisfit pleinement.

Ces diverses opérations m’avaient occupé au moins vingt-quatre heures. J’étais épuisé et je me serais certainement reposé plus tôt ; mais, quand j’eus brisé mon couteau, il me fut impossible de songer au sommeil. Maintenant que la confiance m’était revenue, je ne pus résister plus longtemps au désir de prendre du repos.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que la faim me conduisit à mon misérable garde-manger. Si étrange que cela vous paraisse et me le paraisse à moi-même en ce moment, j’avalai mon souper avec autant de plaisir que j’en aurais aujourd’hui à goûter le meilleur rôti de bœuf.

Je passai la nuit dans mon appartement, derrière la futaille d’eau. Je dis la nuit ; il faisait peut-être jour ; qu’en sais-je ? Je dormis très bien et je me réveillai dans les meilleures dispositions. Mon nouveau régime, si répugnant qu’il fût, contribuait certainement à me donner de la vigueur. Je déjeunai en me réveillant, puis, retournant vers ma galerie, je pénétrai dans la caisse vide où j’avais passé presque tout un jour et une nuit.

Je me proposais à ce moment de reprendre le travail interrompu par la rupture de mon couteau. Vous pensez bien que, cette fois, je n’eus pas la témérité de faire de nouvelles pesées avec ma lame ; je l’appréciais alors plus que jamais, car il était clair que mon existence dépendait de sa durée.

« Si j’avais seulement un morceau de bois dur, » pensai-je. Et je me souvins qu’en défonçant le tonneau d’eau-de-vie j’en avais enlevé des planches assez larges. Je retournai à ma cabine, où je savais les avoir laissées ; je les y retrouvai sous des pièces de drap qu’il me fallut déplacer. J’en choisis une qui me sembla répondre au but que je me proposais. Après en avoir aminci l’extrémité avec mon couteau, je l’introduisis sous la planche que j’avais dessein de faire sauter et je l’enfonçai le plus possible, en frappant dessus avec un morceau de bois. Quand elle fut entrée d’une profondeur suffisante, je secouai avec force l’extrémité libre, et j’eus la satisfaction d’entendre le craquement des clous qui s’arrachaient. Mes doigts prirent alors la place du levier ; un instant après, la planche se trouva complètement détachée. La planche voisine céda plus facilement, ce qui me donna une ouverture suffisante pour vider le contenu de la caisse. Il consistait en paquets oblongs, assez semblables aux rouleaux de drap ou de toile, mais bien plus légers ; il en résultait que je pouvais les extraire plus facilement, sans être obligé de les débarrasser de leurs enveloppes.

Mes doigts prirent alors la place du levier.

Une des parois de cette caisse contiguë au piano me parut difficile à défoncer. J’y appliquai les talons et commençai à la battre en brèche, d’après ma méthode habituelle. Bientôt les planches se détachèrent les unes après les autres. Je me penchai alors pour faire une nouvelle reconnaissance. Un moment, je craignis de voir l’immense caisse de piano obstruer toute l’étendue de l’ouverture que je venais de pratiquer. Ce fut elle, en effet, que ma main rencontra tout d’abord ; mais je ne pus retenir un cri de joie quand je m’aperçus qu’elle bouchait à peine la moitié de l’ouverture. Bien plus, je découvris qu’au-dessus d’elle se trouvait un vide qui aurait suffi pour contenir une autre caisse de velours.

Quelle agréable surprise ! C’était autant d’avance pour mon tunnel. Ce vide avait la forme d’un triangle à sommet inférieur ; il résultait de la forme même du piano qui ressemblait à un immense parallélépipède tronqué, et il existait précisément au niveau de la troncature. Puisqu’il était inoccupé, il est probable qu’on n’avait trouvé aucun colis qui pût s’y adapter convenablement.

« Tant mieux pour moi, » pensai-je en dirigeant mes bras de ce côté avec l’intention de l’explorer plus attentivement.

CHAPITRE XX
UNE CAISSE DE MODES


Ce fut bientôt fait. Au fond se trouvait une grande caisse ; à droite une caisse semblable ; à gauche, la partie tronquée du piano. Mais que m’importait tout cela ? C’est le plafond de cette petite chambre qui seul m’intéressait, puisque c’est dans cette direction que je me proposais de continuer mon tunnel, « Excelsior ! Excelsior ! me répétai-je sans cesse. Encore deux ou trois étages, peut-être moins, et je suis libre ! » Cette perspective me faisait battre le cœur.

Ce ne fut pas sans crainte que je portai mes mains au plafond. Mes doigts tremblèrent et je les retirai involontairement. Bonté divine ! encore un ballot de cette toile maudite.

Au lieu de perdre mon temps à faire des conjectures, je résolus de l’ouvrir sur-le-champ. Eu deux tours de main j’eus arraché la toile qui l’enveloppait.

Je n’ai pas besoin de vous dire à quel procédé j’eus recours ; c’était toujours le même. Je coupai une planche en travers et j’arrachai les deux fragments qui résultaient de la section.

Je fus quelque temps avant de pouvoir deviner quel genre d’articles contenait cette nouvelle caisse ; mais quand j’eus réussi à en détacher un, j’en reconnus la nature. C’étaient des chapeaux de femmes garnis de fleurs, de plumes et de rubans.

Quand j’eus disposé des chapeaux, je grimpai dans la caisse vide avec l’intention d’en faire sauter le couvercle. Préalablement j’essayai de reconnaître ce qu’il y avait au-dessus. Pour cela, j’introduisis mon couteau dans une fente du couvercle ; il entra jusqu’au manche dans une substance molle et peu résistante qui ne ressemblait en rien au bois. Ce n’était certainement point de la toile dans laquelle mon couteau aurait pu pénétrer aussi facilement ; cette certitude me causa un grand soulagement. En somme, je n’avais pas la moindre idée de ce que ce pouvait être. Quoi que ce fût, il me paraissait peu probable d’y trouver un sérieux obstacle, et, sous cette impression favorable, je me mis en mesure d’enlever les planches qui formaient le couvercle de la boite à chapeaux.

Cette opération terminée en moins d’une heure, par mon procédé habituel, je pus mettre la main sur le mystérieux ballot qui se trouvait au-dessus. C’était un sac, mais un sac de quoi ? de blé, d’orge ou d’avoine ? Non, ce n’était pas du grain ; c’était quelque chose de plus mou et de plus menu. Était-ce un sac de farine ? Il était facile de s’en assurer. J’enfonçai ma lame dans le sac et me disposai à fourrer le doigt dans l’ouverture. Ce ne fut pas nécessaire ; à l’instant même, une substance pulvérulente et molle me couvrit la main ; je la refermai et la portai à mes lèvres ; je reconnus à l’instant même le goût de la farine.

C’était de la farine.

Quelle heureuse découverte ! J’avais désormais des vivres pour plusieurs mois, sans être obligé de manger des rats. Avec de la farine et de l’eau, je pouvais vivre comme un prince. Il est vrai qu’elle était crue, mais elle n’était pour cela ni moins suave ni moins saine.

Je travaillais depuis longtemps et j’éprouvais le besoin de prendre du repos.

Quelques heures de bon sommeil me rafraîchirent ; dès mon réveil, après un délicieux repas fait avec ma pâte de farine, je commençai à gravir ma galerie.

En arrivant au second étage, je fus surpris de sentir sur toutes les planches une substance pulvérulente. Quand j’atteignis l’espace triangulaire voisin du piano, je trouvai la partie inférieure de cette cavité remplie de la même substance dans laquelle j’enfonçais jusqu’à la cheville. Je reconnus en même temps que j’en avais la tête et les épaules toutes couvertes. Ayant, par inadvertance, levé la tête, mes yeux et ma bouche en furent inondés au point que je me mis à éternuer et à tousser de la façon la plus violente. Je me sentis si près de suffoquer que je m’empressai de battre en retraite dans ma cabine.

Je me rendais parfaitement compte de ce qui s’était passé ; le roulis avait sans doute déplacé la toile qui obturait l’ouverture du sac, et c’est pourquoi la farine s’en échappait L’idée me vint tout à coup que toute ma provision pouvait ainsi se perdre, et que j’étais ainsi exposé à me remettre au régime des rats.

Du reste, je ne m’en inquiétai guère, car, l’instant d’après, je fis une découverte qui chassa de ma tête toutes les pensées relatives au boire et au manger.

J’avais allongé le bras, pour m’assurer si vraiment le sac était vide. Il me sembla qu’il l’était ; dès lors, je n’avais plus qu’à l’enlever pour déblayer ma route. Je l’attirai donc à l’ouverture de la caisse à chapeaux, et je le rejetai derrière moi. Levant alors la tête, je vis dans l’espace que le sac occupait tout à l’heure, la lumière, oui, la lumière !

La clarté qui m’arrivait…

CHAPITRE XXI
LUMIÈRE ET VIE


Oui, mes yeux virent de nouveau la lumière du jour, et je sentis naître dans mon cœur une joie indescriptible. Toute crainte m’abandonna à l’instant même. J’étais sauvé !

Puisque je voyais la lumière, j’étais donc arrivé au dernier étage de la cargaison.

Cette conjecture fut bien vite vérifiée, car, dès que je pus sortir de la caisse, j’étendis les bras tout autour de moi et je ne trouvai que le vide. Je restai quelque temps assis sur le couvercle de la boîte, n’osant faire un pas, dans la crainte de tomber dans quelque grande cavité.

Peu à peu mes yeux s’habituèrent à la lumière, et, bien que la fente laissât seulement passer quelques faibles rayons, je commençai à reconnaître la forme des objets. Je vis bientôt que l’espace vide ne s’étendait pas très loin. Situé directement au-dessous de l’écoutille, il était circonscrit de toutes parts par les piles de marchandises et contenait un certain nombre de barils et de sacs épais, qui paraissaient remplis de provisions destinées sans doute à l’équipage et placées là pour qu’on pût, au besoin, les atteindre facilement.

C’était sur un des côtés de ce petit amphithéâtre que j’avais émergé de ma galerie. Je n’avais qu’un pas ou deux à faire pour frapper au panneau de l’écoutille et appeler les matelots à mon secours. Mais bien qu’il me suffit de frapper un seul coup, de pousser un seul cri pour obtenir ma délivrance, je fus longtemps avant de m’y résoudre.

Juste à ce moment des bruits de pas se firent entendre au-dessus de ma tête ; c’étaient les matelots qui passaient près de l’écoutille en allant et venant sur le pont. Je m’élançai vers le panneau que je frappai fortement du manche de mon couteau.

J’écoutai ; mon appel avait été entendu. Les matelots conféraient ensemble, et je pus distinguer des exclamations de surprise. Mais, quoique la conversation parût se généraliser, personne n’essayait d’enlever le panneau.

Je frappai plus fort qu’auparavant et j’appelai ; mais ma voix me sembla si faible que je doutai qu’on m’eût entendu. C’était une erreur, car une volée d’exclamations bruyantes me répondit aussitôt, et je jugeai à leur nombre que tout l’équipage était réuni autour de l’écoutille.

Je frappai une troisième fois ; puis je me retirai à une certaine distance, attendant avec émotion ce qui allait se passer. Aussitôt j’entendis un grand remue-ménage sur le pont, et je compris qu’on enlevait le prélart, car de nouveaux rayons lumineux pénétraient dans la cale par toutes les fentes du panneau, bientôt, celui-ci étant soulevé à son tour, je fus inondé tout à coup d’une lumière si vive que je chancelai et tombai frappé de vertige sur une des caisses voisines.

Quand je revins à moi, j’étais entouré de tous les matelots du bord, dont les regards inquiets étaient attentivement fixés sur moi. J’interrogeai avec anxiété ces rudes figures : mais je n’y lus que compassion et sympathie.

L’un des matelots, agenouillé à mes côtés, me cinglait de l’eau fraîche au visage et me bassinait les tempes. Je le reconnus à l’instant même ; c’était ce bon Waters qui, après m’avoir descendu à terre sur l’ordre du capitaine, comme vous vous le rappelez sans doute, m’avait fait, avant de me quitter, présent de son couteau. Il ne se doutait guère alors du service qu’il me rendait. Il est vrai de dire que je ne m’en doutais pas davantage.

« Waters, lui dis-je d’une voix presque éteinte, me reconnaissez-vous ?

Waters, me reconnaissez-vous ?…

— Nom d’un bâbord ! s’écria-t-il en se redressant tout à coup, je veux que le tonnerre m’écrase si ce n’est pas le petit bonhomme qui est venu à bord l’avant-veille de l’appareillage.

— Oui, c’est bien moi, » répondis-je.

Puis, après quelques moments pendant lesquels ils me contemplaient en silence ;

« Où est le capitaine ? demandai-je à Waters, je voudrais lui parler.

— Le voilà, » me répondit-il, en m’indiquant du doigt un gentleman, que je reconnus immédiatement à son costume et qui était assis à quelque distance devant la porte de sa cabine. Sa figure, quoique sérieuse, n’avait rien de sévère, et, après un instant d’hésitation, rassemblant tout mon courage, je me dirigeai vers lui d’un pas chancelant et je me jetai à ses pieds,

« Ah ! monsieur, m’écriai-je d’une voix tremblante, comment pourrez-vous jamais me pardonner ce que j’ai fait ! »

Il me fut impossible d’articuler d’autres paroles. Les yeux baissés et en proie à la plus cruelle anxiété, j’attendis la réponse du capitaine ; il ne me tint pas longtemps en suspens.

« Allons, mon garçon, me dit-il avec douceur, relève-toi et viens dans ma cabine. »

En même temps, une main bienveillante prenait la mienne et soutenait mes pas incertains ; c’était celle du capitaine lui-même.

À peine fus-je entré dans la cabine, que, mes regards s’arrêtant sur une glace, je reculai d’effroi à mon propre aspect. J’étais littéralement couvert de farine de la tête aux pieds, tandis que mes yeux caves et cernés, mes joues pâles et amaigries témoignaient suffisamment des ravages que la privation d’air et de lumière, la famine et les souffrances avaient produits dans ma constitution.

Après m’avoir fait asseoir, le capitaine appela son domestique et lui ordonna de m’apporter un verre de Porto ; puis, m’ayant laissé boire en silence, il se tourna vers moi dès que j’eus fini et, d’un ton qui n’avait rien de menaçant, il m’ordonna de lui raconter mon histoire. Je le fis dans les plus grands détails, avouant avec sincérité les motifs qui m’avaient fait quitter la maison de mon oncle, et les dégâts vraiment énormes que j’avais causés à la cargaison. Il les connaissait d’ailleurs pour la plupart ; plusieurs matelots qui étaient descendus dans la cale lui avaient naturellement rendu compte de ce qu’ils avaient vu.

Quand j’eus tout raconté au capitaine, je le suppliai dans les termes les plus chaleureux de me prendre à son service pour que je pusse acquitter la dette que j’avais contractée envers lui, et j’attendis son arrêt dans une angoisse inexprimable.

« Brave enfant ! me dit-il aussitôt avec une bienveillance que je ne me rappelle jamais sans émotion, tu es digne de ton pauvre père que j’ai beaucoup connu jadis, et tu mérites par ton énergie et ta persévérance de devenir marin comme lui. »

Appelant ensuite Waters, qui se tenait à la porte de la cabine :

« Emmène-moi ce garçon, ajouta-t-il, fais-le gréer à neuf, et, dès qu’il sera rétabli, apprends-lui la manœuvre. »

Je dois dire que VVaters, m’entourant d’une sollicitude qui ne se démentit jamais un seul instant, veilla soigneusement à mon éducation. Je restai sous ses ordres jusqu’au jour où je figurai sur le livre du bord en qualité de matelot. Mais je devais monter plus haut ; « Excelsior » était toujours ma devise, et, avec la protection du capitaine, je devins successivement maître d’équipage, lieutenant, second, et enfin, plus tard, commandant de mon propre navire.

Aussi quelques années suffirent-elles pour me libérer envers les personnes que j’avais lésées.

J’ai navigué bien longtemps au milieu des péripéties les plus diverses. Quand, à force d’économie et d’ordre, je fus parvenu à amasser un petit avoir, je commençai à me fatiguer des aventures et à souhaiter une existence plus paisible.

À la fin, cette aspiration devenant irrésistible, je jetai l’ancre pour la dernière fois ; puis, ayant vendu mon navire et ma cargaison, je revins me fixer dans ce village, où je suis né et où je me propose de mourir.

Et maintenant, mes enfants, au revoir ; mon histoire est terminée.