Le petit trappeur/12

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Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 100-108).


CHAPITRE XII

la vallée. — les castors.



Je pensai ensuite à me faire un arc et des flèches, car tout à l’entour de moi, le gibier abondait et les oiseaux voltigeaient par bandes innombrables, sans que je pusse me procurer une autre nourriture que des racines et des fruits sans saveur. Après beaucoup d’efforts, je parvins à me fabriquer un arc avec un morceau de liane ; d’un tendon de bison, je fis une corde, puis je coupai de jeunes roseaux qui me servirent de flèches ; je les armai avec de fortes épines d’acacia que je fixai au bout avec des fibres d’agavé. Pour les diriger dans leur course, j’attachai par le même moyen des plumes que les oiseaux avaient perdues en voltigeant de branche en branche, et qui jonchaient la terre.

J’éprouvai un vif moment de satisfaction quand je me vis en possession d’une arme qui non-seulement me permettait de pourvoir à ma sub


Un des côtés de la digue avait été renversé
et la colonie s’occupait à réparer le dégât.

sistance, mais encore qui pouvait servir à me défendre si je me trouvais de nouveau en présence des Indiens, ce que je ne désirais guère.

Je commençai par faire usage de ma nouvelle arme et je ne fus pas trop maladroit ; la seconde flèche que je lançai perça de part en part une espèce de poule d’eau au moment où elle prenait son vol.

La plumer, la vider fut l’affaire d’un moment, et pour la première fois depuis ma séparation d’avec mon pauvre Lewis, je songeai à faire du feu pour rôtir mon gibier.

Quoique le froid des nuits me fût très-sensible, je n’avais pas encore osé allumer du feu, de peur que la fumée ne fût aperçue de loin ; mais j’étais rassuré par la distance que j’avais mise entre mes ennemis et moi, et je me hasardai.

J’eus bientôt trouvé un silex qui avait presque la transparence d’une agate, et à l’aide de mon couteau et d’un tas de feuilles desséchées, j’obtins rapidement une belle flamme claire que j’entretins avec des broussailles.

J’attachai mon oiseau à une branche d’arbre au moyen d’un fil d’agavé, et je vis bientôt mon dîner en expectative se dorer en tournant devant le foyer de ma cuisine en plein vent.

Ce fut un délicieux repas, et après quelques heures de repos je me sentis tout disposé à me remettre en route. J’étais encore trop voisin de la rivière et je voulais en remontant vers le nord arriver à rencontrer quelques trappeurs européens qui pussent me renseigner sur les moyens à prendre pour gagner Saint-Louis.

Je me disposai donc à partir.

Mon équipement était des plus singuliers. Je songeais à la stupéfaction du baron et de Stanislas, et au fou rire qui se serait emparé de la gentille petite Berthe, s’ils avaient pu me voir dans un tel équipage.

Outre mes mocassins et ma blouse de peau de bison qui avait à peu près la souplesse d’un tablier de brasseur, je m’étais taillé une espèce de manteau qui descendait jusqu’aux genoux et qui devait me servir de matelas ou de couverture suivant l’occasion.

Je portais sur le dos une paire de mocassins de rechange et un carquois fait de deux morceaux d’écorce rattachés ensemble, dans lequel j’avais mis ma collection de flèches ; mon couteau était attaché à ma ceinture et j’avais à la main droite un fort bâton de houx, auquel tenait encore une partie de la souche et qui pouvait être considéré comme un terrible moyen d’attaque ou de défense. Mon arc était passé sur mon épaule gauche.

Ainsi équipé, je me mis en route joyeusement et continuai à marcher cinq jours sans rien rencontrer qui mérite d’être raconté.

Vers le soir du cinquième jour j’arrivai dans une petite vallée délicieuse. Un cours d’eau limpide et bordé de fleurs aux couleurs variées la coupait en deux parties et allait se jeter dans un ravin profond qui l’entourait de deux côtés. Au nord un bois épais que les lianes rendaient inextricable la fermait complètement.

On ne pouvait y pénétrer que par un passage de quelques mètres de largeur par lequel j’étais arrivé et qui était flanqué de chaque côté par des rochers à pic couverts de broussailles, d’euphorbes aux poils vésicants et d’agavés, dont les forts crochets sont une barrière infranchissable même pour les bêtes fauves.

Alors que les dangers que j’avais courus étaient loin de moi, et sans trop m’arrêter à l’idée que de nouveaux périls pouvaient me menacer, le goût de cette vie aventureuse et semée d’événements imprévus m’était revenu.

En face des œuvres de Dieu, vis-à-vis de cette nature si puissante et si variée, l’homme éprouve successivement deux sensations tout à fait opposées et qui cependant dérivent toutes les deux du sentiment de la grandeur et de la perfection du Créateur de toutes choses.

Il est forcé de s’incliner et de reconnaître sa petitesse quand il se trouve face à face avec les prodiges de la création ; mais son front se relève bientôt, et alors il s’enorgueillit en reconnaissant qu’il est de tous les êtres créés le plus complètement intelligent, le mieux doué dans son ensemble et celui dont la nature perfectible doit dominer et soumettre tous les autres êtres, qui n’ont en partage que des instincts, des sensations et une intelligence restreinte à l’individu ou à l’espèce, mais non sujette au perfectionnement.

Ainsi, moi, presqu’un enfant, seul, abandonné, sans ressources, sans amis, au milieu de solitudes immenses, j’avais pu, armé seulement de cette confiance en Dieu qui n’est que la connaissance et la conviction de sa grandeur et de sa toute-puissance, j’avais pu, dis-je, en implorant sa protection, sauvegarder mon existence et me remettre en état de continuer, avec une espèce de sécurité, le pénible et long voyage qui me restait encore à faire.

En entrant dans la riante vallée dont j’ai parlé et qui semblait placée sous mes pas pour m’engager à y rester quelque temps, je remerciai Dieu de ce signe visible de sa protection et j’établis mon campement près du ruisseau, au pied d’un arbre gigantesque qui projetait au loin son ombre protectrice.

Je pris le parti d’y demeurer un certain temps et de faire quelques explorations aux environs, autant pour satisfaire mon goût pour l’histoire naturelle que pour découvrir des traces de trappeurs.

Le lendemain matin, après avoir fait un repas substantiel composé d’un écureuil gris et d’une espèce de pluvier que je fis rôtir, de patates cuites sous la cendre et de l’eau fraîche du ruisseau, je me mis en route et dirigeai mes pas en dehors de la vallée. À peu de distance je retrouvai le ruisseau et le remontai pendant près d’une heure.

Arrivé à un endroit où la rivière s’élargissait, je fus très-étonné en apercevant un barrage composé de troncs d’arbres et de branches entrelacées, reliées avec de la terre, formant une espèce de batardeau qui retenait les eaux en amont ; un clapotement que j’entendais dans l’eau me fit éprouver une certaine appréhension, et je me cachai derrière les buissons.

Quelques instants après je vis deux ou trois corps noirs apparaître à la surface de l’eau, rester immobiles, puis sortir et grimper sur la digue : c’étaient des castors.

J’étais justement au-dessous du vent et je me rapprochai en me cachant derrière le rideau de feuillage pour observer de près ces intéressants animaux.

Une douzaine de castors étaient montés sur la digue et paraissaient très-affairés ; je vis alors ce dont il s’agissait. Un des côtés de la digue avait été renversé probablement par quelque tronc flottant que la rivière avait charrié et la colonie s’occupait à réparer le dégât.

Un de ces animaux rongeait avec ardeur, la base d’un petit arbre qui croissait sur les bords de façon à le faire tomber dans le courant, et cela ne tarda pas à arriver.

Aussitôt chacun se mit à l’œuvre coupant les branches inutiles ou qui auraient pu gêner la mise en place de l’arbre, et les rattachant à la partie de la digue endommagée.

Quand le tronc fut mis à sa place en travers du trou formé par l’accident, les castors allèrent chercher des pelotes de terre grasse qu’ils formaient avec leurs pattes de devant faites en forme de main, les apportaient à la digue en les soutenant avec leur gueule et leurs mains, et là, se servant de leurs pieds de derrière palmés comme ceux des oiseaux aquatiques, ils lièrent ensemble les branches entrelacées avec ce mortier, et au bout de quelque temps le mal était réparé et l’eau avait repris son niveau ordinaire.

Au milieu de l’étang formé par le barrage étaient leurs habitations : elles consistaient en constructions de la forme d’un four, arrondies au sommet et bâties sur pilotis.

J’ai eu occasion depuis d’en voir de près et de les examiner en détail.

Deux entrées y donnent accès, l’une est au-dessus de l’eau ; l’autre au-dessous ; l’intérieur est divisé en deux ou trois étages communiquant entre eux et servant de magasins et de logement. C’est dans la partie supérieure que la femelle élève ses petits sur une litière douce et chaude composée de mousse et de feuilles sèches.

Le castor ne se nourrit que de substances végétales, de fruits secs, d’écorces d’arbres, de jeunes pousses.

J’ai vu une fois un village de castors abandonné par suite du dessèchement du cours d’eau où il avait été bâti, et j’ai pu admirer l’habileté et l’intelligence qui président à leurs constructions. Les pilotis qui supportaient leurs cabanes avaient plus de trois mètres de long et étaient en outre profondément enfoncés dans la terre. Ils étaient reliés ensemble par des branches et des pieux enlacés, fortement cimentés par un mortier composé de sable, de terre glaise et de pierres. Quelques-uns des troncs d’arbres qui avaient servi à construire la digue étaient gros comme le corps d’un homme, d’autres étaient parfaitement équarris. L’ensemble de la construction, perpendiculaire en aval de la rivière, était au contraire incliné en talus en amont, de manière à offrir une base résistante à la pression de l’eau, pression qui devenait de moins en moins grande en se rapprochant de la surface en même temps que la digue avait moins d’épaisseur à son sommet.

Il faut dire aussi que les sables et la vase charriés par les eaux contribuaient à établir ce talus en amont du barrage en s’agglomérant continuellement contre cet obstacle.

Après avoir satisfait ma curiosité et avoir passé quelques heures en observation, je continuai mon excursion et je rentrai à mon campement très-content de ma journée.