Le petit trappeur/10

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Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 81-Im05).


CHAPITRE X

évasion. — la course. — délivrance.



Depuis le commencement de tous ces préparatifs le ciel s’était obscurci, de sombres nuages poussés rapidement s’accumulaient au-dessus de nos têtes et annonçaient un violent orage. En effet il ne tarda pas à éclater : une pluie torrentielle accompagnée d’éclairs et de coups de tonnerre commença à tomber et inonda en peu d’instants tout le village. D’un commun accord, le supplice fut ajourné et les guerriers décidèrent que le lendemain à la pointe du jour, j’irais rejoindre mes pères au séjour du grand Esprit.

Le Jaguar vint me détacher du poteau et après m’avoir fait prendre quelque nourriture au milieu d’un cercle d’Indiens qui me regardaient en silence, il me lia à un arbre situé à l’une des extrémités du village.

Un feu était allumé au bas de l’arbre et quatre Pieds-Noirs devaient veiller toute la nuit sur leur prisonnier.

Le Jaguar me fit placer la figure tournée du côté du feu et en passant derrière le tronc pour nouer les cordes, il me dit doucement à l’oreille : « Que mon frère pâle fasse attention au chant de la chouette des rochers : » puis il rentra dans le village.

Trois heures à peu près s’étaient écoulées et le silence le plus grand régnait autour de moi : le feu que j’avais devant moi était presque éteint, et les Indiens qui étaient venus deux ou trois fois regarder les cordes qui m’attachaient avaient fini par céder à la fatigue et s’étaient endormis.

J’avais la tête penchée sur l’épaule et je feignais un profond sommeil qui avait rassuré mes gardiens, quand j’entendis au loin le cri de la chouette. J’ouvris doucement les yeux ; tout était calme, les Indiens dormaient toujours.

Le cri se fit entendre une seconde fois, mais à peu de distance. Quelques minutes après je sentis un mouvement derrière le tronc, la corde qui me retenait venait d’être coupée. Je contournai lentement et sans me relever de la base de l’arbre et en quelques secondes je me trouvai de l’autre côté. Le Jaguar était là ; il trancha les liens qui retenaient mes bras et me prenant par la main il m’entraîna au plus épais des taillis.

Arrivés à une espèce de clairière formée par un large ravin, il s’arrêta : « Le Jaguar a promis de se souvenir, me dit-il, il se souvient. Son frère pâle lui a sauvé la vie, aujourd’hui à son tour il l’arrache au supplice qui l’attend. J’aurais bien voulu sauver le chasseur des prairies, ajouta-t-il, mais il était trop tard, le sang avait coulé ; j’ai cherché son corps pour qu’il ne devînt pas la proie des animaux sauvages, mais je n’ai pu le retrouver. »

Il m’apprit aussi qu’il avait dirigé contre des établissements européens deux expéditions qui avaient eu une fin malheureuse pour les Indiens, et qu’il avait perdu ainsi son commandement et l’influence qu’il avait sur les siens, ce qui était cause qu’il avait employé la ruse pour me sauver au lieu de déclarer à haute voix le service que je lui avais rendu jadis.

« Les visages pâles, me dit-il encore, ont fait irruption dans un de nos villages pendant que les guerriers étaient à la chasse ; ils ont massacré nos femmes, nos enfants et les vieillards sans armes. Les Pieds-Noirs ont juré de n’épargner aucun visage pâle. Ainsi que mon frère s’éloigne au plus vite, car son frère rouge ne pourrait le sauver une seconde fois. »

Il me donna ensuite une hache et un couteau qu’il avait apportés, me montra la route qui conduisait à la rivière qu’il me conseilla de passer à la nage et m’ayant serré la main, il disparut.

Je me trouvai seul de nouveau, la nuit, au milieu d’une forêt épaisse et où nulle route n’était tracée, entouré de bêtes fauves et d’hommes plus féroces encore.

Je fis appel à tout mon courage et confiant dans l’assistance divine qui jusqu’alors ne m’avait pas manqué, je me dirigeai le plus vite possible du côté que m’avait indiqué le Jaguar.

À la pointe du jour, j’arrivai sur les bords d’une petite rivière bordée de roseaux et d’herbes hautes de deux à trois mètres. Je jetai un coup d’œil dans toutes les directions et ne voyant rien qui me révélât un danger quelconque, j’entrai dans l’eau et me mis à la nage.

J’étais arrivé sur l’autre bord et je prenais pied dans les roseaux quand cinq ou six Indiens s’élancèrent sur moi, et avant que j’eusse pu me servir de mes armes, j’étais terrassé, garrotté et réduit à l’impuissance.

Ma fuite n’avait pas tardé à être connue et aussitôt les Pieds-Noirs s’étaient mis à ma poursuite. Mes traces que la terre détrempée révélait parfaitement avaient été promptement reconnues, et j’avais été suivi sans le savoir jusqu’à la rivière où j’étais tombé dans l’embuscade que l’on m’avait tendue.

On me rapporta au village, où mon arrivée fut accueillie par des cris de joie.

Le chef de la tribu s’approcha de moi, me fit dépouiller de tous mes vêtements et commanda de m’attacher au poteau.

« Les visages pâles sont donc des lâches, qu’ils fuient devant la mort, me dit-il, d’un ton méprisant. Ils savent égorger les femmes et les enfants, et le supplice leur fait peur. Ils ont les pieds d’un daim, les griffes d’un loup et le cœur d’une squaw[1]. »

Un guerrier conseilla de me livrer aux femmes et aux enfants qui suffiraient, dit-il, pour ôter la vie à un visage pâle peureux et timide.

Le Jaguar s’avança à son tour. « Le feu doit être la mort d’un brave, dit-il ; le visage pâle qui s’est enfui tremblerait en voyant les flammes, et la peur lui ôterait la vie avant qu’il sentît la douleur. Puisqu’il sait fuir comme une antilope aux pieds rapides, que mes frères le conduisent à la grande prairie et nous le chasserons avec nos flèches, car nos tomahawks ne doivent se teindre que du sang des hommes et celui-ci est une squaw. Quand nous l’aurons tué, nous suspendrons sa chevelure à la hutte du conseil. »

Cette proposition cruelle fut accueillie par des transports d’allégresse, et chacun courut prendre ses flèches ou sa lance.

Le chef me demanda si je savais courir. Je lui répondis fièrement que les blancs ne savaient courir que pour aller au-devant de leurs ennemis, mais que puisque je devais mourir, peu m’importait de quelle façon.

J’étais cité parmi tous mes camarades en Europe comme un excellent coureur, et je comprenais que le Jaguar avait fait cette proposition à ses camarades parce qu’il pensait qu’elle m’offrait encore une chance de salut. Il me couvrait de sa protection autant et aussi longtemps qu’il le pouvait.

Me laisser égorger sans chercher à conserver la vie que Dieu m’avait donnée, n’était pas un acte de courage, pas plus que fuir devant un aussi grand nombre d’ennemis armés, n’était un acte de lâcheté. Aussi mon parti fut bientôt pris. Je demandai seulement qu’on me permît de reprendre mes mocassins.

On me conduisit dans une immense prairie qui s’étendait jusqu’à la rivière où j’avais été rattrapé par les Indiens, en me laissant un avantage d’environ quatre cents mètres d’avance.

Un cri sauvage m’avertit que les Pieds-Noirs commençaient leur cruelle chasse.

Je partis avec la rapidité d’un oiseau : j’étais étonné de ma légèreté, et je touchais à peine la terre ; mais j’avais près de trois lieues de prairie à traverser avant d’atteindre le bord de la rivière.

Je n’espérais guère y arriver ayant plusieurs centaines d’ennemis acharnés derrière moi.

La plaine était couverte de broussailles et de longues herbes qui me mettaient les jambes en sang ; cependant je fuyais toujours ; à chaque instant je croyais entendre le sifflement d’une flèche.

J’avais déjà traversé la moitié de la prairie sans avoir osé tourner la tête, car je craignais que ce mouvement ne me fit perdre du terrain, lorsqu’il me sembla que le bruit des pas des Indiens était moins fort.

Je me risquai à regarder derrière moi et je vis que le gros de la troupe était très-éloigné. Plusieurs de leurs meilleurs coureurs étaient en avant ; un guerrier plus agile que les autres n’était plus qu’à environ cent mètres de moi, ii était armé d’une lance.

Rempli d’une nouvelle espérance, je redoublai d’efforts, mais cette course était au-dessus de mes forces. Un brouillard couvrait mes yeux, mes tempes battaient avec violence. Le sang me sortait par la bouche et par les narines et je le sentais couler sur ma poitrine.

J’étais à un quart de lieue de la rivière, et un regard jeté en arrière me fit apercevoir mon ennemi à trente mètres et se préparant à me percer de sa zagaie[2]. Épuisé de fatigue et ne consultant que mon désespoir, je m’arrête court, je me précipite sur lui. L’Indien, étonné de ce mouvement soudain, essaye à son tour de suspendre sa course et de me frapper de son arme ; mais en faisant ce mouvement il tombe, sa lance s’enfonce dans la terre et le manche se rompt dans sa main : plus prompt que l’éclair je m’empare du fer de la lance, cloue l’Indien sur le sol et continue ma course désespérée.

Mes persécuteurs avaient été témoins de cette courte lutte, et ils se hâtaient pour venir au secours de leur camarade, mais ils étaient trop éloignés, et quand ils arrivèrent, ils ne trouvèrent plus qu’un cadavre.

Ils s’arrêtèrent et poussèrent des cris de rage, je profilai de ce précieux délai, et gagnant la lisière d’un bois de cotonniers qui bordait la rivière, je me jetai à l’eau ; j’en suivis le courant et je fus entraîné vers une île voisine, au bout de laquelle les crues avaient amoncelé une si grande quantité de bois flotté, que cet amas formait un immense radeau sous lequel je plongeai. Je nageai jusqu’à ce que je fusse assez heureux pour trouver entre des troncs d’arbres flottants une place où je pusse respirer un instant.

Les branches et les arbustes formaient au-dessus de ma tête un abri qui s’élevait à plusieurs pieds du niveau de l’eau.

J’avais à peine eu le temps de rassembler mes idées, lorsque j’entendis mes ennemis qui arrivaient sur le bord de la rivière en criant et en hurlant comme une légion de démons. Ils se lancèrent à la nage vers l’île sous laquelle j’étais blotti. Lorsque par les interstices des branches je les vis passer et repasser en me cherchant dans toutes les directions, je sentis mon cœur défaillir.

À la fin cependant ils se lassèrent de leur recherche et je commençais à reprendre un peu d’espoir, lorsqu’une horrible idée se présenta à ma pensée. J’avais peur qu’ils ne missent le feu au bois. C’était une source nouvelle d’affreuses appréhensions sous lesquelles je restai plongé jusqu’à la nuit.

N’entendant plus aucun bruit et le profond silence qui régnait me faisant espérer que les Indiens étaient partis, je me hasardai à sortir de ma cachette, et je commençai à nager pendant quelque temps ; lorsque j’eus touché terre, je marchai toute la nuit afin de mettre le plus d’espace possible entre moi et mes dangereux voisins.




Au moment où j’entrai dans l’eau,
j’aperçus un petit canot à moitié enseveli dans la vase.

  1. Squaw, femme.
  2. Sorte de lance ou javelot.