Le petit trappeur/22

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Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 190-195).


CHAPITRE XXII

les marchands canadiens. — séparation.



Après nous être reposés et avoir laissé à nos chevaux le temps de reprendre leurs forces, nous remontâmes le fleuve que nous repassâmes plus haut et nous arrivâmes sans encombre à la Cache de Lewis.

Il la vida entièrement, offrit un magnifique fusil à son nouvel ami, des haches, des couteaux aux autres Indiens et après avoir chargé le reste de ses richesses sur nos chevaux, il donna le signal du départ et nous reprîmes notre route.

Nous fûmes obligés de faire un long détour pour éviter l’incendie qui avait dû se propager au loin, et nous nous dirigeâmes vers l’Est.

Nous traversâmes cependant une plaine qui avait été dévorée par les flammes ; la terre était encore chaude. Des animaux à moitié rôtis et que dépeçaient des nuées de vautours gisaient sur le sol, des arbres énormes fendus, réduits en char


Les adieux furent imposants,
chaque guerrier vint nous serrer la main.

bon couvraient la terre de leurs débris et cependant la végétation de ces contrées est si puissante que déjà l’on voyait poindre l’herbe au travers des cendres.

Un orage ou seulement la rosée, huit jours de la chaude température dont nous jouissions et le voyageur ne se doutera pas qu’une terrible conflagration avait fait tout récemment un monceau de ruines de cette nature si riche et si variée.

Notre arrivée au camp fut un jour de fête : le Renard nous y avait précédés et Lewis fut reçu comme le frère d’un grand chef méritait de l’être. Les présents qu’il fit à chacun achevèrent de lui concilier les sympathies de toute la tribu.

J’avais décidé Lewis à me suivre quand je quitterais les Aricaras pour rejoindre un établissement européen, mais nous ne pouvions nous séparer de nos amis aussi brusquement. D’abord il fallait attendre l’arrivée des marchands de fourrures et ce n’était que depuis peu que la hache avait été enterrée entre les blancs et les tribus riveraines du Missouri et du Mississipi[1].

Nous recommençâmes nos expéditions de chasse, non plus seulement pour la nourriture des Aricaras, mais pour amasser une quantité de peaux et de fourrures qui nous permît de payer notre passage sur un bâtiment jusqu’à notre destination ; et pendant les quelques mois que nous restâmes encore chez les Indiens nous parvînmes à en avoir une quantité considérable.

Enfin le jour que j’attendais avec tant d’impatience arriva.

Un matin j’aperçus des marchands canadiens descendant la rivière sur de longues et larges embarcations qui leur servaient de magasins. Ils venaient acheter des chevaux et des fourrures ou les échanger contre des armes, de la poudre, des étoffes et une foule de colifichets qui sont l’objet de la convoitise des Peaux-Rouges.

Je leur proposai de payer mon passage et celui de Lewis avec des fourrures, ce qui fut accepté immédiatement.

Je m’informai ensuite de l’endroit où ils comptaient s’arrêter. Ils me répondirent que leur intention était d’aller à Saint-Louis qui est le premier comptoir américain pour le commerce des pelleteries avec les tribus du Sud-Est.

Saint-Louis étant situé sur la droite du Mississipi, à quelques kilomètres au-dessous du confluent de ce fleuve avec le Missouri, ils devaient descendre ce dernier jusqu’à leur destination.

J’allai de suite faire part au Grand-Aigle de ma détermination et des motifs puissants qui nous obligeaient Lewis et moi à quitter la tribu qui nous avait donné une hospitalité si généreuse et si amicale. Je lui exprimai en termes chaleureux tous les regrets que je ressentais, mais je terminai en lui disant que ma résolution était irrévocable.

Après m’avoir écouté silencieusement le Grand-Aigle, malgré sa réserve habituelle, me témoigna tout le chagrin qu’il éprouvait de se voir privé d’amis tels que nous ; mais il eut en même temps trop de délicatesse pour essayer de me retenir, comprenant parfaitement, disait-il, le désir que j’éprouvais de revoir le pays de mes pères.

Un grand conseil fut tenu pour annoncer aux guerriers de toute la tribu notre prochain départ. Cette nouvelle fut accueillie par un morne silence, mais aucune objection ne me fut faite.

Un instant après un vieillard se leva et, s’avançant au milieu du cercle, dit que le Manitou avait envoyé un sage et un guerrier parmi eux, mais que maintenant il en avait besoin pour ses autres enfants et que sa volonté devait s’accomplir.

Après ces paroles, il se rassit et nous recommençâmes à fumer. Quelques moments après le même vieillard secoua les cendres de sa pipe, se drapa majestueusement dans les plis de son manteau et sortit de la hutte ; chaque Indien en fit autant et bientôt Lewis et moi nous nous trouvâmes seuls.

Je me levai à mon tour et regagnai mon wigwam qui fut bientôt rempli de fourrures, de plumes, d’arcs, de flèches, de lances, etc., que les bons Aricaras m’offraient en souvenir. Je fus vivement touché de cette preuve de sympathie.

Le jour de mon départ je fus encore plus fortement impressionné, lorsque la tribu tout entière et sans armes, la douleur peinte dans les regards, vint nous accompagner jusqu’au bord de la rivière.

Les Indiens se rangèrent en cercle et le Grand-Aigle, dans le langage figuré des Indiens, prit la parole.

Il commença d’abord à rappeler la renommée de sa nation, ses succès à la guerre et à la chasse, et par une transition subite il parla de moi. Il dit que je n’étais venu pour leur enlever ni leurs filles, ni le gibier des prairies, mais au contraire que j’avais été envoyé par le Grand-Esprit pour la gloire et le bonheur de son peuple, que je les quittais pour retourner auprès de ceux qui m’avaient prodigué des soins pendant mon enfance, que je dirais aux Visages pâles combien les Aricaras sont nobles et braves ; reconnaissants pour leurs amis et redoutables pour leurs ennemis et que si la volonté du Manitou me ramenait vers eux, j’y serais reçu comme un frère. Il associa Lewis à toutes ces louanges et l’assura de son souvenir.

La cérémonie des adieux fut digne et imposante ; chaque guerrier vint nous serrer la main ainsi qu’aux autres Européens.

Nous nous embarquâmes dans les canots et je fus le dernier à quitter la terre. J’agitai mon bouclier en signe d’adieu et les Indiens me répondirent par un grand hourra.

Le courant nous entraînant rapidement, je les perdis bientôt de vue. J’avais la tristesse dans le cœur et je ne pouvais parler.



  1. Pour conclure un traité de paix, les Peaux-Rouges enterrent une hache.