Le petit trappeur/11

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Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 91-99).


CHAPITRE XI

le canot. — le rapide. — le costume.



L’imminence du danger auquel je venais d’échapper me faisait oublier celui que je courais en marchant sans armes au milieu de ces déserts au risque de périr sous la dent des loups ou les griffes d’une panthère.

Enfin le jour parut et je me rapprochai du bord de la rivière pour boire et pour y reprendre un peu de force en m’y plongeant. Au moment où j’entrais dans l’eau, j’aperçus un petit canot d’écorce de bouleau à moitié enseveli dans la vase.

Je l’eus bientôt dégagé et je vis avec plaisir qu’il était en bon état et qu’il pourrait me servir pour continuer mon voyage. Après avoir arraché quelques racines et cueilli quelques baies mûres, je montai dans ma frêle embarcation que je dirigeai au moyen d’une branche d’arbre garnie de ses feuilles.

Le courant était peu rapide, et quand la nuit arriva je n’avais pas fait beaucoup de chemin ; aussi pris-je la résolution de continuer mon voyage toute la nuit, car je voulais à tout prix m’éloigner des lieux où j’avais perdu mon cher ami sur cette terre, et où j’avais failli périr d’une mort atroce.

La rivière devint tout à coup plus encaissée, et à mesure que j’avançais le courant était plus fort. J’entendais assez loin en avant un bruit qui ressemblait à celui produit par une chute d’eau, et je ne me rendais pas bien compte de ce que cela pouvait être.

J’avais beaucoup de peine à maintenir mon canot au fil de l’eau, et à chaque minute la vitesse de sa marche devenait plus grande.

Les rochers à pic qui bordaient le lit étroit de la rivière glissaient comme d’immenses fantômes en laissant apercevoir sur le fond du ciel les arbres qui les couronnaient, et dont les branches étendaient leurs longs bras sur le gouffre.

Le bruit que j’avais entendu se rapprochait et je pus me rendre compte de ce qui le produisait : j’étais sur un rapide et devant moi à quelque distance était un gouffre où la rivière en tombant allait m’engloutir avec mon embarcation.

Quelle en était la profondeur ? La rivière se brisait-elle sur des roches ou tombait-elle dans un lit profond ? Voilà ce que je me demandais dans ce nouveau péril.

J’étais excellent nageur et je me préparai à tout événement attendant avec courage le moment de ma chute.

J’avais à peine pris ma résolution que je fus entraîné avec la rapidité d’une flèche. J’étais sur la pente du rapide. Au moment où je sentis ma barque s’incliner sur le gouffre, je m’élançai dans l’espace.

Je ne sais ce qui se passa pendant quelques instants ; mais quand je pus penser, j’étais au fond de l’eau entraîné par un remous violent. Je fis un effort de mes bras et de mes jambes, et bientôt je sentis l’air pur de la nuit remplir mes poumons. J’étais sauvé, et par un bonheur providentiel je n’avais ni contusions ni blessures.

Je nageai jusqu’à la rive et je m’assis sur l’herbe pour reprendre un peu de force et de courage, car tous ces assauts successifs m’avaient tout à la fois brisé le corps et enlevé une partie de mon énergie.

Lorsque je fus un peu remis, je grimpai sur un arbre et, après m’être assujetti avec une liane sur un croisement de branches, je m’endormis.

Lorsque je me réveillai, il faisait jour et j’étais prêt à continuer mon pénible voyage.

Je me trouvais à une assez grande distance pour n’être plus effrayé par la crainte des Pieds-Noirs, mais j’avais une autre inquiétude. J’ignorais le chemin qui pouvait me rapprocher des Européens et je craignais à chaque instant de tomber entre les mains d’une autre tribu peut-être aussi barbare que celle de laquelle je m’étais échappé.

Je mourais de faim et quoique le gibier abondât dans ces parages, je n’avais aucun moyen de me procurer la nourriture dont j’avais besoin ; j’arrachai quelques racines que je mangeai pour soutenir mes forces défaillantes.

Pendant le jour mon corps était exposé à la brûlante chaleur du soleil, et la nuit j’étais transi de froid.

Malgré toutes mes souffrances je mis ma confiance en Dieu et je traversai avec courage d’immenses prairies sans ombre et remplies d’herbes et d’épines qui me déchiraient les jambes et rouvraient les blessures qu’avait faites la course qui m’avait sauvé.

Je me traînai ainsi pendant quatre jours, au bout desquels je me trouvai près des restes d’un feu qui paraissait avoir été allumé quelques jours auparavant. Les ossements et les débris de chair de buffle qui jonchaient le sol me donnèrent à penser que des boucaniers[1] s’étaient arrêtés à cette place. Mais, hélas ! ils étaient partis.

Je me jetai avec découragement sur un amas d’herbes sèches qui sans doute leur avait servi de lit, et malgré ma profonde tristesse, la nature fut plus forte que les souffrances affreuses que j’endurais et je m’endormis profondément.

Le matin, les rayons brûlants du soleil m’ayant réveillé, j’eus d’abord quelque peine à rassembler mes idées, mais bientôt l’horrible vérité m’apparut tout entière ; je me retrouvais nu, blessé, seul, abandonné sur une terre inconnue, et partout où mes regards se portaient, je n’apercevais qu’une immense solitude au delà de laquelle habitaient sans doute des peuples encore plus cruels que les bêtes féroces.

Sous le poids de ces tristes réflexions, je baissai la tête, lorsque mes yeux furent soudain frappés par un objet brillant.

Je me précipitai en avant. Ô bonheur inespéré ! c’était un couteau. Celui qui habite au sein des villes ne pourra peut-être pas comprendre la joie qui s’empara de mon être à cette découverte ; mais celui qui aura passé une partie de sa vie au milieu des vastes solitudes de l’Amérique la concevra aisément, car lui aussi, il se souviendra que, dans la vie de l’homme des bois, la possession d’un couteau est une ressource immense.

Rempli d’une nouvelle espérance, je visitai avec attention la place où je me trouvais. Je découvris non loin de moi les restes d’un bison[2] et je me hâtai d’en couper un morceau pour mon déjeuner ; mais la viande avait été corrompue par l’ardente chaleur du soleil, et malgré la faim que j’éprouvais il me fut impossible d’en manger une bouchée. Je fus donc obligé de me contenter de quelques racines qui malgré leur fadeur me semblèrent succulentes.

Je réfléchis que, si la chair du bison ne pouvait m’être d’aucune utilité, sa peau pourrait servir à me couvrir. Je commençai donc à me mettre à l’œuvre.

Je n’étais pas embarrassé pour entreprendre ce travail. J’avais aidé bien souvent Lewis dans la préparation de ses fourrures et j’y avais acquis une certaine adresse.

La chair qui commençait à entrer en putréfaction se détachait facilement de la peau et en me servant de mon couteau et de larges pierres plates que je trouvai dans le lit d’un ruisseau voisin, j’eus bientôt rendu le cuir aussi net que possible. J’étais obligé de me reposer de temps en temps, car j’étais faible et j’eus bien de la peine à traîner la dépouille du bison jusqu’au bord de l’eau pour la laver, et faire disparaître les dernières traces de chair. Je coupai ensuite des roseaux dont je fis des piquets pour que l’action du soleil ne rétrécît pas mon ouvrage et ne le rendît inutile.

La nuit vint me surprendre au milieu de ma besogne, et je dus remettre au lendemain ce qui me restait à faire.

J’avais aperçu sur l’arbre où je comptais passer la nuit des nids de ramier ; je grimpai avec beaucoup de peine jusqu’aux embranchements où ils étaient placés, et j’eus le bonheur de trouver une dizaine d’œufs récemment pondus qui furent pour moi un des plus délicieux repas que j’aie jamais faits.

Je redescendis boire au ruisseau et remontai ensuite avec un énorme paquet d’herbes sèches que je déposai entre trois grosses branches. Ce fut mon lit pour cette nuit, et je m’endormis profondément après m’être recommandé à Celui qui veillait si providentiellement sur moi.

Le lendemain en me réveillant j’étais raide de froid, et ce ne fut qu’après m’être étiré les membres, que je pus descendre de l’arbre. J’allai de suite me plonger dans le ruisseau, puis les rayons du soleil qui montait à l’horizon, achevèrent de me rendre un peu de vigueur.

Je me remis à l’ouvrage avec ardeur. La peau du bison était encore un peu humide de la rosée, mais le soleil et le vent l’eurent bientôt séchée sans lui ôter de sa souplesse.

Je m’occupai d’abord de me tailler des mocassins, car les miens étaient dans un piteux état et mes pieds étaient presque nus. Après quelques tâtonnements, je finis par en confectionner une paire assez solide pour suffire à une longue marche.

Je coupai ensuite le restant de la peau de manière à former une espèce de blouse à trois ouvertures, une pour la tête, deux pour les bras.

Mais il fallait coudre les morceaux et je cherchai longtemps comment je pourrais suppléer à tout ce qui me manquait. Enfin je trouvai à quelque distance sur des roches qui bordaient un ravin, des pieds d’agavé, plante ressemblant à l’aloès et dont les feuilles sont garnies d’épines. Je tirai des tiges desséchées les longues fibres solides qui les composent et me procurai ainsi du fil, quant aux aiguilles, les longues et fortes épines de l’acacia triacanthos[3], qui croissait en quantité près du ruisseau, m’en fournirent d’excellentes : je les trouai au gros bout avec mon couteau et en peu de temps j’eus cousu tout mon ajustement. Il n’y manquait rien, pas même le bonnet que je me fis en passant une coulisse de fil d’agave autour de la peau de la bosse du bison.

Ainsi équipé, j’avais l’aspect le plus grotesque qu’il fût possible d’imaginer, et quand je me regardai dans le ruisseau, je ne pus m’empêcher de rire de bon cœur, car la gaieté et l’espérance m’étaient revenues depuis que j’avais eu recours à ces deux puissants auxiliaires de l’homme, le travail et la prière.



  1. On appelle ainsi des chasseurs de buffles qui préparent les peaux de ces animaux et fument leur chair.
  2. Sorte de bœuf qui porte une bosse charnue sur les épaules.
  3. Espèce d’acacia dont chaque branche est armée de trois longues épines ligneuses.