Le rêve de Petit Pierre/10

La bibliothèque libre.

X. — LA PATRIE


Quoi ! bon petit Jésus ! fit le bambin, en joignant les mains, ce n’était pas vrai cet affreux voyage ? Il avait donc rêvé ! Mais oui, là, tout à côté de lui, Freddy paisiblement, comme la veille. De sa fenêtre ne reconnaissait-il pas le jardin ? Ivre de bonheur, petit Pierre courut vers la cour, alla détacher Pitou, qui dormait consciencieusement, près de la laiterie. Alors, se roulant dessus, il se mit à l’embrasser sur le museau, sur sa grosse tête frisée, en disant, moitié riant, moitié pleurant : « Moi, qui disait que tu sentais la laine échaudée ! mon brave Pitou ! Il n’y en n’a pas de plus beau ni de plus fin que toi, va ! Regarde donc comme c’est beau chez nous ! » Et l’enfant, suivi de son fidèle ami, qui joyeusement frétillait de la queue, prit en courant la route qui mène au grand chemin.

« Comme on est heureux, ici », ne cessait de répéter petit Pierre. Pour sûr, il préférait la fine et sèche poussière de son chemin bordé d’un double ruban de gazon, à la masse dure et malpropre qui, là-bas, lui avait tant fait mal aux pieds ! Encore tout impressionné de son mauvais rêve, l’enfant regarda ses talons tant la douleur avait été cuisante. Comme c’était enivrant, tout cet espace embaumé, et le chant des oiseaux qui se réunissaient autour de sa maison pour saluer le retour du matin. Là-bas, sur le coteau, l’aurore enflammait l’horizon d’un ruban de pourpre et d’or. Dans le pré, les brebis apparaissaient en de larges taches, blanches comme neige. Petit Pierre pensa soudain à la petite agnelle que sa mère lui avait donnée, et au cou de laquelle elle avait attaché un cordon rose où pendaient deux petits grelots jaunes.

Suivi de Pitou, il gravit la colline. Prenant la brebis dans ses bras, il s’assit tout petit dans la splendeur du matin, et le doigt levé, avec des yeux d’ange, il lui raconta son terrifiant voyage de la nuit dernière, tout en caressant l’agnelle de sa main potelée, il lui fit comprendre combien elle était heureuse de vivre avec lui, tout proche de l’Érablière, de ne jamais voir d’affreux visages grimaçants et d’entendre tous les jours chanter les oiseaux du Bon Dieu, en se gavant des fleurs et des herbes de la prairie. Sans bouger, les yeux dans ses yeux ; l’animal allongeait doucement sa tête fine sous la caresse de la petite main brune.

À la même heure, dans la salle à manger, Joseph dit à son frère qui sortait de la chambre :

« J’ai songé à une chose, cette nuit, Toine, et si mon idée te va, tu pourras toper là, frère… on sera tous content ! Depuis dix ans que je paye rentes aux vieux parents, tu comprends qu’ils ont fait des économies : du vivant du père comme aujourd’hui pour la mère, ils l’ont bien payé en services. Alors, » continua-t-il, en s’adressant en même temps à sa mère, qui apparaissait à son tour dans la pièce, « alors si vous voulez acheter la terre de Neveu, à côté, ça serait une bonne affaire. Elle suit la mienne, et elles se valent toutes les deux. Comme ça on vivra tous ensemble, partageant comme deux frères qu’on est », dit-il, ému lui-même, devant l’expression de bonheur qui se répandait sur la figure de sa mère, et les larmes de reconnaissance qui brillaient dans les yeux de l’exilé !

« J’accepte, frère ! Mais je te revaudrai ça, foi de Canadien », dit Antoine d’une voix pleine d’émotion, les deux mains tendues. Et sur la colline où s’épanouit l’âme enfantine de petit Pierre, tout comme à l’Érablière qui abrite des cœurs généreux, la chanson du poète pouvait s’élever vibrante :

Rien n’est si grand que ma patrie.
Rien n’est si doux que son ciel bleu !


MIETTE


FIN
Séparateur