Le petit trappeur/07

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Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 50-63).


CHAPITRE VII

la cache. — chasse aux chevaux.



Nous nous trouvions de nouveau seuls, mais nous avions dans ces immenses solitudes un ami sur lequel nous pouvions compter, car la foi jurée est une chose sacrée chez ces peuplades que nous appelons sauvages et qui réunissent tout à la fois les instincts féroces et sanguinaires des bêtes fauves et les vertus primitives des anciens peuples pasteurs.

J’étais heureux de posséder une hache ; Lewis m’avait donné un de ces longs couteaux qu’il portait à sa ceinture ; j’avais mon fusil qui était excellent, mais une hache est une arme terrible et dont on ne peut bien connaître le prix que dans la vie aventureuse des prairies de l’Ouest.

De son côté Lewis n’était pas moins content ; la fourrure de l’ours gris était un objet d’une certaine valeur, car les trappeurs s’attaquent peu à cet animal dont la chasse est très-dangereuse et dont la peau est par conséquent rare sur les marchés.

Il s’agissait de dépouiller notre gibier le plus tôt possible, car la chaleur était forte et un plus long retard aurait compromis la beauté de la fourrure.

Nous nous mîmes donc à l’ouvrage, et à l’aide de nos couteaux et de pierres tranchantes, nous séparâmes les chairs et la graisse adhérentes à la peau de l’ours. L’eau d’un cours d’eau voisin nous servit à laver et à faire disparaître tout vestige de chair.

Il nous était impossible de porter cette énorme dépouille, et cependant Lewis voulait la transporter jusqu’à une de ses caches qui, disait-il, n’était éloignée que de 18 à 20 kilomètres.

Je dois expliquer ici, ce que les habitants de ces pays entendent par caches. Ce sont des trous creusés en terre avec un soin extrême et dont l’orifice est habilement dissimulé par les précautions les plus minutieuses. Cependant les Indiens les découvrent souvent en se basant sur des indices qui échapperaient à tout autre qu’aux hommes habitués à observer la nature dans ses moindres détails et dans ses plus légers changements. J’aurai l’occasion de décrire bientôt une de ces caches où le chasseur des prairies et l’Indien nomade enfouissent tout ce qu’ils ne peuvent emporter avec eux : armes, poudre, plomb, fourrures, plumes, etc., etc.

Lewis avait remarqué dans la prairie des traces de chevaux sauvages, et il présumait qu’une bande de ces animaux ne devait pas être loin de nous ; il voulait se rendre maître d’un d’entre eux pour lui faire porter la peau de l’ours jusqu’à la cache dont il m’avait parlé, et nous fîmes nos préparatifs en conséquence.

Après avoir soigneusement étendu à terre la fourrure et l’avoir assujettie avec de grosses pierres pour qu’elle conservât sa forme, nous la couvrîmes de branches et de broussailles, puis nous fîmes rouler sur le tout de gros troncs d’arbres abattus par le vent ou brisés par la foudre. Avec cette précaution il n’y avait pas à craindre que les bêtes fauves vinssent détruire notre ouvrage. Nous abandonnâmes la chair de l’ours aux vautours qui décrivaient de grands cercles au-dessus de nos têtes et aux loups dont nous entendions le glapissement dans l’épaisseur des bois.

Après avoir fait un excellent repas d’une des pattes de l’ours cuite sous la cendre, nous reprîmes nos armes et nous nous dirigeâmes vers le haut de la prairie en gagnant le dessous du vent de manière à n’être pas éventés par les chevaux, qui ont une excessive finesse d’odorat.

Arrivés au sommet d’une petite colline boisée, nous aperçûmes dans la plaine une troupe immense de chevaux qui paissaient tranquillement l’herbe épaisse de la prairie.

C’était un magnifique spectacle. Ces superbes animaux formaient les groupes les plus variés, tantôt se jouant entre eux et semblant engager une lutte de vitesse, tantôt immobiles, le cou tendu, les oreilles dressées, les naseaux ouverts, l’œil ardent et interrogeant les mille bruits et les mille senteurs de ces solitudes.

Çà et là, des juments entourées de leurs poulains les regardaient caracoler et bondir autour d’elles, et tout d’un coup, tremblant pour leur progéniture en entendant au loin le hurlement d’un loup ou le cri de l’aigle à tête blanche, elles les poussaient devant elles, hâtaient leur galop indécis et couraient rejoindre le gros du troupeau.

Trois superbes chevaux étaient écartés du reste de la bande et broutaient tranquillement.

C’est sur l’un d’eux que Lewis avait jeté son dévolu et il se prépara à le lacer.

Le lacet, lasso ou lazzo dont se servent les chasseurs pour prendre vivants le cheval, l’antilope, le bison etc., etc., consiste en une corde ou lanière de cuir tressé longue d’environ 20 ou 23 mètres et dont le chasseur tient une extrémité à la main, s’il est à pied, attachée à la selle, s’il est à cheval. L’autre extrémité est terminée soit par un nœud coulant, soit par deux cordes de 2 ou 3 mètres fixées à la corde principale et au bout desquelles est solidement attachée une boule ou une balle de fort calibre.

Le lasso de Lewis était terminé par deux boules et non par un nœud coulant, car ce dernier moyen est moins sûr que le premier.

Nous longions la plaine en suivant à mi-côte la colline boisée par laquelle nous étions arrivés, et en nous cachant soigneusement derrière les buissons qui descendaient jusqu’à la partie de la prairie où paissaient les trois chevaux.

Arrivés à cinq cents pas environ de ces animaux, Lewis me dit de ne pas bouger, de le laisser faire et d’attendre qu’il m’appelât s’il avait besoin de moi.

Il coupa alors une certaine quantité de branches d’arbres et de tiges d’absinthe de deux mètres de long, et en quelques instants il avait fabriqué une espèce de buisson artificiel qui l’abritait complètement et empêchait que les chevaux ne pussent l’apercevoir : alors, tenant devant lui de la main gauche cette touffe de broussailles et de la main droite son lasso, dont la corde était largement enroulée sur son épaule, il commença à descendre lentement la colline en se dirigeant vers les chevaux et en conservant le dessous du vent.

Il avait à peine fait cinquante pas que les chevaux donnèrent quelques signes d’inquiétude ; l’un d’eux surtout, celui qui était le plus rapproché, dressa les oreilles, regarda autour de lui, aspira bruyamment l’air par les naseaux, et n’apercevant rien au milieu de tous ces buissons qui se ressemblaient, il se remit à brouter. Lewis, qui s’était arrêté, reprit sa marche lente et mesurée ; il semblait glisser sur le sol.

Toutes les fois qu’un cheval levait la tête et regardait de son côté, Lewis restait immobile et attendait patiemment que l’animal continuât à paître.

Il arriva enfin à dix mètres du cheval le plus proche : alors laissant tomber son buisson artificiel, désormais inutile, il lança avec force son lasso dans les jambes de l’animal, qui fit un bond pour s’enfuir ; mais avant qu’il eût pu toucher terre, les boules du lasso, tournoyant et sifflant, s’enroulèrent autour de ses pieds, se croisèrent, et la pauvre bête alla rouler sur l’herbe.

Au mouvement du chasseur, au bruit du lasso, les deux autres chevaux étaient partis rapides comme l’éclair, et quand j’arrivai à l’appel de Lewis, ils étaient déjà hors de vue ; ils fuyaient entraînant avec eux le troupeau tout entier.

En un instant cette plaine si animée tout à l’heure par cette foule d’animaux était devenue silencieuse et déserte.

Le prisonnier cherchait à se dégager des liens qui le serraient avec violence, mais ses efforts étaient inutiles et ne servaient qu’à resserrer davantage les cordes du lasso. Il essayait de se remettre sur ses pieds, ruait à droite et à gauche et tachait de saisir l’un de nous avec ses dents.

Quand j’arrivai, Lewis me fit tenir le lasso et s’approchant adroitement, il jeta une pièce d’étoffe sur la tête de l’animal qui, privé de la vue, devint plus calme. Il fut alors facile de lui attacher les jambes de manière à lui permettre de se relever sans qu’il pût fuir. En effet il se re


Les boules du lasso s’enroulèrent autour de ses pieds
et la pauvre bête roula sur l’herbe.

dressa d’un seul bond, puis resta immobile.

Tout son corps tremblait, une sueur abondante couvrait son beau poil lustré.

Lewis, sans lui découvrir les yeux, dégagea ses naseaux, lui passa une corde autour du muffle pour l’empêcher de mordre, lui souffla à plusieurs reprises dans les narines en y appliquant sa bouche et continua ce même manège pendant près d’une demi-heure.

Peu à peu les muscles de l’animal perdirent leur raideur ; il baissait la tête, ses jambes fléchissaient et enfin il se coucha sur l’herbe ; il était vaincu.

Alors Lewis enleva le voile qui lui couvrait les yeux. La pauvre bête nous regardait avec étonnement, avec crainte, mais elle ne chercha pas à s’échapper, et quand Lewis la fit remettre sur pied, elle se laissa conduire jusqu’à l’arbre le plus voisin où elle fut attachée au moyen d’une longe assez longue pour lui permettre de paître ; mais elle garda ses entraves.

Nous nous assîmes à quelques pas et nous reprîmes en mangeant les forces dont nous avions besoin, car nous étions épuisés de fatigue, Lewis surtout, tant la résistance de notre captif avait été forte et énergique.

Avant de partir pour retourner à l’endroit où nous avions laissé notre peau d’ours, Lewis insuffla encore les narines de notre cheval après lui avoir bandé les yeux. Cette fois, il se laissa faire sans difficulté et quand on lui rendit la vue, il était presque docile et marchait tranquillement entre nous deux qui par mesure de précaution le tenions des deux côtés par une corde.

On avait seulement allongé ses entraves pour lui rendre l’allure plus facile.

En approchant du rocher où s’était passé le drame sanglant dans lequel nous avions figuré, nous vîmes l’air obscurci par des nuées de vautours qui se précipitaient à l’envi sur le cadavre de l’ours, s’arrachant entre eux des lambeaux de chair qu’ils disputaient à une trentaine de loups.

C’était un vacarme horrible. Mais à notre arrivée tout rentra dans l’ordre. Un coup de fusil fit fuir tous ces maraudeurs qui du reste s’acharnaient sur des os presque entièrement dépouillés, car ils avaient été vite en besogne et l’on n’apercevait de l’ours que le squelette auquel tenaient encore quelques rares morceaux de viande à moitié déchirés.

Nous passâmes plusieurs jours dans cet endroit. Il fallait terminer l’éducation de notre cheval, ce qui n’était pas très-aisé, car il était d’un naturel plus farouche que ne le sont ordinairement les chevaux des prairies qui, une fois vaincus, s’accoutument facilement à l’obéissance, quittes à reprendre leur vie sauvage à la première chance de liberté. Ensuite Lewis voulut profiter de l’occasion et augmenter le nombre de ses fourrures puisque notre cheval pouvait nous servir à les transporter jusqu’à la cache. Aussi dès le matin Lewis partait à la recherche du gibier : je restais à notre campement à la garde de notre monture, de nos peaux et de nos provisions.

Nous étions établis dans une position commode et sûre, adossés à un rocher qui surplombait et entouré de grands arbres et d’épais buissons. Nous découvrions toute la plaine et il était impossible qu’un homme ou qu’un animal quelconque s’approchât de nous sans être aperçu. En cas d’attaque, la défense était facile ; aussi Lewis n’hésitait pas à me laisser seul, se reposant sur ma prudence et sur mon courage et prêt du reste à accourir au premier coup de fusil qu’il aurait entendu dans la direction du rocher.

Un matin nous fîmes nos préparatifs de départ. La peau de l’ours fut retirée de dessous son abri. Elle était parfaitement intacte et n’avait nullement souffert. Elle était si lourde que nous fûmes obligés de joindre nos forces pour la mettre sur le dos du cheval. Lewis y ajouta les autres fourrures, nos provisions, et nous nous dirigeâmes vers le lieu où était la cache dans laquelle nous devions trouver de quoi renouveler nos munitions, qui tiraient à leur fin.

Notre voyage se fit sans accident et nous arrivâmes, le lendemain, sur les bords d’une magnifique rivière, affluent du Missouri et qui roulait ses eaux limpides entre deux prairies semées de bouquets d’arbres et couvertes de fleurs dont les corolles brillaient des plus vives couleurs. Lewis s’arrêta, regarda autour de lui, se dirigea vers un aune énorme dont les racines trempaient dans l’eau : puis tournant le dos à la rivière il remonta trois cents pas dans la prairie et marqua avec une branche d’arbre l’endroit où il était arrivé. Ensuite il alla se placer sur le bord d’un ravin dont le lit était alors à sec et marchant parallèlement au cours de l’eau, il fit encore trois cents pas : parvenu au point d’intersection formé par les deux traces de pas, il frappa la terre avec la crosse de son fusil et me dit : « C’est ici. »

J’avais suivi tout ce manège avec curiosité et sans y rien comprendre : j’attachai le cheval à un arbre et je courus à l’endroit où Lewis se tenait debout et immobile.

« C’est ici que se trouve la cache que nous cherchons, me dit-il, et j’ai tout lieu de croire qu’elle est intacte. »

Je lui fis observer qu’il pouvait s’être trompé, que les pas qu’il avait comptés pouvaient n’être pas réguliers et qu’alors une erreur de quelques mètres en plus ou en moins était facile. Sans me répondre il m’emmena à quelque distance et me désignant le lieu où était sa cache :

« N’apercevez-vous pas, me dit-il, que sur un carré de deux ou trois mètres de côté, l’herbe est plus verte, plus fournie que dans le reste de la prairie. Ce détail qui échappe de près est sensible de loin et aurait pu faire découvrir la cache à l’œil exercé des Indiens : cela vient de ce que la terre ayant été remuée et fouillée, les plantes qui la recouvrent ont plus facilement étendu leurs racines et ont trouvé une nourriture plus abondante que dans un sol compact et non défriché. Cette luxuriante végétation est le mauvais côté des caches en terre, mais il est presque impossible d’obvier à cet inconvénient.

« Maintenant mettons-nous à l’ouvrage. »

Le long du ravin croissait une immense quantité de roseaux et de joncs. Nous en coupâmes un assez grand nombre avec lesquels nous eûmes en peu de temps confectionné une demi-douzaine de grandes nattes grossières, mais suffisantes pour l’usage auquel elles étaient destinées.

Nous les plaçâmes à l’endroit où nous devions creuser ; puis avec nos couteaux nous découpâmes le gazon en plaques carrées que nous enlevions avec précaution en prenant le soin de ne pas répandre de terre. Quand le carré fut mis à nu, il fallut retirer la terre avec nos mains pour la déposer sur les nattes qui nous entouraient.

C’était un travail long et fatigant, et nous étions obligés de nous reposer de temps en temps ; enfin après deux heures de ce genre d’exercice, j’aperçus au fond du trou des branchages qui recouvraient des paquets et des ballots pliés et fermés avec soin. C’était le trésor de Lewis.

En effet, il y avait là de beaux fusils, des couteaux, des haches, de la poudre, des balles, des trappes, des fourrures de toute espèce, le tout enveloppé dans des couvertures de laine roulées dans des peaux de bison.

Nous agrandîmes la fosse pour y placer facilement nos nouvelles richesses, et après avoir pris quelques trappes, des munitions et un long couteau indien que Lewis me donna, nous replaçâmes le reste avec précaution en y ajoutant la peau de l’ours et les autres fourrures.

Il fallut ensuite reprendre avec nos mains la terre que nous en avions ôtée et la rejeter dans le trou en la tassant avec nos pieds ; quand elle fut au niveau du sol, nous posâmes les plaques de gazon au même endroit d’où nous les avions enlevées en les ajustant le mieux possible, puis nous allâmes jeter à la rivière l’excédant de terre enlevée et les nattes qui ne nous étaient plus d’aucune utilité.

J’étais enchanté de notre ouvrage. Nous avions relevé les plantes que nous avions foulées aux pieds, et à quelque distance l’endroit où était la cache se confondait avec le reste de la prairie, et rien, du moins à mon avis, ne pouvait faire soupçonner la place où elle était.