Le petit trappeur/20

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Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 174-181).


CHAPITRE XX

excursions dans les prairies. — un prisonnier.



Il y avait plus de deux ans que j’étais chez les Aricaras.

Dans les premiers mois, nous avions eu à repousser plusieurs attaques des Sioux ; mais constamment battus et ayant éprouvé des pertes considérables, ces Indiens belliqueux avaient fini par s’éloigner de nos territoires, et nous jouissions du repos le plus complet.

Je vivais, depuis ce temps, calme et paisible, partageant mon temps entre la chasse et les études d’histoire naturelle. J’étais devenu fort habile au tir ; il était rare que je manquasse la pièce de gibier qui passait à ma portée, et en raison de mon adresse j’avais reçu le surnom de Tueur de bisons. Je faisais des excursions solitaires dans tous les environs, et souvent mon absence se prolongeait pendant trois ou quatre jours.


Je m’élançai vers le poteau,
heurtant et renversant tout ce qui s’opposait à mon passage.

Je revenais un jour d’une de mes excursions et je réfléchissais à l’existence que je menais au milieu de ces contrées sauvages ; je pensais à mes amis de l’autre côté de la mer qui devaient me croire mort depuis longtemps, lorsque j’entendis le galop d’un cheval derrière moi.

C’était un Aricara qui, après m’avoir rejoint, m’apprit qu’il y avait du nouveau au camp depuis mon départ.

Des traces de trappes avaient été vues sur les bords de la rivière qui passait devant le village, et les Indiens, jaloux de la possession exclusive de leur territoire, s’étaient mis en campagne pour découvrir le maraudeur qui venait ainsi chasser sur leurs possessions.

Ils n’avaient pas tardé à trouver un chasseur blanc, qui, se voyant cerné, avait voulu au moins vendre chèrement sa vie. Ils avaient réussi à le prendre vivant, mais leur victoire leur avait coûté trois de leurs meilleurs guerriers qui étaient tombés sous les balles du trappeur.

Garrotté, bâillonné, il avait été emmené au camp et le conseil assemblé avait décidé qu’il mourrait attaché au poteau et brûlé.

L’Indien m’engagea à hâter le pas si je voulais être témoin de ce qu’il appelait une fête ; car le supplice devait avoir lieu le jour même et il pensait qu’un véritable Peau-Rouge ne pouvait se dispenser d’assister à une telle cérémonie.

Pour moi qui n’étais Indien que de costume et d’existence, mais qui avais conservé les sentiments d’un Européen et d’un chrétien, mon cœur se serra à ce récit, et je laissai l’Indien presser son cheval et partir seul.

« Encore une victime humaine, me disais-je, encore du sang versé, et pourquoi ? Parce que ce malheureux chasseur a tendu ses pièges sur l’un des bords de la rivière au lieu de les tendre sur l’autre. Si j’avais été dans le village lors de l’expédition, j’en aurais fait partie et j’aurais peut-être évité ce conflit sanglant qui amène aujourd’hui de si cruelles représailles. Je connais la loi des prairies : œil pour œil, dent pour dent, et les guerriers tués réclament en holocauste la vie de celui qui les a immolés pour défendre son existence menacée. »

Tout en réfléchissant ainsi, et laissant aller mon cheval à sa fantaisie, j’étais arrivé aux limites du village ; j’entendais l’infernale musique de la danse du scalp, les vociférations des femmes et des enfants, les hurlements des chiens, et je sentais la fumée âcre et piquante du bûcher allumé.

Mon cheval s’arrêta au détour d’un wigwam qui était placé près de la Grande place au milieu de laquelle était le fatal poteau que les flammes entouraient déjà.

Je dirigeai mes regards vers la victime… Un nuage passa rapide sur mes yeux, le sang me reflua aux tempes : grand Dieu ! qu’avais-je vu ? Lewis. — Lewis, l’ami de mes regrets et de mes souvenirs, Lewis allait mourir d’une mort atroce.

Je saisis mon tomahawk, sautai à bas de mon cheval et m’élançai vers le poteau, heurtant et renversant tout ce qui s’opposait à mon passage. Jetant de côté les broussailles enflammées, d’un coup de couteau je tranchai les liens qui attachaient Lewis, et m’emparant d’une hache qui était à terre, je la lui donnai, puis jetant un regard de défi à la foule stupéfaite : « Misérables, m’écriai-je, celui-ci est mon frère ; si vous voulez sa vie, il faudra d’abord prendre la mienne. »

Mon action avait été si soudaine, si imprévue, que personne n’avait pu s’opposer à mon dessein, et nous étions prêts à nous défendre d’une manière désespérée avant qu’un seul guerrier eût pu s’approcher de nous.

Les Aricaras savaient que je ne reculais devant aucun danger ; Lewis leur avait donné des preuves de son intrépidité dans leur rencontre avec lui ; ils avaient donc devant eux deux adversaires décidés à mourir, mais à mourir vengés.

Il y eut parmi les Indiens un moment de silence et d’indécision ; mais bientôt, prenant leurs armes, ils se précipitèrent sur nous en poussant des cris de rage.

Je serrai la main de Lewis et nous nous préparâmes à combattre.

En ce moment le Grand Aigle s’avança et, étendant son tomahawk, fit signe qu’il voulait parler.

Le silence se rétablit à l’instant.

Le Grand Aigle vint se placer à quelques pas, et s’adressant à moi :

« Pourquoi, me dit-il, mon jeune frère pâle veut-il s’opposer à la juste vengeance de ses frères ? Ne sait-il pas que le chasseur blanc a versé le sang des Aricaras et que trois de nos plus illustres guerriers sont allés rejoindre nos pères au pays du Grand-Esprit ? Qu’il cesse donc de s’opposer à notre justice, ou la colère de ses frères retombera sur lui. »

« — Que le puissant chef qui est devant moi me permette de parler, répondis-je, et qu’il me promette de m’écouter jusqu’à la fin : il verra que son frère est toujours digne de son amitié et de celle des hommes de sa tribu. »

Le Grand Aigle m’accorda la promesse que je demandais, et je commençai.

Je rappelai d’abord mon arrivée dans la tribu, la part que j’avais prise à leurs exploits, les honneurs dont ils avaient voulu me combler en récompense de mes services, les soins que j’avais donnés à leurs femmes et à leurs enfants ; puis reportant la cause première à Lewis, je racontai comment il m’avait accueilli quand j’allais périr de faim et de misère, les jours que nous avions passés ensemble, les dangers que nous avions courus et notre lutte avec les Pieds-Noirs, ennemis aussi des Aricaras, lutte dans laquelle je croyais que Lewis avait perdu la vie et qui avait été cause de mon arrivée dans la tribu.

« Vous lui reprochez, ajoutai-je, d’avoir versé le sang de vos frères ; est-il venu chez vous porter la mort et l’incendie ? a-t-il enlevé vos femmes et vos enfants ? a-t-il volé vos chevaux ? Non. Il s’est défendu, et quand vous l’avez attaqué il se livrait paisiblement à ses occupations.

« Les prairies ne sont-elles pas assez vastes pour que nous y puissions vivre tous ? Dieu n’a-t-il pas créé assez de ressources pour que tous les hommes puissent s’en servir sans se nuire ?

Des milliers de bisons paissent l’herbe de la plaine, les élans et les antilopes voyagent par troupeaux innombrables, les castors peuplent chaque cours d’eau, les pigeons obscurcissent la lumière par leur nombre immense et vous voulez refuser à un homme le droit de prendre sa part des bienfaits que le Créateur a répandus autour de vous.

Pourquoi ne voulez-vous pas aussi posséder à vous seuls ; le vent qui s’enfuit, l’eau qui passe, l’éclair qui sillonne les cieux, la tempête qui roule jusqu’aux Monts-Rocheux ? Craignez que le Manitou ne punisse votre cruauté et qu’il ne retire la protection dont il a couvert son peuple depuis deux ans !

— Mon frère le sait, répondit le Grand-Aigle, le sang veut du sang.

— Le sang répandu peut se racheter, dis-je. — Le chasseur des prairies est riche, il possède des armes, des munitions, des fourrures, il comblera de présents les chefs puissants et les veuves des guerriers.

Je remarquai un symptôme d’hésitation sur le visage des Indiens, ils se regardaient, se consultant à voix basse.

Les femmes qui s’étaient approchées avaient fait trêve à leurs injures. Cependant tout était encore en question et un seul mot pouvait nous perdre, car nous n’avions pas l’espoir de sortir vivants d’une lutte aussi inégale, quand le Grand-Aigle posa son tomahawk à terre et dit : Si les chefs et les guerriers consentent, je souscris aux conditions de mon frère ; le visage pâle aura la vie sauve. Aussitôt, deux Indiens sortirent du cercle : c’étaient l’Œil perçant et le Renard.

J’avais guéri la femme du premier d’une fièvre qui la minait et j’avais sauvé l’enfant du second des suites d’un empoisonnement.

Notre frère blanc a bien parlé dit l’un, que ses propositions soient acceptées. Le Renard dit la même chose, et bientôt tous les guerriers furent du même avis. Il y eut bien quelques murmures, mais le danger était passé et je remerciai Dieu du fond de mon cœur du courage et de l’éloquence qu’il avait mis en moi dans ce terrible moment.

Le Grand-Aigle et tous les guerriers vinrent nous serrer la main et il fut convenu que quelques jours après Lewis, moi et une vingtaine d’Indiens, nous partirions pour aller à la recherche d’une des caches de Lewis, qui renfermait les présents qu’il devait faire dans la tribu.