Le rêve de Petit Pierre/09

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IX. — RÊVE DE PETIT PIERRE


À peine Freddy eut-il éprouvé la fraîcheur de l’oreiller et des draps qu’il s’endormit d’un profond sommeil. Le lever matinal, la fatigue du voyage, et ce grand air auquel il n’était pas habitué avaient, tout en donnant un regain de vie à sa frêle nature, rempli ses membres d’une extrême lassitude.

Petit Pierre, les yeux grands ouverts dans les ténèbres de la chambre, écoutait depuis longtemps le souffle paisible de son cousin, sans pouvoir dormir.

Il revoyait, comme dans un mirage, le trajet à la gare, l’arrivée du train : il entendait surtout la voix enthousiaste de Freddy lui décrivant sa belle voiture rouge, les patins à roulettes et les chevaux dorés sur lesquels il fallait se tenir ferme pour ne pas tomber. Tel un conte de fées, sa jeune imagination lui faisait entrevoir un pays merveilleux où les rues étaient de glace, les voitures brillantes glissaient dessus comme des traîneaux, enfin des chevaux, des chiens tout harnachés d’or et de velours, pendant qu’au loin une musique affolante réjouissait l’oreille et l’esprit. Petit Pierre s’endort dans son songe magnifique. Et voilà que la voix de son père se fait entendre comme l’après-midi vers les quatre heures :

« Allons, fiston » ! Appareille-toi vite, si tu veux que je t’emmène !

Et Pierre endosse de nouveau son habit d’étoffe bleu à boutons jaunes, frotte le bout de ses bottes « neuves », et, prenant la main de son père, il monte tout de suite dans le train. On va « à son tour » se promener aux États, voir l’oncle Antoine et le cousin Freddy.

Pour commencer, le voyage en chemin de fer est pour le petit campagnard un véritable enchantement. Les prairies couvertes de fleurs succèdent aux champs dorés, aux bois noirs de sapins. Çà-et-là on apercevait la clarté d’une maison cachée sous les ombrages ; puis des vallons tous verts que des ruisseaux traversaient d’une ligne tortueuse, quand soudain le ciel s’assombrit, le soleil disparaissant tout à coup. Et le train file, file si vite, que les bois, les champs, les prairies passent comme dans un rêve. Malgré tous les efforts de Petit Pierre qui tient sa tête hors de la portière, il ne peut plus rien distinguer des jolis paysages qui l’ont tant charmé tout à l’heure, même les maisons fleuries qui bordaient la voie ferrée. Et le train file, que c’en est vertigineux.

« Papa ! fit le petit, ça va bien vite ! je ne vois plus rien ! je crois bien aussi que j’ai mal au cœur ! » fait l’enfant, les yeux pleins de larmes.

Alors petit Pierre promène son regard dans le train, pour voir s’il n’y verrait pas une figure connue ; mais tous les voyageurs sommeillent, la tête penchée soit à droite soit à gauche, et semblent secoués par les secousses du train qui file de plus en plus rapide.

L’enfant remarque avec frayeur qu’ils ont des visages grimaçants, surtout le vieux monsieur qui rêve les yeux ouverts, dans le banc vis-à-vis et qui le regarde fixement. Le pauvre petit pris de peur secoue de ses deux mains le fermier qui dort profondément. Papa ! papa ! crie l’enfant en pleurant, le train marche toujours ! Ça saute effrayant ! Parle donc un peu ! Réveille-toi, je t’en prie ! Pierre a peur ! mais le fermier ronfle toujours. Alors le petit se glisse tout au fond de son banc et, la figure cachée dans ses bras repliés, il essaie de ne plus voir les figures inquiétantes des gens qui l’entourent, ni d’entendre le bruit affreux du train dévorant l’espace. Soudain, le train arrête, et le fermier mal éveillé fait signe à Pierre de mettre sa casquette, en indiquant d’un geste qu’on allait bientôt descendre. Et l’enfant poussé, bousculé par un flot de voyageurs qui arrivent de tous côtés, se voit sur une plateforme remplie de gens qui, avec de grands gestes, parlent un jargon incompréhensible. Saisi d’une terreur fiévreuse, l’enfant serre de son poing fermé le pantalon de son père, et il se fraye un passage dans la cohue.

Descendus sur le quai de la gare, il se trouve dans un jour sombre et pluvieux. Le ciel est gris et les cheminées des manufactures de la ville crachent la fumée, par d’énormes bouches remplissant l’air d’une écœurante odeur de charbon.

Les autos passent dru, presqu’à la file, en mugissant, et la sonnette des tramways résonnant sans interruption, achève d’étourdir notre petit voyageur qui ne se sent plus, tant le cœur et la tête lui ont chaviré.

« Est-ce loin encore, chez mon oncle Antoine ? » demande Pierre. Mais, chose curieuse, son père garde le silence, et le pauvre n’y comprenant rien, se met à pleurer à sanglots contenus.

Depuis son départ de la Plaine, son père n’a pas soufflé mot ni donné à l’enfant de quoi apaiser sa soif ardente et les tiraillements de son estomac. Qu’a donc papa ? se demande petit Pierre, étonné, éperdu.

Il se sent poussé vers les marches d’un tramway qui est rempli de gens pestant l’huile et le goudron. Le fermier se passe la main dans une sorte de lanière de cuir qui pend au plafond, et Pierre s’accroche d’instinct au pantalon de son père, qui ne semble pas s’en occuper le moins du monde. Mon Dieu ! Que c’est fatiguant, que c’est épeurant de voyager, se dit le bambin. C’est curieux que Freddy ne lui ait pas parlé de ça. Au contraire, il lui avait fait entrevoir tout le plaisir qu’il avait à voir défiler les grosses bâtisses, les jolies maisons, des belles rivières mirant le ciel et les nuages qui changeaient de couleur et prenaient, par endroits, un bleu d’une délicate transparence… puis tous les arrêts aux gares où des gens toilettés et joyeux le saluaient au passage, en agitant leurs mouchoirs. Et les gâteries dont son père le chargeait dans le train : des noix, des fruits, du chocolat et du cream soda qu’il achetait dans le wagon.

Pourquoi donc son père, à lui, ne lui avait-il rien acheté ? Il ne lui parlait même pas, le rudoyait presque, lui si bon d’ordinaire, et si joyeux ! Et comme il faisait noir aux États ! Il ne distinguait plus rien, et tout ce monde sale, qui s’entassait dans le tramway ! Le petit homme songeait tristement à ces choses, quand son père le prit par le bras et le tira de la foule, pour descendre du tramway. On arrivait donc enfin chez l’oncle Antoine ! Alors Pierre ouvrit tout grands, ses yeux fatigués. Où étaient les trottoirs brillants comme de la glace et les beaux chevaux dorés ! Il ne voyait que des trottoirs gris sales et des rues où traînaient des chiffons et du fumier.

En fait de voitures, il ne passait que des lourds tombereaux chargés de houille. On voyait à peine le ciel, entre cette double rangée de bâtisses en briques poussiéreuses et si hautes et si serrées, qu’elles ne laissaient pas un jardin ! Et petit Pierre revit soudain, avec un réalisme navrant, la grand’cour au gazon vert, la file des érables encadrant la maison, la cuisine claire et gaie où sa mère berçait petit Jacques, rassasié de crème et de pain bis.

Dieu que l’estomac lui faisait mal ! Pendant que l’esprit du pauvre Pierre battait le pavé, le fermier, en clignant des yeux, cherchait à distinguer les numéros placés au-dessus des portes. C’est ici enfin ! songea petit Pierre en voyant son père tourner la sonnette d’une porte peinte en vert. Mais personne ne vint ouvrir. Le fermier fit carillonner le timbre avec une telle force qu’une femme parut à la persienne du second étage et s’informa en anglais.

Vous venez chez monsieur White ?

Oui, fit le fermier d’un grand signe de tête.

Il est parti en promenade, pour la semaine, chez la mère de madame, dit-elle. Le père Leblanc découragé, se laissa tomber sur le pas de la porte, où petit Pierre en fit autant. Comme l’enfant pleurait de faim et de fatigue, le père dit : « Viens, on va trouver de quoi manger. »

C’était la première parole que le petit entendait. Alors, encouragé, il endura sans mot dire le bobo que lui faisait sa botte au talon. Peu habitué aux longues marches sur les trottoirs en ciment, il en avait les pieds tout endoloris et si enflés que le cuir de sa chaussure serrait pareil à un étau.

Et comme il avait chaud ! et soif !

On entra dans un restaurant qu’annonçait une grande vitrine remplie de fruits et de bonbons. Intimidé par les regards curieux des dîneurs, le père Leblanc et son fils allèrent s’asseoir à l’écart, devant une petite table du fond qui se trouvait libre. Tous les murs étaient garnis de miroirs, et petit Pierre voyait de partout l’expression narquoise et railleuse des gens qui ne le quittaient pas des yeux. L’enfant s’aperçut, en se regardant dans la glace, qu’il était affreusement barbouillé. N’avait-il pas essuyé ses larmes avec ses mains salies par le contact des banquettes poussiéreuses ? Ses beaux cheveux, toujours peignés avec tant de soin par sa mère étaient embroussaillés, ses prunelles rougies par la fatigue et la fumée, paraissaient ternes et sans éclat.

Honteux, n’osant regarder nulle part, le petiot essaya de manger un peu du boudin que le garçon de table lui avait servi. Mais le boudin, trop sec ou trop cuit, ne s’avalait pas, malgré les efforts inouïs du petit affamé pour se débarrasser d’une malencontreuse bouchée, il ne put la faire passer dans sa gorge. Le boudin grossissait toujours, alors petit Pierre affolé, se mit à le tirer de sa bou che, mais le boudin s’allongeait, grossissait, au point que le pauvre suffoqué, poussa un râle de détresse.

Hein ! fit petit Pierre, en rouvrant les yeux. Il vit qu’il était dans son lit, à l’Érablière, dans sa chambre toute proprette qui déjà s’éclairait des lueurs de l’aurore…