Le roman d'Aquin ou La conquête de la Bretaigne par le Roy Charlemaigne/Introduction

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INTRODUCTION



L E sujet de la chanson que nous publions peut se résumer en quelques lignes. Charlemagne accourt à la prière des Bretons. Un roi païen nommé Aquin a profité de l’absence de l’empereur pour s’emparer de la Bretagne. La guerre ne dure pas moins de sept années occupées par de nombreux siéges, batailles rangées, combats singuliers et épisodes divers. Charlemagne poursuit son ennemi au fond des forêts de la Cornouaille ; Aquin périt au pied du Mené-Hom.

Cette chanson, à laquelle on ne peut refuser le mérite de la simplicité, a été singulièrement méconnue pour ne nous avoir été conservée que dans un très-mauvais manuscrit. Le mépris légitime du philologue a entraîné le jugement de l’homme de goût. Ainsi nous expliquons-nous l’incroyable acharnement d’un de nos meilleurs critiques contre une œuvre qui a, sans contredit, sur les trois quarts des autres épopées françaises, l’avantage d’être à peu près lisible.

En quelque état qu’il nous soit parvenu, ce poème n’en a pas moins, au point de vue particulier de l’histoire de Bretagne, le plus grand intérêt. C’est peut-être le plus ancien monument de notre littérature de langue française. On y trouve une geste particulière, des traditions originales, un roman sinon rigoureusement historique, du moins côtoyant souvent l’histoire, enfin un itinéraire breton très-curieux.

De plus, la légende même du roi Aquin se lie intimement à la glorieuse histoire de Bertrand du Guesclin. Nous faisons allusion à un passage de Froissart, qui ajoute beaucoup à l’importance relative de cette chanson et lui donne un intérêt inattendu.

Froissart nous raconte que, chevauchant entre Angers et Tours, vers l’année 1390, il rencontra un chevalier de Bretagne appelé Guillaume d’Ancenis avec lequel il se prit à converser. L’entretien tomba sur du Guesclin. Au milieu des éloges et des regrets accordés à sa mémoire, Guillaume d’Ancenis, qui était parent ou allié de la famille de du Guesclin [1], ne put s’empêcher de relever en souriant la singulière façon dont, à son avis, Froissart prononçait le nom du bon connétable. Celui-ci disait, selon l’usage du temps, Claiequin. Or le seigneur de la maison d’Ancenis connaissait par ses souvenirs de famille la bonne forme du nom, sa véritable étymologie reposant sur une histoire merveilleuse. Ce récit, malgré sa longueur, a sa place marquée en tête de cette publication [2].

« Lors commença messire Guillemme d’Anssenis à faire son compte :

« Au temps que le grant Charles de France régnoit, qui fut si grant conquéreur et qui tant augmenta la sainte chrestienté et la noble couronne de France, et fut empereur de Rome, roi de France et d’Allemaigne, et gist à Aix-la Chapelle, ce roy Charles, si comme on list et treuve ès croniques et gestes anchiennes, fut en Espaigne par plusieurs fois, et plus y demoura une fois que autres. Une fois entre les autres saisons, il y demoura noeuf ans, sans partir ne retourner en France ; mais tousjours conquéroit avant sur les ennemis de la foy.

« En ce temps avoit ung roy fort puissant, Sarrasin, qui s’appelloit Aquin, lequel roy estoit de Bougie et de Barbarie [3] à l’opposite d’Espaigne et des circonstances, car Espaigne mouvant des Pors, est grande à merveilles... et jadis conquist le grant roy Charlemaine toutes icelles terres et roiaulmes. En ce séjour que il y fist, le roi Aquin, qui roy estoit de Bougie et de Barbarie, assambla ses gens en grant nombre, et s’en vint par mer en Bretaigne et arriva au port de Vennes, et avoit amené sa femme et ses enffans, et se amassa là entour ou pays, et ses gens aussi s’i amassèrent en conquérant tousjours avant. Bien estoit le roy Charlemaine infourmé de l’entreprinse de ce roy Aquin qui se tenoit en Bretaigne, mais il ne vouloit pas pour tant rompre ne deffaire son voiage d’Espaigne ne son emprinse. Et disoit : « Laissiés-le amasser et s’enarroyer en Bretaigne, ce nous sera ung petit de chose à délivrer le pays de luy et de ses gens, après que nous aurons acquittié les terres de deçà les mons et tout réduit à la foy crestienne. »

« Le roy Aquin sur la mer, assés près de Vennes [4], fist faire une tour moult belle, que l’on appelloit le Glay, et là se tenoit ce roy Aquin trop voulentiers. Si advint, quand le roy Charlemaine ot accomply son voiage et acquitté Gallice et Espaigne et toutes les terres encloses dedens Espaigne, et mors les roys sarrazins, et bouté hors les mescroians, et toute la terre tournée à la foy chrestienne, il s’en retourna en Bretaigne et mist sus ses gens aux champs. Si livra une bataille grosse et merveilleuse contre le roy Aquin, et y mors et desconfis tous les roys sarrazins et leurs gens qui là estoient, ou en partie, tellement que il convint ce roy Aquin fuir ; et avoit sa navie toute preste au pié de la tour du Glay. Il entra dedens, et sa femme et ses enffans, mais ils furent si hastés des François qui les chassoient, que le roi Aquin et sa femme n’eurent loisir de prendre un petit fils qui dormoit en celle tour et avoit environ ung an ; mais ils esquipèrent en mer et se sauvèrent ce roy et sa femme et ses enffans.

« Si fut trouvé en la tour du Glay ce jeune enfant, et fut porté au roy Charlemaine, qui en eut très-grant joye et voult qu’il fuist baptisié. Si le fut, et le tindrent sur fons Rolant et Olivier, et ot nom celluy enffant Olivier, et luy donna l’empereur bons mainbours pour le garder et gouverner et toute la terre que son père Aquin avoit acquise en Bretaigne. Et fut cel enffant, quant il vint en eage d’homme, bon chevallier, saige et vaillant, et l’appeloient les gens Olivier du Glay-Aquin, pour tant qu’il avoit esté trouvé en la tour du Glay et que il avoit esté fils du roy Aquin, mescréant, qui oncques puis en Bretaigne ne retourna, ne homme de par luy.

« Or vous ai-je racompté la première fondation et venue de messire Bertran de Claiequin, que nous deussions dire du Glay-Aquin. Et vous dy que messire Bertran disoit, quand il ot bouté hors le roy dam Piètre de son roiaulme de Castille et couronné le roy Henry de Castille et d’Espaigne, que il s’en vouloit aler ou roiaulme de Bougie, (il ne avoit que la mer à traverser), et disoit que il vouloit reconquérir son royaulme et son héritaige. Et l’eust sans faulte fait, car le roy Henry luy vouloit prester gens à plenté en bons navires pour aler en Bougie, et s’en doubta moult grandement le roy de Bougie ; mais ung empeschement lui vint qui rompit tout ; et fut quant le prince de Galles guerroia le roy Henry, et il ramena le roy dam Piètre et par puissance il le remist en Castille… Et pour ces causes et autres se desrompirent les propos de messire Bertran, car la guerre de France et d’Angleterre renouvella. Si fut tellement occupé et ensonnié que il ne pot oncques ailleurs entendre, mais pour tant ne demeure mie qu’il ne soit yssu du droit estoc du roy Aquin, qui fut roy de Bougie et de Barbarie. Or vous ay-je racompté de l’ancienne geste et extrassion de messire Bertran du Glay-Aquin. »

— « C’est vérité, beau sire, et je vous en sçay bon gré et jamais ne l’oublieray. »

« Qui sait, ajoute M. Siméon Luce dans son excellente Histoire de du Guesclin, si ces illusions entretenues sans doute dès l’enfance n’ont pas exercé quelque influence sur l’ambition, et par suite sur les destinées du connétable ? » Nous le croyons, et pour nous la légende d’Aquin doit figurer dans la biographie de du Guesclin, à côté de la prédiction de la converse juive.

Il importe cependant de remarquer que le récit de Froissart n’est pas uniquement celui de la chanson de geste. Il s’y est ajouté une continuation. Dans le poème que nous publions, se trouve bien une tour d’Oregle ou d’Oreglé, qui rappelle évidemment celle de Glay, mais Aquin et sa femme, qui l’abandonnent précipitamment, n’y oublient aucun enfant. Cet enfant est inconnu au premier trouvère ; il faut donc admettre une reprise du vieux thème sous une forme plus romanesque. A-t-elle donné lieu à une autre chanson aujourd’hui perdue ? On ne peut le savoir. En tout cas, cette nouvelle œuvre, ayant pour but de rattacher l’ancienne chanson d’Aquin à la légende de du Guesclin, ne pourrait être que contemporaine de la formation de cette dernière, c’est-à-dire de la fin du XIVe siècle.

Cette généalogie épique du connétable est particulière à la province dont il est originaire ; elle n’a point été recueillie par Cuvelier [5], dont la chronique rimée ne reproduit que de seconde main les traditions populaires en Bretagne.

I
Histoire du manuscrit

Le manuscrit qui renferme la seule version connue de la Conquête de la Bretagne, appartient aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale. Il y est entré par suite de l’acquisition du fonds Colbert, au commencement du siècle dernier. Son histoire antérieure est fort incomplète. Les catalogues de Baluze en font sommairement mention sans en indiquer la provenance, mais une note que l’on peut croire de Baluze lui-même, au moins pour le fond, nous donne un précieux renseignement :

« Ce manuscrit, qui est unique, et qui ne se trouve à la bibliothèque du roy ni ailleurs, a été trouvé sous les ruines du monastère des Récollets de l’île de Cézambre, près le fort de la Conchée, à trois lieues de Saint Malo, que les Anglois brûlèrent et démolirent lorsqu’ils descendirent dans le temps du bombardement de Saint-Malo. Il y a près de trois mille vers sans commencement ni fin. »

Cette note, qui a disparu du manuscrit quand on fit relier le volume à son entrée à la bibliothèque royale, nous a été conservée dans la Bibliothèque Historique du P. Le Long [6]. Rien n’empêche d’en admettre l’exactitude. Le bombardement de Saint-Malo, qui eut lieu en 1693, fut accompagné de la destruction complète du couvent de l’île de Césembre. Les Anglais, qui y firent deux descentes, les 27 et 29 novembre, le ravagèrent si bien qu’il ne put être rétabli. Les Récollets, réfugiés à Saint-Servan [7], se trouvèrent réduits à un état précaire. Ils purent vendre le manuscrit à quelque agent de la bibliothèque Colbertine, alors appartenant à l’archevêque de Rouen, après l’avoir retrouvé dans les décombres de leur couvent.

Quoi qu’il en soit, il est utile de constater que ce document était connu fort longtemps avant d’avoir échappé à ce danger. Une date souvent répétée par les historiens de la ville de Saint-Malo, mais dont il est impossible actuellement d’indiquer l’origine, en fixe la découverte à 1560. Il aurait été dès lors conservé dans la bibliothèque de Césembre [8], à cette époque aux Cordeliers. Deux faits sont absolument certains : on a vu et étudié ce manuscrit depuis le milieu du XVIe siècle ; il était déjà dans l’état où nous l’avons aujourd’hui.

Ceci résulte du cy ensuit dont on l’a enrichi vers ce temps et d’une note autographe [9] laissée par le président Fauchet au commencement du volume.

À quel moment Fauchet, qui mourut en 1601, l’a-t-il eu entre les mains ? La biographie de cet érudit est trop incomplète pour justifier les conjectures. On ne peut savoir, par exemple, s’il était de ceux qui accompagnèrent Charles IX dans le voyage qu’il fit à Saint-Malo en 1570, pendant lequel la cour visita Césembre. Mais nous trouvons dans un de ses recueils manuscrits déposés à la Bibliothèque Nationale, une sorte de dictionnaire de citations [10] presque toutes empruntées à la Conquête de la Bretagne. De quelque façon que Fauchet se soit procuré le manuscrit, il demeure certain qu’il l’a possédé assez de temps pour l’étudier à loisir et avec son exactitude habituelle. Il en avait fait sans doute une notice spéciale qui manque dans le Recueil de l’origine de la langue et poësie françoise et que nous ayons pu retrouver dans ses ouvrages inédits.

Un peu plus tard, au commencement du XVIIe siècle, le manuscrit était souvent consulté à Césembre ; il jouissait même d’une certaine notoriété. Les religieux de l’île le communiquaient volontiers à ces curieux d’antiquailles que nous appelons aujourd’hui archéologues. C’est ce que nous apprennent les mémoires inédits du ligueur malouin Frotet de la Landelle [11], écrits entre 1610 et 1620.

Le même auteur en fit faire une copie comme preuve à l’appui d’une de ses thèses favorites, à savoir : la construction de la ville d’Aleth par les Sarrazins d’Espagne. Cette copie n’est autre, croyons-nous, que celle qui est actuellement conservée à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Elle est munie d’un certificat délivré par les dignitaires du couvent breton dans le but de lui donner un caractère d’authenticité. Ce certificat est fort utile, car l’aspect archaïque de l’écriture, trait commun des manuscrits de ce pays, la ferait facilement attribuer à une époque plus reculée. L’Histoire Littéraire s’y est méprise.

Cette première copie servit à l’exécution d’un certain nombre d’autres, de plus en plus rajeunies et abrégées, qui accompagnent les mémoires dont nous avons parlé. Toutes ces transcriptions, ainsi que celle que l’on trouve plus tard dans la collection du marquis de Paulmy, sont sans valeur ; car elles procèdent toutes du manuscrit de la Bibliothèque Nationale. Nous n’avons donc à nous occuper que de celui-ci, qui a pour nous la valeur d’un original.

Ce manuscrit unique n’est que du XVe siècle. Il ne nous est parvenu que grâce à la restauration qu’on lui fit dès la fin du siècle suivant. Le premier feuillet avait déjà disparu. En dehors de cette perte, nous avons la chanson telle que le copiste du XVe siècle nous l’a laissée, c’est-à-dire inachevée. Quelle en est la cause ? On en a donné une raison trop spirituelle pour être vraie [12]. Aquin n’est pas la seule chanson inachevée, et le courage des scribes, comme celui de l’auteur des Epopées, était à toute épreuve. Les Girard d’Amiens, pour ne rien dire des chansons du bon temps, sont là pour le prouver. D’ailleurs, il manque fort peu de chose à la nôtre. Un vers qui n’a pas attiré l’attention, nous dit expressément :

Par la bataille avons alé à fin,


ce qu’il est difficile d’interpréter autrement que par l’annonce de la fin du récit lui-même. Nous n’avons donc à regretter que les détails d’un combat singulier que nous voyons commencer. Ce combat est le dernier du poème, si, comme nous le croyons, le héros qui y périt, et dont le nom manque par la plus malheureuse déchirure qu’on puisse imaginer, n’est autre que le roi Aquin [13]. La chanson est donc terminée au point de vue du dénouement.

De là il s’ensuit qu’il ne faut attribuer l’absence de la fin, ni au premier trouvère, ni même probablement au copiste. Mais entre eux il y a, nous semble-t-il, un autre personnage, l’auteur du remaniement de la chanson primitive, dont le travail a tous les caractères de l’inachèvement. Ce dernier est pour nous la cause, volontaire ou involontaire, nul ne le sait, de la brusque interruption du texte. Pour un motif quelconque il n’a pas terminé la refonte de l’ouvrage complet qu’il avait sous les yeux.

II
Bibliographie
Manuscrit et Copies.

A. Manuscrit unique. — Bibliothèque nationale, fonds français, 2233.

Le catalogue imprimé en 1868 porte :

« La Conquête de l’Armorique par Charlemagne, chanson de geste, commençant par :

« … Et si Dieu plaist, le vray creatour,
« Nous y voirons païen et sarrazinour… »


« et finissant par :

« Et luy a mys un escu parmy,
« Nesmez en fiert sus l’escu à or fin… »

« Incomplet au commencement et inachevé. — Papier. XVe siècle.

« Anc. 10307 3.3, Colbert 5232. »

Volume petit in-4o, relié en maroquin rouge, aux armes du roi, portant au dos : Conquête de la Bretagne, et en faux titre : Le roman d’Aquin et de la conquête de l’Armorique par Charlemagne.

Suivent le prologue et la note que nous avons insérés pages 1 et 121.

Le manuscrit est d’une même main, mais le caractère cursif de l’écriture s’accentue après les premières pages. Elle paraît appartenir au commencement du XVe siècle ou même aux dernières années du siècle précédent.

Le texte commence au haut d’un feuillet qui a dû être précédé au moins d’un autre. Cette lacune ne semble pas matériellement être de plus d’un ou deux feuillets. La pagination du manuscrit est moderne ; la justification est ancienne, mais inintelligible. Des feuillets qui subsistent les premiers ont été endommagés par l’humidité ; les marges, refaites au XVIe siècle, sont chargées de l’écriture de ce temps.

Le manuscrit se compose actuellement de 56 feuillets [14], de la dimension du fac-simile qui accompagne cette édition, complets à l’exception du dernier. Le verso de celui-ci ne contient que onze vers, auxquels ne succède aucun trait final ou signe indiquant l’achèvement du travail.

Chaque page contient environ 28 vers disposés sur une seule colonne, faisant en tout 3087 vers, y compris une répétition abusive de 4 vers, et non compris un vers double et un vers exponctué par le copiste [15]. Il faut ajouter à ce total trois vers nécessaires à l’interprétation [16].

Le manuscrit ne présente aucune miniature, grande lettre ou alinéa. On voit en marge les gloses et notes analytiques reproduites plus loin.

B. Bibliothèque Sainte-Geneviève, L. F. 294, ancien 1194. Catalogué sous le titre de : « Chronique de Bretagne en vers. »

— Volume petit in-4o, relié en parchemin, portant cette mention : 41, ex libris S Genovefæ Parisiensis, 1753.

Ce volume contient : une note bibliographique concernant le ms. [17] ; — quelques réflexions paraissant se référer à la chute de Concini ; — la Conquête de la Bretagne, etc., p. 2 à 109, texte précédé d’un titre particulier [18] et accompagné de bonnes notes ; — un certificat de copie conforme [19] ; — des fragments de l’Heautontimorumenos.

Ce manuscrit signalé par l’Histoire Littéraire dans les Additions au tome XXII, p. 950, n’est pas une version différente du texte, mais une copie du ms. 2233. Il commence et finit par les mêmes vers, offre les mêmes omissions, commet les mêmes erreurs. Nous citerons l’interversion des vers 639 et suivants, 703-4 ; la répétition des mêmes vers doubles, 1876, 2233-41, etc. Le ms. omet, explique ou rapporte tels quels les vers interpolés, ex. 518, 1534, 1882, 2877, etc.

Le certificat qui accompagne cette copie ne permet guère de la croire antérieure à 1600 ; Guillaume Brehault [20], un des religieux qui y sont mentionnés, vivant encore en 1625.

C. Copies de Frotet de La Landelle. — Simple mention. Ces copies sont annexées aux curieuses dissertations archéologiques de cet auteur [21]. Le texte, issu du précédent, s’éloigne de plus en plus de l’original ; la plus ancienne de ces copies que nous ayons rencontrée est environ de 1620 ; elle n’a rien de littéral. Elle commence au même vers que les précédentes, « pour ce que partie dudit livre a esté perdu. »

Nous noterons que la copie d’Aquin n’accompagne que les exemplaires complets des mémoires de La Landelle. Dans les autres, une analyse en tient lieu.

D. Copie de l’Arsenal, B. L. F, 166, nouveau 3846 ; XVIIIe siècle, petit in-fo rel. basane ; au dos : Conquête de la Bretagne Armorique. — Très-mauvaise copie sans intérêt [22].

Mentions et Éditions partielles.

L’excellent article que M. Paulin Paris a consacré à la Conquête de la Bretagne dans l’Histoire Littéraire, a été précédé de plusieurs travaux qui intéressent la bibliographie de ce poème. Ces études, inspirées surtout par les recherches d’archéologie locale, ont peu contribué à la notoriété de la chanson ; les différentes mentions du roi Aquin lui-même et de son histoire ont eu un succès aussi négatif. La liste des ouvrages qui se sont occupés du poème ou de son principal personnage peut être répartie en trois classes, suivant qu’ils se rapportent à l’histoire littéraire, à l’histoire de Bretagne ou à la généalogie de Du Guesclin.

I

Bibliothèque historique de la France, par le P. Lelong, éd. Fontette, 1771 ; t. III, n° 35356, page 399. Notice bibliographique, composée du titre abrégé de la chanson et de la note que nous avons attribuée à Baluze.

Histoire Littéraire de la France, tome XXII, P. 402-411. Analyse et extraits [23]. — Même volume, additions et corrections, p. 950.

Histoire poétique de Charlemagne, par Gaston Paris, in-8o, Franck, 1865, p. 296. Courte notice sur la place occupée par la Conquête de la Bretagne dans la légende Carolingienne.

Les Épopées françaises, par Léon Gautier. Paris, Palmé, 1867, Ire édition, tome II, p. 294-305. Analyse et notes bibliographiques [24].

Chanson de Roland, édition de Léon Gautier. Mame, 1872, tome II, notes et corrections, p. 37-8 et 69. Analyse abrégée.

Charlemagne, par A. Vétault, Mame, 1877. Reproduction de l’analyse qui précède, p. 470.

II

Chroniques d’Alain Bouchart, Galliot du Pré, 1514, in-4o, fo 86, vo. Elles contiennent une intéressante mention du roi Aquin [25].

De origine Seraphicæ Religionis Fr. Gonzagæ, Rome, 1587, in-fo, p. 891. Allusion au combat de Césembre.

Mémoires inédits de N. Frotet de La Landelle, 1600-1620. La préface contient une curieuse dissertation sur la venue des Sarrazins en Bretagne et la réalité historique du roi Aquin.

De l’antiquité de la ville et cité d’Aleth ou Quidaleth, ensemble de la ville de Saint-Malo, par Thomas de Quercy, 111 p. La Biche, Saint-Malo, 1628, p. 3 et 4. Prise d’Aleth sur les Sarrazins et combat de Césembre.

Brève description de l’Armorique par Nicolas Dadier, 1631, in-4o. Allusions à l’occupation d’Aleth par les Sarrazins.

Histoire ecclésiastique du diocèse de Saint-Malo, par le P. Le Large, 1702. (Bibl. Sainte-Geneviève, H. 550, liasse i,) Histoire de la ville de Saint-Malo, p. 30 et p. 100. — Le P. Le Large voit dans les Bretons qui assiégent Aleth et Dinard, des Bretons de la Grande-Bretagne.

Histoire de la seigneurie ecclésiastique de la ville de Saint-Malo, testament capitulaire de messire René Porée du Parc, docteur en Sorbonne, chanoine de Saint-Malo, 1709 ; in-fo ms. p. 32 et 199 (Arch. de Saint-Malo, GG 293). — Étude du « vieux roman Malouin » au point de vue de la possibilité du passage à gué dans l’île de Césembre ; l’auteur en admet la vraisemblance [26].

Histoire de la Petite-Bretagne ou BretagneArmorique, par F. G. P. B. Manet. Saint-Malo, 1834, 2 vol. in-8o, tome 2, p. 152-169. Analyse complète de la chanson.

Grandes recherches historiques... sur les antiquités... des villes de Saint-Malo et de Saint-Servan, etc., ouvrage inédit du même auteur, portefeuilles in-fo, sans date (Arch. de Saint-Malo). — Même analyse, réfutation en règle des données historiques du poème, tome I, chap. III, p. 221-31.

Vies des saints de Bretagne, d’Albert le Grand. 1837, in-4o, édn M. de Kerdanet. Notes, p. 26 et p. 219, extrait des v. 61 à 85.

Histoire du Mont Saint-Michel et de l’ancien diocèse d’Avranches, par l’abbé des Roches, Caen, 2 v. in-8o, 1838. t. I, p. 48-49.

Des voies romaines sortant de Carhaix, par M. Bizeul [27] (Bulletin archéologique de l’Association Bretonne, année 1849, 1er vol., 2e partie, p. 9 et suiv. 1851, 3e vol. p. 1). — Extraits d’Aquin, v. 810-38, 852-923 ; notice bibliographique ; détails intéressants sur la princesse Ahès, la ville et les chemins d’Ahès, la légende de l’oiseau mort.

Alet et les Curiosolites, par le même. (Bulletin archéologique... année 1852, 4e vol., p. 39). Citation des v. 197-250, analyse des passages relatifs à Corseul, Aleth, Gardaine, Dinard.

Histoire de la Cité d’Aleth, par M. Charles Cunat, 1851, in-8o, p. 87-94. Reproduction abrégée de l’analyse de l’abbé Manet.

Histoire de Saint-Malo, inédite du même ; t. I, p. 19.

Biographie bretonne, de P. Levot, 1857, t. I, p. 752. V° Frotet.

Histoire et panorama d’un beau pays, par B. Robidou, in-4o, 1861. 47. Analyse de la partie relative à Aleth.

Cartulaire de Redon, par M. de Courson, 1863. Prolégomènes, p. 172, 203, notes des p. 185, 197, 363.

III

Grandes chroniques de Froissart, Livre III, chap. LXX, passage cité. — Éd. Kervyn de Lettenhove, XII, p. 223-8 ; Ed. Buchon, II, p. 602 et suiv. (V. t. III, p. 535, Biographie de Froissart, par Buchon.)

Histoire de Bretagne, 1588, par messire Bertrand d’Argentré, in-fo, p. 325, E [28].

Histoire généalogique des Maisons illustres de Bretagne, par le P. du Paz. Paris, 1619, in-fo, p. 391 [29].

Histoire de Bertrand du Guesclin, par P. Hay du Chastelet. Paris, 1666, in-fo, p. 3.

Histoire de Bretagne, de D. Morice, 1750, 5 vol. in-fo, tome I, col. 1002, note LXI, sur l’origine de la maison du Guesclin.

Histoire de Bertrand du Guesclin, par M. Guyard de Berville, 2 vol. in-16, Lyon, 1787. P. 16 et 17, Généalogie.

Chronique de Bertrand du Guesclin, par Cuvelier, trouvère du XIVe siècle ; 2 vol. in-4o, 1839. Note de M. Charrière, t. II, p. 327.

Dictionnaire d’Ogée, éd. Marteville, Rennes, 1843, t. I, p. 127. V° Broons.

Biographie bretonne, de P. Levot, 1857, t. I, p. 622. V° Du Guesclin.

Histoire de Bertrand du Guesclin et de son époque, par M. Siméon Luce, Hachette, 1876 ; t. I, p. 3 et 4.

III
Langue et Versification.

La langue de cette chanson n’a donné lieu jusqu’ici à aucune remarque. Le texte, malgré la date récente du manuscrit et sa mauvaise exécution, offre cependant quelques particularités qu’il convient de signaler. On y trouve les traces du dialecte ancien de la chanson, c’est-à-dire du dialecte normand mitigé parlé dans la Haute-Bretagne aux XIIe et XIIIe siècle, sans que rien accuse plus particulièrement le XIIe siècle.

Orthographe en u ; un très-petit nombre de mots l’ont conservée. On rencontre : nuncier, 174 ; humes, 711 ; sunt, 188 ; Corsalium, 119 ; escuter, 2273, etc.

Diphthongue ei (ou e) : Seison, 31 ; leissis, 1619 ; Noreys, 1246 ; parceyvent, 1869 ; Gregeys, 1305 ; aver, 2025 ; hers, 1436 ; expleté, 2152 ; frede, 2082, etc.

Usage des formes sèches : facez, 1915 ; peuson, 2294 ; fussez, 835 ; eussez, 2872 ; veissez, 1642 ; secle, 1261 ; asegez, 372 ; ruceler, 1951 ; puz, 2047 ; conduray, 2394, etc.

Subjonctifs chuintants : vienge, 1977 ; demeurge, 2666 ; doige, 2260 ; croige, 604 ; renge, 603 ; auge, 170 ; augeon, 1636, etc.

Nous relèverons également parmi les formes mixtes usitées dans l’Ouest et offrant des variantes du pur Normand :

Emploi de ai pour ei ou oi : povair, 294 ; otray, 2350 ; day (debeo), 2946 ; maye, 377 ; saye, 895 ; bait, 2456 ; fay (fidem), 2946 ; vaye, 15 ; vaisin, 3033 ; mayne, 2323 ; apostaire, 3011, etc. [30]

1re pers. du pluriel des verbes en on : debvon, 580 ; seron, 1284 ; mainron, 1446, etc.

Orthographe en é de la 1re pers. du futur : seré, 604 ; aré, 1807, etc.

Emploi de en, pronom indéfini, pour on.

Substitution de g à j : ge, 523 ; gavelot, 298, etc.

Usage de l’s simple pour l’s redoublé : asauldre, 115 ; asegez, 372 ; aseurer, 2025 ; fusent, 1237, etc.

De ces remarques, qu’il serait inutile de multiplier, on peut tirer que le texte dans son état primitif présentait, quant à la phonétique, la langue des quatrains d’Etienne de Fougères. Un meilleur texte, presque aussi voisin géographiquement, le Roman du Mont-Saint-Michel, de Guillaume de Saint-Pair, en donnerait moins l’idée ; la chanson n’ayant jamais dû avoir une physionomie normande aussi prononcée.

Nous noterons aussi quelques-uns des faits d’orthographe et de prononciation qui appartiennent plus particulièrement au dernier copiste.

Le son oi devient oay et ouay, prononciation caractéristique du XVe siècle en Bretagne [31], qui subsiste encore sur plusieurs points. On trouve dans le manuscrit : poay, 297 ; pouay, 1310 ; joaye, 2071 ; boays, 2565 ; bouays, 866 ; ouait (audit), 1808 ; noaise, 3074 ; ouaysiaulx, 1141 ; crouez, 1984, etc.

3e pers. pl. des imparfaits en oint ; estoint, 765 ; avoint, 1160, etc.

Ou préféré à eu, our à eur ; leur ne se rencontre qu’une fois.

Les infinitifs en ir sont assourdis en is ou iz.

Le copiste suit les habitudes orthographiques qui se sont introduites depuis la fin du XIVe siècle, abus des y, additions de consonnes étymologiques ou réputées telles, retour de l’l après les syncopes comme dans voulte, chevaulx, redoublement inutile de certaines consonnes, usage du cz représentant le ç.

Cette orthographe dans son ensemble, et en écartant les erreurs personnelles d’une copie faite à la hâte, est exactement celle que nous trouvons dans d’autres documents de même provenance tels que le poème de Guillaume de Saint André [32] et les Usements de Brécilien [33].

Le manuscrit, copié machinalement, a conservé par endroits les flexions de l’ancienne langue qui tranchent au milieu de la confusion ordinaire du sujet et du régime. On trouve un certain nombre de ly roys corrects, quoique la plupart des autres substantifs soient affranchis de la règle de l’s. Le copiste écrit assez de fois le roys indûment pour que l’on voie un pur hasard dans la conservation de la forme régulière. On se demanderait même s’il sait bien la langue, ou tout au moins on ne sait à quoi attribuer l’emploi fautif de l’article ly aux régimes singulier et pluriel, et surtout la confusion de ly et de luy, anomalie si fréquente dans le texte.

D’où provient également cet usage de sere pour sire ? Il n’est guère probable qu’un manuscrit aussi mauvais ait conservé une ancienne forme. Rien par ailleurs n’accuse un scribe anglo-normand, qui eût ainsi traduit la prononciation du sir anglais.

Enfin ce copiste ignore complètement la langue spéciale des chansons de gestes. Les mots les plus usuels, tels que poesté, fervestus, amiré, sont particulièrement maltraités.

D’après ces notions, on voit qu’il reste fort peu de chose dans le manuscrit de la langue de l’original. Il serait donc impossible de fixer la date de l’ouvrage avec les seules ressources d’un texte aussi défiguré.

La versification fournit davantage. Nous rencontrons en effet quelques laisses qui ont conservé des traces d’assonances, ce qui nous permet de ranger cette chanson parmi celles de l’époque où l’assonance n’a pas encore été complètement chassée par la rime.

Ceci nous amène à l’examen d’une autre question. Le copiste avait-il sous les yeux l’œuvre d’un auteur unique ou un travail qui était déjà le résultat de plusieurs interventions ? En d’autres termes, avons-nous simplement une mauvaise copie de la seule version qui ait existé, ou la rédaction que le scribe du XVe siècle nous a conservée tant bien que mal n’était-elle que le remaniement d’une chanson plus ancienne ? Nous croyons avoir une preuve matérielle de ce remaniement : une des laisses où subsistent des assonances est précisément l’avant-dernière du poème, et l’inachèvement de la mise en rime à la fin des chansons a été signalé [34] comme un des signes de l’interpolation. De plus on ne s’explique la présence d’un certain nombre d’alexandrins au milieu des décasyllabes que si l’on admet qu’un second travail ait modifié la mesure primitive [35]. Les chansons où se rencontre cette particularité sont toujours considérées comme de seconde main [36].

Nous rapprocherons de ces faits différents caractères qui accusent l’allongement, le délayement, tels que la disproportion des laisses entre elles, l’accroissement exagéré des tirades masculines de rime facile, la longueur démesurée des prières ; enfin le contraste entre la rapidité des événements dans les cinq cents derniers vers et la lenteur de l’action dans les deux premiers tiers de la chanson. L’existence d’une version antérieure nous paraît donc certaine.

On ne peut savoir si cette œuvre était en assonances pures ou, comme il est plus probable, dans l’état intermédiaire du mélange de l’assonance et de la rime, mais à un degré plus rapproché de l’ancien système que celle qui nous a été conservée.

Quel qu’ait été l’original, il est certain par sa date qu’il devait appliquer les règles rigoureuses de l’ancienne poésie. La Conquête de la Bretagne est donc sortie des mains de son auteur dans un état aussi satisfaisant que la plupart des autres chansons. Elle a subi, par malheur, un grand nombre d’altérations qui, pour la plupart [37], doivent être attribuées au copiste.

Ce scribe, qui a eu l’heureuse idée de nous conserver la chanson à une époque où l’on ne copiait plus guère les vieilles gestes, n’avait aucune notion du rhythme, il estropie avec la même impartialité l’ancien décasyllabe ou le moderne alexandrin. En un mot, il a copié les vers comme il eût reproduit de la prose, suivant les lignes qu’il avait sous les yeux, sans s’occuper de la mesure. De là l’élision abusive de syllabes qui devaient être sonores, l’omission de voyelles nécessaires au vers, la suppression de la coupe féminine. Enfin, il a exécuté son travail avec une extrême rapidité, se souciant même assez peu du sens, passant, tronquant les vers ou omettant des mots. Il y a par suite une proportion vraiment extraordinaire de vers faux. M. Léon Gautier les a évalués à plus de mille. On n’en trouverait cependant pas plus de cinq cents [38], car il n’est pas juste de compter dans le total les alexandrins ou les vers que le manque d’élision fait paraître faux.

En résumé, le poème est en décasyllabes ordinaires, avec césure au quatrième pied ; il contient une soixantaine d’alexandrins [39], presque tous dans les mille premiers vers.

Il est divisé par laisses de longueur variable, dont une de rime masculine, V, n’a pas moins de 340 vers.

Il est rimé, cependant les laisses V, XIV, XXIII, en is, X, en aine, ont conservé quelques vestiges d’assonances.

Nous ajoutons le relevé des finales.

Masculines :

ant, ent, XIX ;

art, XVII ;

é, VIII, XII, XV, XVIII, XX, XXII, XXIV, XXVI, XXVIII, XXX ;

er, XXI, XXIII, XXVII ;

ez, XXV ;

iez, IV ;

in, XIII, XXXII, XXXIV ;

ir, IX ;

is, V, XIV, XXIII ;

on, III ;

our, I.

u, XVI ;

y, VII.

Féminines :

aille, XI ;

aine, X ;

ie, II, VI, XXIX, XXXI.

IV
Date et Origine.

Nous n’avons pas de meilleure preuve de l’ancienneté de la chanson que l’esprit même dont elle est imprégnée. Les caractères, les mœurs de l’ouvrage, les idées du trouvère font contraste avec ce que l’on rencontre à l’époque de l’affaiblissement du mouvement épique. Le poète est de la plus vieille école des trouvères, de ceux qui, d’après le passage aujourd’hui classique découvert par M. Léopold Delisle, chantaient exclusivement les gestes des héros et la vie des saints [40].

Le sujet lui-même, la simplicité de l’action, le ton général ont le même cachet d’antiquité. Aucun des moyens introduits dès la fin du XIIe siècle pour exciter l’intérêt n’y est employé ; il n’y a pas de merveilleux, il y a des miracles obtenus par la prière des héros. On ne rencontre dans cette chanson, composée dans le pays qui fut depuis le domaine privilégié de la féerie, ni enchantements, ni monstres, ni luitons ; on n’y voit pas non plus un seul de ces héros difformes ou vilains, dans le sens propre du mot, tels que les Rainouart ou les Robastre. L’amour, en tant que mobile dramatique, y est inconnu. L’absence de toute allusion à Arthur, aux traditions du Brut ou aux romans de Chrestien de Troyes, est surtout significative. Elle reporte forcément à un temps où la Bretagne de langue française n’avait pour littérature que les chansons de gestes de la langue d’oïl, et pour traditions que les souvenirs propres de la petite Bretagne. Au siècle suivant, un trouvère breton, si isolé qu’on le suppose, n’eût pas échappé à la contagion des romans de la Table-Ronde.

Ce que l’on peut apercevoir des idées politiques, au milieu des conventions nécessaires d’une chanson de geste, est de la même date que le goût littéraire. Dans Aquin, l’organisation féodale fonctionne régulièrement ; mais les seigneurs bretons sont tous les vassaux directs du roi sans notion du duc comme intermédiaire.

Fors vous, beau sire, nul droit seignor n’abvon [41].

Le trait de ce riche archevêque de Dol qui deffraye les seigneurs qui le défendent [42] n’est pas d’un contemporain de Pierre Mauclerc et de la ruine du clergé breton.

On a déjà remarqué que la date de ce roman ne peut être reculée au delà de la suppression de l’archevêché de Dol qui eut lieu en 1199. On peut ajouter qu’il n’a pas dû être composé dans les années qui l’ont immédiatement précédée. La chanson date d’un moment où l’Archevêque était un véritable pouvoir, sinon incontesté du moins existant en fait avec tout son prestige et toutes les prérogatives de son titre. Il est difficile d’étendre cette période au delà du cardinal Roland ✝ 1189.

Nous joindrons quelques autres arguments qui valent surtout par leur concordance : l’absence de toute trace de l’antipathie ordinaire des Bretons contre les Normands dénote une période d’apaisement qui doit être antérieure aux guerres de 1197 et 1203. À cette dernière date, Jean-Sans-Terre ravagea tout spécialement le pays de Dol [43].

La seigneurie de Morlaix fut confisquée aux comtes de Léon en 1179 et tomba définitivement dans le domaine des ducs en 1187. L’auteur lui donne un seigneur particulier, est-ce un indice qu’il a écrit avant cette réunion ? Le même raisonnement peut se faire à propos de la seigneurie de Daoulas devenue abbaye en 1173 [44]. L’énumération des seigneurs de Léon ne distingue pas les comtes de Léon des vicomtes, elle est sans doute antérieure à la création de la vicomté de Léon en 1179 [45].

Il convient encore de relever la sagacité avec laquelle l’auteur envoie Charlemagne faire son oraison à la vieille église de Saint-Gervais d’Avranches, plutôt que dans la cathédrale de cette ville [46]. Celle-ci, fondée au XIIe siècle sous le vocable de saint André, effaça bientôt le renom de saint Gervais. Ce discernement semble accuser la connaissance de la construction de la nouvelle basilique comme celle d’un fait contemporain. De ces rapprochements résulte un ensemble suffisant de preuves pour conclure que la chanson primitive est certainement de la fin du XIIe siècle, et peut être placée avec vraisemblance entre 1170 et 1190.

L’auteur de la Conquête de la Bretagne, comme celui de tant d’autres chansons, est inconnu. Nous en sommes réduits aux inductions que suggère son œuvre elle-même. Elles sont assez nombreuses. Il était Breton ; il est certain de plus qu’il connaît mieux que toutes autres, deux régions de la Bretagne : la haute Cornouaille, proprement le Poher, et cette contrée maritime qui comprend le pays de Dol et le pays d’Aleth ; il est naturel de penser qu’il vint de la Cornouaille dans la Haute-Bretagne. C’est à coup sûr dans cette dernière région que la chanson a été composée. Le caractère local est assez prononcé pour ne permettre aucun doute. Les vers suivants indiquent le voisinage de la ville ou plutôt du couvent de Saint-Malo :

Si ne craiez que je dy de verté,
A Saint-Malo est ou livre trouvé.

C’est là une précieuse variante du renvoi d’usage aux Chroniques de Saint-Denis.

Quelques détails de l’histoire des deux diocèses de Dol et de Saint-Malo permettent des conjectures plus précises. On connaît l’interminable procès de l’archevêché de Dol contre la métropole de Tours [47]. Cette grande querelle n’était pas le seul souci des archevêques de Dol. Leur autorité, entièrement méconnue à Rennes, Nantes, Quimper, s’était restreinte de bonne heure aux évêchés de Saint-Brieuc, Tréguier et Saint-Malo. De ces trois évêchés, les deux premiers suivaient de bon cœur le métropolitain breton : l’évêché de Saint-Malo ne le reconnaissait qu’à regret. Dès 1054, un acte de l’évêque d’Aleth témoigne de ces dissentiments [48], et, en fait, le dernier évêque qui ait reconnu Dol est celui qui porte dans les catalogues le nom de Donoaldus (1120-1144), encore ce prélat reconnut-il simultanément Tours. Saint Jean de la Grille, qui lui succéda, évita toute difficulté en allant se faire consacrer par le pape. Le plus rapproché des suffragants de l’archevêque de Dol était donc loin d’être le plus soumis [49].

Ces considérations éclaircissent un passage de la chanson. Après avoir pris Quidalet, Charlemagne l’abandonne au temporel et au spirituel à l’archevêque de Dol. Pourquoi cette donation inattendue ? Ne serait-ce pas pour affirmer les droits de suprématie de Dol sur le diocèse d’Aleth ou de Saint-Malo ? Il y avait un intérêt toujours présent pour un habitant du diocèse de Dol à gratifier son archevêque de la ville d’Aleth, titre du siège. Par contre, il est difficile de croire qu’un diocésain d’Aleth eût eu la même générosité, aucune réminiscence historique ne pouvant lui en donner l’idée, les deux villes ayant toujours été par ailleurs indépendantes l’une de l’autre. Les attaches de l’auteur avec le pays de Dol paraissent donc prouvées.

D’un autre côté, il est facile de voir que cet auteur connaît admirablement le pays d’Aleth ; il en sait minutieusement les îles et les rochers, il en énumère les chapelles et dévotions particulières. Il appelle Aleth « la nostre cité [50] ». Ce n’est pas sans cause non plus qu’il fait de saint Servan le héros céleste du poème. Il faut au moins admettre qu’il a longtemps séjourné dans la paroisse de ce nom.

Était-ce un clerc ? On l’a avancé en se fondant sur la prolixité des prières et sur la prédilection évidente avec laquelle sont relatés les fondations pieuses, les miracles [51]. Le caractère de l’œuvre ne permettrait guère d’autre supposition si l’on attribue à un seul et même auteur la version que nous possédons. Mais si, au contraire, on reconnaît une seconde intervention, on peut placer à l’origine un véritable trouvère, un jongleur dont l’œuvre pieuse a reçu après coup une empreinte cléricale plus prononcée.

Plusieurs traits sentent ce jongleur, malgré la disparition de l’annonce ordinaire du début.

C’est beau miracle, doit l’en bien escuter [52].

ne serait-il pas un de ces vers dont les jongleurs

se servaient pour ranimer l’attention de leur auditoire ?

Le jongleur semble encore se révéler d’une façon technique dans la reprise sur une autre rime de la prière des V. 560-4. Est-il naturel, d’ailleurs, d’attribuer à un clerc la connaissance des chansons dont nous parlerons plus loin, ces allusions qui indiquent un répertoire, cette riche collection de centons qui n’accusent que trop le procédé des trouvères de profession ? Il en est de même de la facilité à inventer des noms historiques ou à se les approprier [53].

Enfin, suivant la juste remarque de M. P. Meyer, à l’époque que nous avons fixée, on ne doit pas, en l’absence de preuve positive, supposer qu’une poésie en langue vulgaire soit d’un clerc, car à cette époque les clercs écrivaient en latin [54].

Par une coïncidence singulière, nous rencontrons un nom de jongleur dans le pays de Dol et aux environs de la date indiquée. Dans une enquête faite en 1181, par l’ordre d’Henri II d’Angleterre, pour le recouvrement des biens de l’Église de Dol, les témoins qui déposent de la propriété des terres, marais, pêcheries de la paroisse de Cherrueix, citent : « Campus Trossebof quem dedit Rollandus archiepiscopus Garino Trossebof joculatori quamdiu viveret [55]. »

Ce Garin Troussebeuf, jongleur du XIIe siècle [56], récompensé par un archevêque de Dol avant 1181, prête à de légitimes conjectures. Rien ne permet cependant jusqu’ici de le rattacher avec certitude au poème d’Aquin.

Il nous reste à parler de l’auteur du remaniement. Il est plus facile de constater son existence que de se rendre compte de sa part d’action et, par suite, de sa personnalité. Il paraît s’être contenté de forcer le caractère pieux de la chanson, de l’enrichir de développements empruntés aux propres des saints du pays, tels que les deux légendes de saint Malo et de saint Servan qui sont d’une grande faiblesse. Il n’a pas modifié le thème lui-même. Il lui a fait subir l’allongement que nécessite la transformation de l’assonance en rime. La chanson a perdu en vigueur et en netteté, mais, par un bonheur qui est tout son intérêt, elle a conservé sa physionomie antique. Elle semble donc être tombée entre les mains d’un réviseur ayant le caractère de trouvère isolé, que M. Gaston Paris reconnaissait chez l’auteur. L’œuvre de ce rimeur n’a sans doute été qu’un travail personnel, fait en dehors du goût littéraire contemporain et dont la publicité est douteuse.

À quelle époque s’y est-il livré ? Très-tard vraisemblablement. Quels que soient les torts du copiste, il n’est pas supposable qu’il ait eu sous les yeux un manuscrit antérieur au XIVe siècle. Au point de vue historique, il faut, semble-t-il, supposer un moment assez éloigné de la disparition de l’archevêché de Dol. Les intérêts dont nous avons parlé n’ont pu permettre que longtemps après cet événement de refaire aussi impartialement une chanson qui consacre la suprématie de ce siège, d’autant plus que l’auteur de ce rifacimento a tout l’air d’être un clerc.

C’était, suivant toute hypothèse, quelque clerc de Saint-Pierre d’Aleth ou de Saint-Servan, églises collectivement desservies par des chanoines de S. Victor depuis la translation du siège épiscopal [57]. On croit même apercevoir sa main dans un passage relatif à la croix-reliquaire de Saint-Servan. La vertu principale de cette croix, qui est de punir dans l’année les parjures, après avoir été annoncée plusieurs fois, reste sans emploi dans le récit. N’est-ce pas une addition suggérée par le désir de faire figurer dans la chanson des traditions particulières que le premier auteur avait omises ?

Ce détail justifierait le rapprochement que l’on a indiqué [58] entre le roman d’Aquin et la prose provençale attribuée à Philomena [59], ouvrage qui renferme, avec la substance d’une chanson de geste, de nombreuses interpolations faites dans le but d’exalter le couvent de la Grasse.

V
Cycle de la Chanson.

On sait que la plupart des chansons de geste ne sont point indépendantes les unes des autres, mais forment des groupes consacrés chacun à une même famille de héros. Au milieu de ces cycles, quelle place occupe la Conquête de la Bretagne ? Sans doute, il est naturel de la ranger, comme on l’a fait, dans la geste de Charlemagne ; cependant cette classification imaginée pour les besoins de la critique ne doit pas empêcher de considérer la chanson sous un de ses aspects originaux. Malgré la présence de Charlemagne, elle a, par sa liste de guerriers d’une même race, comme par le développement donné au rôle de certain personnage, le caractère d’une geste à part : geste des Bretons ou geste de Naimes.

Elle a d’ailleurs été laissée à l’écart par les trouvères eux-mêmes. Les chansons connues n’y font aucun emprunt apparent. Aucun des compilateurs de la geste du roi n’en connaît même le sujet. Philippe Mousket, Girard d’Amiens, la Karlamanùs Saga, les Reali, ignorent la guerre contre le roi Aquin [60].

Il est par suite difficile de croire que le thème de cette chanson se soit propagé en dehors de la Bretagne. Il a dû circuler dans ce pays et y jouir d’une certaine popularité, comme le passage de Froissart et les souvenirs populaires [61] autorisent à le penser. Il paraît avoir subi une destinée analogue à celle de plusieurs poèmes très-intéressants dont le caractère plus particulièrement provincial a empêché la diffusion. Nous avons dit un mot du Philomena ; la chanson perdue de Tersin [62] reposait également sur des traditions locales très-voisines de celles d’Aquin. Comme ces œuvres, la Conquête de la Bretagne, que l’on pourrait appeler à ce point de vue la prise d’Aleth, n’a jamais eu cette vogue qui s’est attachée à des compositions plus éloignées de l’histoire.

La légende de Charlemagne, si bien étudiée aujourd’hui, est séparée par plusieurs événements, dont quelques-uns sont cités dans la chanson : la guerre contre les Saxons, l’adoubement de Roland, la guerre d’Aspremont, la mort de Roland. La campagne contre Aquin a lieu après le premier de ces événements et avant le second ; les deux autres sont rejetés par l’auteur à une époque postérieure indéterminée.

Les trois chansons où le trouvère a sans doute puisé ces notions font partie de la geste du roi : les Saisnes dont la guerre se lie avec le sujet lui-même, Aspremont et Roland, mentionnées épisodiquement.

La guerre de Charlemagne contre les Saisnes et leur chef Guiteclin de Sessoigne, le fils Justamon, c’est-à-dire Witikind, a été pour le roi Aquin l’occasion de s’emparer de la Bretagne. Plusieurs passages le rappellent d’une façon positive [63]. Ils se réfèrent à l’ancienne version de la chanson des Saisnes, au poème disparu de Guitalin [64], plutôt qu’au renouvellement de Jean Bodel. Les données de cette dernière composition ne correspondent pas exactement avec celles de la nôtre. Ainsi la Conquête de la Bretagne place la guerre des Saisnes au début du règne de Charlemagne, longtemps avant qu’il soit couronné empereur, tandis que J. Bodel la met après Roncevaux et dans sa vieillesse. Le trouvère d’Aquin paraît aussi ignorer la première partie des Saisnes consacrée à la révolte des barons Herupés, parmi lesquels sont les Bretons. Ceux-ci sont, au contraire, représentés dans notre poème comme les vassaux très-soumis de Charlemagne. Le travail du trouvère d’Arras n’en a pas moins laissé subsister certain rapport entre les deux chansons. Le rôle des Bretons est très-grand dans les Saisnes. Ils y sont distingués des autres Herupés, et leur roi Salemon est un des principaux chefs de ceux-ci [65].

Nous avons du vers 1830 au vers 1845 tout un résumé de la chanson d’Aspremont. L’auteur en sait parfaitement les principaux passages : l’ambassade outrecuidante d’Agolant, la mort effroyable d’Yaumont, enfin les débuts de Roland, Il place cette guerre entre la conquête de la Bretagne et les événements d’Espagne. La présence de Naimes dans cette campagne d’Aspremont est donnée par le poète comme une preuve historique de ce qu’il survécut à la défaite de Césembre. Naimes figure en effet dans Aspremont [66], où il joue même un rôle assez actif. Il en est ainsi de Salomon, voué par la rime à cette expédition. En dehors des faits de cette guerre d’Aspremont, la chanson d’Aquin ne connaît pas d’autres exploits de Roland avant son adoubement. Les divers récits des Enfances Roland n’y ont pas pénétré.

Quant à l’origine même de ce héros, la Conquête de la Bretagne a sa version propre et y fait de fréquentes allusions. Roland est le fils de Tiori, duc de Vannes, et de Bagueheut, sœur de Charlemagne. Cette filiation simple et pure n’est pas un des traits les moins curieux de ce poème [67]. Il se distingue ici heureusement des autres qui, sur ce sujet, accumulent les inventions les plus pitoyables, pour ne pas dire davantage. Faut-il voir dans cette généalogie de Roland, particulière à l’auteur d’Aquin, une création de toutes pièces due à un trouvère breton jaloux de confisquer, pour ainsi dire, Roland au profit de son pays ? N’est-ce pas plutôt la trace de traditions plus anciennes unissant Roland à la Bretagne ? Nous trouvons dans Renaus de Montauban un passage qui semble confirmer cette dernière supposition

Sire, dist li vallés, Rollant m’appelle on,
Et fui nés en Bretaigne, tot droit à Saint Fagon, [68]
Fix sui vostre seror.........................

La compilation de Girard d’Amiens se rapproche de la même fiction. Tout en donnant à Roland un autre père, Milon, duc d’Angers ou d’Anglers, par une bizarrerie qui dénote l’interpolation et le remaniement maladroit, elle place le séjour de la duchesse d’Angers, sœur de Charlemagne, à Vannes, la propre ville du Tiori de notre chanson [69]. Il faut encore rapprocher le « noble prince de Cornouailles, » également époux d’une sœur de Charlemagne et père du « glorieux chevalier Roland, fleur de toutes les vertus chevaleresques, » dans le récit d’Ulrich Fütrer [70]. Ces traditions, d’ailleurs, ne sont pas sans fondement. Roland apparaît dans le seul texte historique qui fasse mention de sa mort, comme préfet des marches de Bretagne [71]. Un autre fait réel, la création par Charlemagne des gouverneurs de Vannes [72], auxiliaires des préfets de frontière, a pu entrer également dans la légende carolingienne de cette province.

Quoique le texte fasse une allusion directe à la mort de Roland [73], il n’en ressort pas nécessairement que l’auteur ait connu la Chanson de Roland elle-même ; il en constate une fois de plus la popularité. Il est à remarquer qu’il ignore complètement le faux Turpin. Il n’eût pas manqué, s’il l’eût connu, d’y emprunter les Arastagne et les Hoël de Nantes pour parfaire sa nomenclature des héros bretons.

Si l’on ne consultait que l’analogie de style et l’imitation de détail, il faudrait ajouter aux données épiques possédées par le poète, la connaissance de la chanson d’Aliscans. La comparaison des laisses de même finale des deux chansons, rend évidente la similitude d’un très-grand nombre de vers et de tournures. D’autre part, la vogue d’Aliscans pourrait faire croire à un emprunt direct. La nature même de ces poésies le rend plus douteux [74]. Les plus anciennes servent aux autres de dictionnaires de rimes. Les finales semblables entraînent les idées analogues qu’expriment régulièrement les mêmes mots.

À l’influence française qui se manifeste dans l’ouvrage par les rapports que nous avons étudiés, s’en est ajoutée une autre, celle des traditions bretonnes. Les souvenirs personnels du poète lui ont inspiré une digression plus originale, sans contredit, que le récit lui-même, l’épisode d’Ahès. M. Paulin Paris, l’a signalé le premier. Cet épisode si bien amené [75] renferme une légende des plus anciennes, encore populaire dans plusieurs parties de la Bretagne. L’auteur de la chanson nous a conservé un véritable Gwerz breton, car une simple différence de forme ne doit pas empêcher de reconnaître la groa’ch Ahès dans la femme Ohes le veil barbé.

La tradition d’Ahès se retrouve en Bretagne près des vestiges antiques de nature à frapper l’imagination populaire, des restes des voies romaines encore appelées hent Ahès, chemins d’Ahès, des ruines d’édifices ou de villes, castel Ahès, ker Ahès. C’est toujours, à peu de chose près, la légende de la chanson d’Aquin. Une princesse puissante, vivant depuis des siècles, croit ne jamais mourir et entreprend des travaux prodigieux, routes sans fin, murs indestructibles, interrompus par quelque circonstance puérile comme la rencontre de l’oiseau mort, qui rappelle la fin des êtres et la vanité des choses. Tel est ce mythe dont on ne connaît pas de mise en œuvre plus ancienne que celle de ce trouvère. Nous n’oublions pas la cantilène bretonne au refrain :

Arri groac’h Aes en hon bro :
Kesomp mein braz war an hencho.
Kesomp mein braz ha mein bihan
War an hent braz, e kreiz al lann [76].

Si le fond de cette composition peut être authentique, la forme est loin d’inspirer la même confiance. Nous ne pouvons entrer dans les détails de la légende d’Ahès ou de Dahut, car la fille du roi Grallon se confond avec Ahès dans les récits populaires [77]. Elle a donné lieu à de multiples hypothèses, qui sont loin d’avoir rendu plus claire son origine. Cette chanson est le texte qui nous parle le plus longuement de la Dame des voies romaines. Il lui donne pour père un certain Corsout, qu’il semble à propos d’identifier avec le sire de Corseul, que l’ingénieux auteur fait régner au point de jonction des voies romaines de la Dommonée.

À côté de l’épisode d’Ahès, il faut placer celui de Gardaine, comme provenant de la source des traditions bretonnes. La submersion de cette ville rappelle celle d’Herbauges, dans le lac de Grand-Lieu, à la prière de saint Martin de Vertou. Mais le nord de la Bretagne a ses traditions propres. Le merveilleux du pays d’Aleth avait pour centre la mare Saint-Coulman, lac mystérieux dont tout le prestige n’a pas disparu ; nappe d’eau fangeuse, d’étendue variable, entourée de marécages tourbeux, souvent inondés. Le président de Robien [78], en la décrivant, signale la croyance des riverains à l’engloutissement d’une ville. Les plus anciens commentateurs de la chanson connaissaient ce récit, dont il est difficile de suivre la trace. Il peut avoir quelque rapport avec la fable absurde du coup de pied de Gargantua, qui créa dans ces parages la plaine de Mordreuc. Ce dernier conte paraît lui-même le travestissement d’un miracle attribué à saint Suliac [79]. Quoi qu’il en soit, c’est dans ces souvenirs que le trouvère a cherché son inspiration, plutôt que dans les réminiscences de l’épopée carolingienne [80].

L’examen de ces différents éléments met à même de mieux apprécier la valeur relative de la chanson. Un poète qui a su nous raconter une expédition militaire des plus communes sans tomber dans la chronique en vers, avait une réelle faculté de composition. Son œuvre est remarquable au point de vue de l’unité ; les faits sont bien groupés autour de l’action principale ; la trame de l’œuvre est assez puissante pour avoir résisté au remaniement et à l’interpolation.

La légende de Charlemagne, subissant l’appropriation du trouvère breton, est devenue une chanson d’un caractère original. Celle-ci reproduit fidèlement le double caractère de la Haute-Bretagne, également incapable de se soustraire à la forme française et aux traditions bretonnes ; de là un intérêt tout particulier. C’est faire la critique générale de toute cette littérature que de se plaindre de retrouver ici le style de centons et d’expressions toutes faites, ou les clichés ordinaires : sièges qui manquent d’originalité depuis celui de Troie, combats singuliers, ambassades insolentes, allocutions de prélats guerriers, tributs réclamés par les païens, baptêmes de reines captives, prières qui répètent le Credo. Ces dernières sont particulièrement longues dans Aquin, filandreuses, a-t-on dit. On en pourrait citer d’aussi ennuyeuses, nous préférons les abandonner impartialement.

VI
Élément historique

Notre vieil historien d’Argentré, exerçant sa critique sur les données historiques de ce poème, ne s’est pas fait faute de les traiter de fables, bourdes et bayes, « car oncques ne fut en Bretaigne un Aquin, oncques Charlemagne n’entra en Bretaigne [81]. »

La vérité historique peut subsister dans une chanson de geste, malgré un certain déplacement des faits. Si Charlemagne n’est pas venu lui-même en Bretagne, il y a envoyé ses lieutenants [82] : Roland à une époque incertaine, Audulf en 786, Gui ou Guion plusieurs fois, et encore d’autres [83]. Ses successeurs qui, comme on le sait, pour toute cette littérature ne font qu’un avec lui, y ont multiplié les expéditions. Les chroniques de Saint-Denis énumèrent nombre de campagnes de Louis-le-Débonnaire et de Charles-le-Chauve contre les Bretons. La croyance à une conquête de la Bretagne par l’empereur franc a pu naître de ces souvenirs légèrement modifiés, à l’avantage de la Bretagne, par la substitution des païens aux Bretons.

Il nous semble plus juste cependant d’attribuer cette donnée à l’influence de la poésie régnante. Nous ne voyons d’historique dans Aquin que les traditions locales. L’auteur les a fondues, pour ainsi dire, dans le moule littéraire de la langue d’oil, mêlant les noms familiers à l’histoire de son pays aux noms de l’épopée générale. Ce qui appartient à cette dernière n’a pas dans son œuvre de vérité spéciale et fait partie du contingent littéraire. Ce qui au contraire demeure en dehors, soit dans l’affabulation, soit dans le détail des faits ou la personnalité des héros, peut avoir son fondement dans la tradition.

Cette portion semble au premier abord considérable. D’une part, les événements sortent du cadre banal par la précision de la mise en scène ; d’autre part, nous trouvons des guerriers d’une même race, presque tous inconnus aux trouvères français.

Une confusion a empêché d’étudier l’ouvrage à ce point de vue. Le mot Sarrasin, qui se rencontre un grand nombre de fois dans le roman d’Aquin, a fait croire que la guerre de Charlemagne avait lieu contre les véritables Sarrasins. Un auteur ingénieux [84] a bâti, sur la venue de ces peuples en Bretagne, toute une histoire étayée d’arguments historiques et archéologiques. Une armée de Sarrasins échappés à la bataille de Poitiers se serait emparée d’Aleth et aurait occupé cette ville jusqu’à la conquête de Charlemagne. Ce récit eut un grand succès et remplaça dans les environs de cette ville ce qui pouvait y exister encore des traditions antérieures. Est-il nécessaire de dire que le terme Sarrasin n’a dans les chansons du Nord qu’un sens banal, celui de païen, d’ennemi des chrétiens. Les Saxons, dans la chanson des Saisnes, sont appelés de ce nom [85] ; les Normands eux-mêmes sont souvent désignés ainsi par Wace qui devait les bien connaître.

En plusurs lieus pert la ruine
Que firent la gent Sarazine [86].

C’est de la même façon que l’on prête indifféremment aux païens, quels qu’ils soient, le culte de Mahomet, de Tervagant ou des dieux de la mythologie grecque. Les expressions Turc, Arabe, ont une signification aussi générale et n’accusent nullement la nationalité des ennemis.

Il n’en est pas ainsi du mot Norois, qui se trouve plusieurs fois dans Aquin pour désigner les adversaires des Bretons ; on ne le rencontre dans les textes que lorsqu’il y est question de nations septentrionales, Danois, Norvégiens ou Normands proprement dits [87]. Il est employé dans ce sens par le roman de Rou [88]. L’usage d’un mot d’un sens aussi spécial ne peut être expliqué que par un souvenir plus ou moins précis, mais réel, de la domination des hommes du Nord dans cette province. Les Norois de la chanson ont d’ailleurs l’habileté maritime des Normands [89].

Vont sanz paour au vant et à l’oré.

Cette réminiscence est amplement justifiée par l’histoire des invasions normandes en Bretagne. On s’étonnerait plutôt que ces fléaux n’aient laissé qu’une empreinte aussi effacée, si l’on ne voyait les guerres les plus barbares, celle des Saxons par exemple, aboutir aux récits chevaleresques les plus faibles.

On pourrait donc, quant à l’élément historique, établir un rapprochement entre cette chanson et celle de la geste de Guillaume d’Orange, c’est-à-dire de la famille en laquelle se personnifie la résistance aux invasions du midi. La Conquête de la Bretagne met en œuvre des traditions analogues, celles de la lutte contre les Normands. C’est, par malheur, le seul monument qui subsiste de toutes les chansons de geste que ces guerres ont dû inspirer aux trouvères de l’Ouest.

Nous ne pouvons que placer en regard les détails de la chanson et les faits historiques qui peuvent les avoir suggérés.

Dans Aquin, tous les seigneurs bretons ont été chassés de leurs terres par les Norois. L’histoire de Bretagne offre plusieurs exemples de spoliations collectives [90] accomplies par les Normands ; entre toutes les autres se distingue la grande désolation de la Bretagne [91], par les chefs de la Seine et de la Loire.

La chanson a été composée dans le pays d’Aleth ; c’est là que Charlemagne vient chercher les ennemis ; le fort de la guerre y a lieu, le siège d’Aleth en est l’événement principal. Les ravages des Normands ont été particulièrement fréquents dans les diocèses de Saint-Malo et de Dol. Aleth a été plusieurs fois ruinée par les Normands ; une tradition constante leur attribue la destruction de sa cathédrale. Les incursions normandes se sont prolongées dans cette région de manière à en faire durer la mémoire [92].

Le roi Aquin, d’après le témoignage du poème, vient de Nantes, il y a été couronné. Depuis trente ans qu’il a conquis la Bretagne, sa nation détient la contrée nantaise par excellence, le pays de la Mée. La ville de Nantes, depuis 843, où elle fut prise pour la première fois, devient le quartier général des Normands quand ils la possèdent et l’objet de leurs efforts quand ils l’ont perdue. Ils finissent par en obtenir la cession en 921, ainsi que du comté Nantais [93]. Cet abandon fut confirmé, et ils s’établirent d’une façon permanente dans la basse Loire. On put croire qu’ils allaient y faire un établissement analogue à celui de la Seine. Ils l’occupèrent de fait pendant environ trente ans, depuis la mort d’Alain le Grand en 907 jusqu’à 937, époque où Alain Barbe-Torte la reconquit. L’occupation des Norois de la chanson a le caractère de durée qui se retrouve dans l’histoire du séjour des Normands à Nantes.

Le chef normand qui commandait à Nantes à la fin de ce long espace de temps, s’empara de toute la Bretagne, notamment du pays de Dol. Ce chef s’appelait Incon [94]. La Cornouaille même était alors envahie par les Normands [95]. L’expédition d’Alain Barbe-Torte, qui mit fin à cette grande invasion, commença par Dol, s’enfonça en Bretagne, puis revint sur Nantes ; itinéraire qui ressemble à celui de la conquête de la Bretagne [96].

Il faut s’arrêter quelques instants à ce personnage d’Incon. Les quelques lignes de Frodoard que nous citons en note, forment tout ce que l’on sait de ce chef, qui peut avoir occupé toute la Bretagne pendant cinq ou six ans. Il possédait Nantes, vraisemblablement depuis 927, quand il en sortit en 931, pour venger la mort de Felecan, chef des Normands de la côte nord, tué par les habitants du pays d’Aleth [97]. Cette expédition l’entraîna à une conquête qui semble s’être étendue fort loin.

Le nom d’Incon n’est pas sans rapport avec celui d’Aquin. Il ne s’agit pas de dérivation étymologique, mais n’est-il pas admissible qu’un nom de cette nature, conservé par le seul Frodoard et cité par lui une seule fois, puisse être une mauvaise traduction du nom d’Haquin, commun chez les chefs Danois ou Norois. La forme latine ordinaire, Haco, correspond à Aquin dans le pays où la chanson a été composée [98]. Ici une objection : le nom d’Aquin se retrouve dans plusieurs autres chansons [99], particulièrement dans Aliscans. Il n’y procède pas, croyons-nous, du souvenir du même personnage historique, si l’on peut se servir de cette expression en pareille matière. C’est celui de l’émir Hakem, de l’Histoire de Charlemagne [100], ou encore celui de l’Athim qui figure dans les guerres de Charles-Martel, l’un et l’autre sans aucun rapport avec Aquin de Nort pays.

Pour terminer ces rapprochements, dont nous ne nous exagérons pas la valeur, il nous reste à parler des seigneurs bretons qui peuvent donner lieu à quelques conjectures. Nous avons deux listes de noms [101] qui ne laissent rien à désirer pour l’apparence historique. Nous y voyons :

L’archevêque de Dol, Isoré ; et Ripé, comte de Dol.

Tiori, duc de Vannes, père de Roland ; Salomon, qui fut ensuite roi de Bretagne, fils d’un frère aîné de ce Tiori ; un autre seigneur de Vannes, Baudouin.

Dom Conan, Richardel, Guion de Léon.

Thehart de Rennes, Baudouin de Nantes.

Puis de moindres seigneurs : Hamon de Morlaix, Ahès de Carhaix, Morin, comte de Daoulas, Excomar, aloué de Saint-Pabu, Merïen de Brest, Hubaut de la Ferté, Nin de Châteaulin, Eon de Saint-Servan, Yves de Cesson, Aray de Méné, vicomte en Cornouaille, Agot de l’île Agot, sur la côte de Dinard.

Cette liste est heureuse et joue l’histoire avec succès. Vue de près, le seul nom de Salomon est absolument réel, un seul détail est rigoureusement historique : la place qu’occupe ce prince dans la famille des rois de Bretagne [102]. L’exactitude de ce fait provient sans doute de la connaissance de la légende de saint Salomon, qui n’oublie jamais de le mentionner [103].

Quoique l’assimilation que l’on peut faire des personnages que nous ayons énumérés avec ceux de l’histoire soit tout à fait hypothétique, on ne peut cependant refuser à quelques-uns d’entre eux une certaine vérité. Pour prendre un exemple, le prestige de l’archevêque de Dol, la plus grande autorité spirituelle de la région, le seigneur temporel puissant, a contribué, nous n’en doutons pas, à la création d’Isoré, l’archevêque maistre et chevetaigne des Bretons. La convention voulait sans doute qu’il y eût dans une chanson un prélat bon pour porter armes contre la gent Mahom ; mais il ne s’ensuit pas que tout soit chimérique dans le personnage revêtu du type légendaire. Dans un temps où l’archevêché de Dol existait encore, où le souvenir de la grande puissance féodale des archevêques devait être vivant, il n’est pas probable que le trouvère de Dol se soit borné à copier le type banal de Turpin. Il s’en est plutôt servi pour mettre en scène un archevêque ayant sa réalité propre. Sans prétendre déterminer quel archevêque de Dol peut être caché sous le nom imaginaire d’Isoré [104], nous citerons celui que l’on appelle ordinairement Wicohen, de la famille des comtes de Rennes, négociateur et guerrier comme Isoré, également possesseur féodal de la Dommonée, chassé par les Normands, puis rétabli dans son diocèse, enfin, personnalité fort importante au Xe siècle [105]. On sait du reste fort peu de chose sur ces archevêques en dehors du fameux procès de la métropole.

De même, Ripé, comte de Dol, principal appui de l’archevêque, offrirait matière aux probabilités. On peut proposer un des seigneurs de la maison de Dol, dont une branche chargée de la protection matérielle de l’archevêché s’intitulait : Signifer sancti Samsonis [106]. Plusieurs ont porté le nom de Riwal ou Riwallon. D’un autre côté, le véritable Erispoë a possédé Dol et la Dommonée, a contribué à la suprématie du siège archiépiscopal et vaincu les Normands.

Il est à noter que ce Ripé, quel qu’il soit, semble posséder une notoriété dans le domaine des chansons. Celles-ci qui ne connaissent guère, en fait de héros bretons, que Salomon et Hoël de Nantes, font plusieurs fois mention, d’une façon reconnaissable, de celui dont nous nous occupons :

Primes parla Ripaus qui tint Reinnes et Nentes [107].

Les chansons du XIIIe siècle l’ont conservé. Un Rispeus de Nantes figure dans la chanson angevine de Gaydon, un Rispeu de Bretagne dans Anséis, etc.

On a été plus loin que nous dans la voie des assimilations, on n’a pas craint de voir dans Naimes, Nominoë lui-même [108], en considérant sans doute le roi breton sous son aspect de missus imperatoris in Britannia [109]. L’Histoire Littéraire, plus perspicace, s’est contentée de remarquer que le conseiller ordinaire de Charlemagne n’est appelé nulle part dans la chanson, duc de Bavière. L’auteur s’est-il proposé, par une omission volontaire, en spéculant sur la ressemblance des mots, de démarquer, si l’on peut dire, le vieux Naimes ? On ne peut le savoir ; mais le duc n’en est pas moins reconnaissable à sa « barbe flourie » comme celle de Nestor, à ses conseils, dont le résultat infaillible est de réconforter Charlemagne. Près de lui d’ailleurs, il y a Fagon qui appartient exclusivement à l’épopée française.

Naimes, souvent cité dans les chansons, y joue rarement un rôle actif ; on le sait bon chevalier, mais on ne le voit qu’au conseil. Celle-ci lui donne une importance qu’il n’a dans aucune autre, sauf peut-être dans Aspremont. Il y est par excellence le héros des chrétiens. Le trouvère le traite avec une prédilection évidente qui se traduit, comme il est de coutume, par une succession de malheurs et de dangers destinés à mettre en relief le courage du héros. Le développement du personnage de Naimes, dans un sens aussi peu conforme à ses allures ordinaires de conseiller ou d’ambassadeur vénérable, nous paraît une création personnelle du poète.

Nous n’avons rien à dire des autres guerriers bretons, seigneurs de Rennes ou de Nantes, comtes de Léon [110], également introuvables, châtelains de fertés inconnues, d’îles inhabitables ou de montagnes désertes, tous plus ou moins chimériques. Près d’eux, Geoffroi d’Anjou, Garin, accentuent le caractère conventionnel de l’œuvre. Il en est de même de la liste des chefs païens. Si les Doret, les Chaliart peuvent avoir emprunté leur nom aux lieux qu’ils occupent, les Glorion, Grihart, Alart, etc., sont des comparses épiques faciles à retrouver. Il faut enfin admettre que la conscience du caractère historique de la chanson s’est affaiblie dans le remaniement. C’est ainsi que, dans un poème composé à l’origine contre les Norois, les Normands n’en sont pas moins rangés à côté des Bretons dans l’armée de Charlemagne [111].

VII
Itinéraire

Nous arrivons à un terrain plus solide. Ces personnages, dont l’assimilation historique est au moins douteuse, s’agitent sur une scène réelle. Quelle que soit l’action, le décor est exact, les lieux sont vrais et faciles à reconnaître avec un peu d’attention [112]. Un très-petit nombre de chansons possèdent ce mérite, aucune ne l’a au même degré. Bien des conquêtes avérées ne fourniraient pas un itinéraire aussi précis.

Nous ne savons, par la perte du commencement, où se passe la première scène du poème. Charlemagne vient de Montlaon, d’Aix-la-Chapelle ou de tout autre de ses séjours ordinaires, à travers la France et la Normandie. Parvenu aux marches de la Bretagne, il suit d’Avranches à Aleth, en franchissant la Sélune et le Couësnon, la direction indiquée par Guillaume de Saint-Pair dans le roman du Mont Saint-Michel.

D’Avrenches dreit à Poelet,
A la cité de [K]idalet.

Disons en passant qu’il ne paraît pas soupçonner qu’il ait jamais existé dans ces parages une forêt de Quokelunde. Par contre, le pèlerinage du Mont Saint-Michel est curieusement mentionné.

C’est à Dol, dans la primitive cathédrale de saint Samson que se tient le grand conseil qui précède les hostilités.

Une fois dans le pays d’Aleth, le Pou-Let, les détails topographiques deviennent d’une exactitude frappante. L’auteur connaît la cité d’Aleth et l’appelle de ce nom de Cité qu’elle a conservé. La description qu’il nous donne de Quidalet sus mer, a dû s’inspirer dans une certaine mesure de la vue des ruines de l’enceinte et des édifices [113].

C’est seulement en effet depuis la fin du XVIe siècle que les restes d’Aleth sont devenus méconnaissables. Alors on en tira « de la brique rouge de laquelle on se servoit et on se sert encore pour faire du ciment », nous dit Frotet de la Landelle [114]. À ce moment, d’après le même auteur, on voyait encore « les reliques et vieilles ruines de ses murs restez à l’environ de ce lieu que nous appelons la cité de Quidalet ; » et même : « autour de ses murailles, de petites tours de forme carrée. » Un contemporain nous donne l’état de la cathédrale à ce moment ; il en subsistait « les murs du chœur et presque demy cercle de la tour qui est au bout de la cathédrale où est encore le bas de la montée par laquelle on aloit au clocher » [115].

La même connaissance des lieux se manifeste dans l’orientation que l’auteur donne au havre d’Aleth par rapport à la ville et à la Rance. Ici, un détail curieux : Oregle, cette tour merveilleuse qui défend l’entrée du port, est située :

Sur une roche, en ung petit pourprins.

Elle occupait donc l’emplacement de la tour Solidor, à l’entrée de la Rance. Ce donjon, basse fosse [116] d’Aleth, se reliait aux défenses de la porte dont il faisait l’extrémité. La tour Solidor n’ayant été bâtie qu’en 1382, par Jean V, le récit de la chanson sert à constater l’existence sur ce point d’une fortification plus ancienne ; la nouvelle construction se sera élevée sur les soubassements de la précédente, ce que démontre d’ailleurs la différence de l’appareil à la base de l’édifice actuel. Jusqu’ici aucune difficulté ; mais comment expliquer que la hauteur de la tour Aquin soit presque identiquement celle de Solidor (54 pieds) bâtie longtemps après, que la forteresse d’Oregle ait le nombre d’étages de l’édifice du XIVe siècle ; nous sommes obligé d’attribuer cette singularité à une interpolation [117].

On retrouve au village de Saint-Étienne, où Charlemagne fonde une chapelle en mémoire de la bataille de trois jours qui le force à un siège en règle, une chapellenie fort ancienne [118]. Il y en a eu une aussi, et de plus un manoir épiscopal, à Château-Malo, village un peu en arrière du précédent [119].

La mention de Saint-Étienne paraît même se rapporter à des souvenirs plus intéressants ; les environs de cette localité ont dû être témoins, à une époque qui reste à déterminer, d’un combat rappelant la bataille « grosse et merveilleuse » dont parle Froissart. La chanson corrobore ici une tradition constante. Les habitants du lieu désignent encore, en arrière de la chapelle moderne de Saint-Étienne, le charnier établi par Charlemagne, qui pourrait bien être un tumulus. Ainsi la bataille de Fosses contre les Vandales a trouvé une utile confirmation dans une mention des Lorrains.

La fondation de l’ermitage Notre-Dame-en-Rance est ingénieusement rattachée au campement de l’archevêque de Dol. Elle permet de constater le changement du littoral [120].

On sent que l’auteur a vu le promontoire à base étranglée où il place le château de Dinard. Il connaît la Rance, ses gués, ses rochers ; il nous dit qu’en face d’Aleth on ne peut traverser cette rivière même à marée basse, et il indique la largeur du courant [121]. Il se sert de la marée, comme moyen dramatique, avec toute la sûreté d’un marin. On est tout étonné de voir ces héros toujours artificiels de nos gestes, transportés dans un paysage aussi familier à notre pays et aussi vivant.

L’expédition à Césembre, qui se fait à cheval, donne seule un démenti à la vérité des faits, au moins dans l’état actuel de la côte, mais s’il y a fiction, c’est une de celles que les lieux suggèrent [122].

Charlemagne, transformant le siège d’Aleth en blocus, vient camper au pied de la cité, occupant la partie de l’isthme restée en dehors des fortifications de cette ville, « devant la porte [123]. » Son camp s’étend un peu en arrière, entre l’anse de Sainte-Croix et celle des Bas-Sablons. Les tentes que l’on se figure groupées autour de l’église de Saint-Servan, comme le sont les maisons d’aujourd’hui, interceptent toute communication avec le continent. La découverte de la source de Saint-Servan est empreinte de la même vraisemblance. On peut désigner avec certitude cette fontaine [124].

Aquin, descendu au port, s’enfuit par la mer. Si le navigateur est expérimenté comme un vrai Norois, l’auteur nous étonne par sa connaissance de la côte [125]. Aussi ne faut-il pas lui attribuer l’obscurité de certains détails, comme par exemple la position de Terzon et de Brons, noms altérés par le copiste.

D’Aleth à Gardaine, deux lieues, c’est-à-dire deux fois la distance qu’il y a d’Aleth à Château-Malo, qui n’est pour lui qu’à une lieue de la Cité. À peu près à cette distance, nous trouvons, sous Châteauneuf-de-la-Noüe, la mare Saint-Coulman [126], désignée par la tradition comme le lieu de l’engloutissement d’une ville. Le trouvère de Dol appelle cette ville Gardoine ou Gardaine, nom qu’il n’a peut-être pas inventé, mais dont la provenance nous est inconnue [127]. Si l’on a vu dans ces légendes de villes englouties au milieu des lacs le souvenir persistant des habitations lacustres, ici il faut donner à ces traditions une origine moins vague. À une époque historique, mais qu’il est impossible jusqu’ici d’indiquer avec certitude, la mer a envahi les marais de Châteauneuf, en faisant irruption du côté du bourg de Saint-Guinou. Cette inondation, dite crevée Saint Guinou [128], a laissé plus de souvenirs que les autres. La tradition veut qu’elle ait créé la mare Saint-Coulman en détruisant plusieurs centres de population. Cet événement est la partie vraie de la légende de Gardaine. L’auteur s’en est inspiré. Il s’est facilement figuré la fabuleuse Gardaine entourée par le Bidon, s’élevant au-dessus des marais, à la façon de l’Isle-Mer ou du Mont-Dol qu’il avait sous les yeux.

Il serait donc illusoire de chercher la situation de Gardaine. Il faut se contenter de la placer, avec les récits populaires, au milieu du lac, à l’endroit où s’entendait ce beugle [129], qui fait penser aux cloches de la ville d’Is.

Comment le trouvère a-t-il pu mêler à cette légende les noms du Bidon et de Dorlet, qui semblent réels, ou du moins que l’on peut retrouver. Pour le premier de ces noms, nous en voyons l’explication dans la transformation du cours du Bidon ou plutôt des bidans [130]. Le Bidon du XIIe siècle traversant les inextricables marécages de la Mare prêtait plus à l’imagination que le bief rectifié de Lillemer.

Quant à Dorlet, le château fort, l’Oregle de Gardaine, sa position sur un passage [131] est celle de Châteauneuf même, le point stratégique de la contrée, également au bord de la Mare. Près Châteauneuf, on trouve le village de Dollet. Ce lieu a-t-il été fortifié ? Le nom servait-il à désigner l’ancien château de Châteauneuf ? C’est ce que nous ne pouvons éclaircir.

Après cette expédition, amenée épisodiquement par le trouvère, mais qui semble bien nécessaire si l’on réfléchit que la ville des marais devait commander le passage du pays d’Aleth à l’intérieur de la Bretagne, Charlemagne se dirige vers la Cornouaille.

Son itinéraire concorde avec les voies romaines les mieux admises. Il gagne Corseul, le point où convergent celles du nord de la Bretagne. L’auteur sait l’importance et l’antiquité de cette ville. À Corseul comme ailleurs, il s’attache d’instinct aux souvenirs de la domination romaine, sans connaître nullement les Romains.

L’expédition étant arrivée à Carhaix par le chemin d’Ahès [132], a été abandonnée par la critique [133], qui ne l’a plus qu’insuffisamment étudiée. C’est ici cependant que l’étude des lieux permet de juger l’unité de la chanson et de comprendre son dénouement. Une faute du copiste [134] a fait croire que la scène se transportait brusquement dans les environs du Mans. Comment n’a-t-on pas vu qu’échappé de Carhaix, le roi Aquin se réfugie au Mené-Hom (Menez C’Hom). De tout temps, la légende a placé un château sur le plus haut plateau de cette montagne. On y voit encore en réalité une enceinte de terre, le Castel Douar, véritable château du Mené. C’est là que le trouvère met, par une idée heureuse ou par un curieux souvenir, la dernière forteresse de l’ennemi Norois.

Cette interprétation rend intelligible la suite du récit. Aquin est au Mené-Hom, Charles arrive à Nyvet. Qu’est-ce que Nyvet ? C’est la forêt de Nevet. Un aveu très-intéressant, dont nous devons la communication à l’obligeance bien connue de M. de la Borderie, nous permet de l’établir [135]. La forêt de Nevet, réduite aujourd’hui aux bois taillis que l’on trouve entre Loc-Ronan et Douarnenez, avait autrefois une étendue beaucoup plus grande. Non seulement elle rejoignait la forêt domaniale du Bois-au-Duc, maïs elle s’étendait jusqu’au pied du Mené-Hom, fermant ainsi la presqu’île de Crozon. Elle comprenait presqu’en son entier le pays de Portzai, démembrement de la haute Cornouaille, composé des paroisses de Saint-Nic, Plomodiern, Ploeven, Plounevez, Quemeneven, Loc-Ronan-Coat-Nevet. On en relève les traces dans les différentes notices consacrées à ces paroisses. Il ressort de l’aveu de Nevet, que la paroisse de Plomodiern, qui circonscrit le Mené-Hom, était considérée, en 1644, comme faisant encore partie de la forêt de Nevet.


Celle-ci avait cependant dès lors beaucoup perdu de son importance, car d’Argentré [136] la signalait déjà comme détruite au siècle précédent. Il est à peine nécessaire d’insister sur la notoriété de cette grande forêt. Les Vies des trois saints qui l’ont habitée, saint Corentin, saint Guennolé, saint Ronan, en font mention avec détail, soit sous son vrai nom de Nevet, soit sous celui de Menner ou même sous celui de Nemée. Dans le Propre de Léon, saint Ronan habite « in Nemeam vastissimam Cornubiensium Silvam [137]. » Dans les Barzaz breiz [138], la légende du même saint porte :

Ronan......................
Kent e traon Leon, ha goude,
E Koat Nevet e bro Kerne [139].

En appliquant cette notion à l’explication du vers :

Juques Nyvet se sont acheminé,


on comprend très-bien la stratégie de la fin de la chanson. Charlemagne, s’appuyant sur la voie romaine qui allait de Carhaix à la ville d’Is, occupe la forêt entre le Mené-Hom et le continent ; il cerne son ennemi. Quand le Mené-Hom est pris, Aquin trouve un asile momentané dans l’ermitage de saint Corentin. Mettant à part l’audacieux anachronisme qui permet au barbare d’en chasser le vrai saint Corentin lui-même, on peut désigner d’une façon à peu près certaine le point que le trouvère a voulu signaler.

Nous voyons sur la carte de l’état-major, à peu de distance de Plomodiern [140], à l’extrémité d’une chaîne de collines allant vers la baie de Douarnenez, une chapelle de Saint-Corentin. Cet oratoire n’est pas le lieu de la dernière scène du poème.

Aquin, fuyant du côté de la mer, vers la marine, ne peut rencontrer que l’ermitage célèbre consacré à saint Corentin, qui devint plus tard le manoir épiscopal du Menescop. C’est là le séjour ordinaire de saint Corentin pendant sa vie d’ermite : « Corentin vivait en sainteté sous une montagne nommée Menez-Cosm, en la paroisse de Plou-Modiern, près d’une grande forêt dite de Nevet [141]. » L’auteur de la Chronique de S. Brieuc, racontant comment le roi Grallon, chassant dans ces parages, découvrit le saint, nous dit expressément que le lieu où il habitait était voisin de la mer [142]. C’en est assez pour y placer avec toute sécurité le théâtre de la mort du roi Aquin, qui n’a sans doute jamais vécu.


Nous avons terminé cette étude. Nous ne craignons pas de le dire, une chanson qui présente de pareils éléments, est pleine d’intérêt. Elle tient une place honorable au milieu des œuvres du même genre ; elle mérite d’être plus justement appréciée par les travaux d’ensemble qui l’ont accablée de mépris, tout en prodiguant à des œuvres analogues une entière admiration. Enfin, cet ouvrage très-curieux pour la Bretagne et, par un bonheur exceptionnel, inédit, justifie le choix qu’en a fait la Société des Bibliophiles bretons.

Nous nous sommes proposé de reproduire, aussi fidèlement que possible, le manuscrit unique. Son état d’incorrection et surtout les nombreuses omissions de mots et de syllabes, rendant impossible la reproduction pure et simple que nous aurions préférée, nous avons dû, à notre grand regret, nous engager souvent dans la voie des restitutions. Nous avons au moins cherché, par nos notes et corrections, à rendre facile la critique de nos leçons. Notre seul désir est de n’avoir pas altéré de caractère d’édition littérale que nous avons eu d’intention de donner.




  1. Du Paz, 1619, p. 437.
  2. Kervyn de Lettenhove, XII, 225-228. — Buchon, I, 603.
  3. Aquin n’est pas roi de Bougie dans la chanson, mais il est appelé le Barbarin (v. 3026).
  4. D’autres ms. de Froissart ne portent-ils pas Rennes ?
  5. La vie vaillant Bertran du Guesclin.
  6. Elle se trouve également sur une feuille volante du commencement du XVIIIe s., qui accompagne le ms. de l’Arsenal, n° 3846 (B. L. F. 166.)
  7. Arch. d’Ille-et-Vilaine. Fonds des Récollets de Césembre.
  8. Un volume, qui nous a été signalé par M. de la Borderie, constate l’existence de cette bibliothèque au XVIe s.
  9. Notes, p. 121.
  10. Mélanges historiques autographes de Fauchet, in-fo, Fr. 24726 (Saint-Victor, 997), p. 106 à 109.
  11. M. Anthime Ménard a bien voulu nous communiquer le plus ancien ms. connu de ces mémoires.
  12. « Le scribe qui, au XVe siècle, a copié cette chanson et l’a déplorablement défigurée, n’a pas eu le courage de pousser plus loin sa transcription ; nous l’en remercions du fond du cœur. » M. Léon Gautier, Épopées françaises, II, p. 305.
  13. Notes, v. 3077.
  14. Notes du fo 50, p. 171, et du v. 3087.
  15. Notes des v. 2233, 1872, 1941, et du v. 3015.
  16. Vers 1731-2, 1864-5, 2751-2.
  17. « J’ai racheté en janvier 1789 ce ms. pour 9 livres à la vente de la bibliothèque du prince de Soubise, pour être remis à Sainte-Geneviève, à qui il a autrefois appartenu. Dans la Bibl. Historique de la France, T. III, n° 35356, on indique comme unique un autre ms. du même roman, qui de chez Colbert a passé à la bibliothèque du roi. L’erreur est démontrée par ce manuscrit cy, qui est authentiqué par le certificat des p. 109 et 110.
    « L’abbé de Saint-Léger. »
  18. Reproduit p. 122. La première partie de ce titre jusqu’aux mots et pour tant représente le plus ancien préambule du poème tel qu’il figurait encore sur le ms. 2233 au siècle dernier. (Cf. P. Le Long, n° 35356.)
  19. « Nous qui soubz signez guardien et religieux du couvent de Cæsambre certifions que ce qui est sus escrit est la vraye coppie et transcription tirée de l’original manuscrit de la cronique et récit de la Conqueste du pais de la Bretaigne Armorique. En vérification et approbation de quoy, Nous dictz frère Thomas Gabet, guardien dudict couvent et deffiniteur de la province de Bretaigne, et autres qui soubz signez : Frère Thomas Gabet ; Fr. Olivarius Gueretius, discretus conventûs ; Brehault Guillaume, recteur du couvent ; Ratry, J. Boullard, Frotet. »
  20. Arch. d’Ille-et-Vilaine, fonds cité ; requête du 28 avril 1625. — Arch. de Saint-Malo, anc. G G, 297.
  21. « Afin, dit Frotet de la Landelle, que ceux qui se donneront le loisir de lire ces mémoires ne puissent pas penser que je parle par cueur de cette antiquité, il m’a semblé n’estre hors de propos d’insérer en ce lieu cette rythme, qui a esté trouvée dans la bibliotéque des religieux du couvent de Cesambre. Croiant que comme les gousts sont différens, il s’en trouvera aucuns, lesquels prendront plaisir à voir cette antiquaille, tant pour l’antiquité du langage et rudesse de la rythme que pour le subject dont elle traite. Tout quoy, soit vray ou faux, je l’offre icy au lecteur telle que je l’ay trouvée. »
  22. Il y est joint une ancienne cote du volume qui porte : « Un volume contenant la copie d’un ms. trouvé sous les ruines, etc., copié exactement sur les fragments délabrés que l’on trouva. »
  23. Relevé des extraits, v. 200-234, 278-99, 345-60, 853-905, 999-1003, 1063-69, 1828-34, 2015-23, 2038-47, 2058-84.
  24. Traduction de l’épisode d’Ohès de Carhaix appelé, on ne sait pourquoi, Hoel de Nantes, citation des v. 1831-46, 1708-37.
  25. Alain Bouchart fond les chapitres xxvii à xxx du faux Turpin dans celui qu’il intitule : « Des sepvltvres des corps des chevaliers chrestiens qui fvrent occis a Roncevavlx et comment Charlemagne conqvist le royavlme de Bretaigne. »

    Après les funérailles d’Arastagnus, roi de Bretagne, au château de Belin, et d’Hoel, comte de Nantes, dans sa ville, vient le passage qui nous intéresse : « Et puis s’en retourna en France Charlemaigne, lequel après la mort du roy Arastagnus s’esforcea de subsmettre soubz sa couronne le royaulme de Bretaigne, à celle fin que les Bretons feussent à luy subiectz ; et dient aucunes hystoires que pour cest affaire Charlemaigne alla à tout son ost en Bretaigne. Toutesfois j’ay leu en autres croniques qu’il y alla pour secourir les Bretons contre ung prince payen, nommé Acquin, qui descendit en Bretaigne à tout grant ost de payens, cependant que leur roy Arastagnus estoit en Espaigne en la compaignie de Charlemaigne. »

  26. Porée du Parc se donne la peine de combattre le récit de l’occupation d’Aleth par les Sarrazins, puis il ajoute : « C’est pourquoi on ne parlera pas ici d’un roman en vers gaulois dont j’ai lu l’original défectueux de quelques feuillets au commencement, parce qu’il contient tant de fables et d’anachronismes qu’il ne mérite pas qu’on s’arrête à le réfuter pied à pied, quoique les curieux de Saint-Malo en fassent cas et que depuis peu il ait été traduit en prose pour en faciliter l’intelligence. »
  27. M. Bizeul avait préparé une édition de la chanson. Ce travail est conservé à la Bibliothèque de Nantes.
  28. D’Argentré conclut : « Il faut oublier les contes de Froissart.... qui sont pures fables et véritablement bourdes et bayes, qu’on a prins de certains romans faicts à plaisir : car oncques ne fut en Bretaigne un Aquin, oncques ne fut chasteau appelé Glay, oncques Charlemaigne n’entra en Bretaigne, encores qu’il soit véritable qu’il y fist courir ses armées soubs ses lieutenans quelque temps, sans y entrer. »
  29. Cf. Fontette, n° 42637.
  30. Beaucoup d’autres mots comme roy, moy, croire, n’offrent aucun exemple de la forme locale.
  31. V. Cartulaire de Saint-Georges, Actes de Bretagne, etc.
  32. Le Livre du bon Jehan, duc de Bretaigne, texte de D. Lobineau. Le ms. qui a servi à M. Charrière a moins de traits caractéristiques.
  33. Cartulaire de Redon, ccclxxii.
  34. Gaston Paris, Alexis, Rédaction rimée, p. 264.
  35. Cf. Huon de Bordeaux, note des v. 12-13.
  36. L’emploi abusif des mots imparisyllabiques dans les v. 378, 738, 1003, 2503, etc., est encore peut-être une preuve de remaniement.
  37. On peut mettre, par exemple, au compte du remanieur, l’incorrection des v. 984, 2305, 2511, ainsi que plusieurs vers trop longs, qui semblent des alexandrins inachevés.
  38. Vers incomplets ou faux par omission de mots ou de syllabes sonores, 380 ; autres, 113. La proportion des vers faux est de 12 %, environ dans les deux premiers tiers, et s’élève à 22 % dans le dernier.
  39. 72, dont plusieurs douteux.
  40. Joculatores qui cantant, gesta principum et vitas sanctorum.... ut faciant solatia hominibus, (Préface d’Huon de Bordeaux, vi.)
  41. V. 107.
  42. V. 183, 768.
  43. D. Morice, I, 123, 131.
  44. D. Morice, 1, 114, 119, 130. — Id., III, 105.
  45. A. de Blois, comtes et vicomtes de Léon. (Biog. bret., II, 296.)
  46. Cf. des Roches, Histoire du diocèse d’Avranches. — Gallia Christiana, D. Abrincensis, xi, Pr., col. 237.
  47. D. Martène, Thesaurus anecd., III, Acta varia in causa Episcopatûs Dolensis.
  48. Gallia Christiana de M. Hauréau, p. 61, B ; p. 999, A.
  49. D. Morice, Pr. I, 735, l. 54 et stes.
  50. V. 1469.
  51. Épopées françaises, ii, p. 301, note.
  52. V. 2273.
  53. Cf. Alexis, p. 202.
  54. Romania, 1876, p. 5.
  55. D. Morice, Pr. I, 684, l. 24. D. Lobineau, II, 134, l. 27.
  56. On peut le croire contemporain de Roland III, élu archevêque en 1177. On peut aussi, il est vrai, le rejeter dans la première moitié du siècle en lui donnant pour bienfaiteur Roland II. — Cf. Gall. Chr., XIV, Eccl. Dolensis.
  57. Il est remarquable qu’aucun des couvents du pays ne reçoive de mention particulière ; Saint-Étienne, Château-Malo, Notre-Dame, où Charlemagne distribue impartialement les fondations, n’étaient pas des abbayes ou des prieurés, mais de simples chapellenies qui dépendaient de l’église d’Aleth.
  58. Ep. fr., II, p. 302, note.
  59. Gestes de Charlemagne devant Carcassonne et Narbonne. B. N., fonds fr., 2232. — Cf. P. Meyer, Rech. sur l’Ép. fr., p. 54 et stes. (Bibl. Ec. des Chartes, 1867.)
  60. Les chansons de geste ne font que de rares allusions aux guerres de Charlemagne en Bretagne, et ces guerres sont toujours dirigées contre les Bretons eux-mêmes. Roland dit à son épée : Jo l’en cunquis e Anjou e Bretaigne (v. 2322), sans que l’on sache à quelle guerre se rapporte cette conquête. Il est fait mention de guerres contre les Bretons dans Mainet (fragments, v. 53), Garin le Loherain (II, 65, P. Paris) ; Amis et Amile (H. litt., XXII, 290) ; le Couronnement Loeys (v. 18). Ph. Mousket (v. 4639), Girard d’Amiens en disent quelques mots empruntés à Turpin (chap. ii) ou aux chroniques de S. Denis. (Cf. G. Paris, Charlemagne, p. 296). V. Index, au mot Salemon, la liste des personnages cités dans les chansons.
  61. On pourrait recueillir à Saint-Servan plusieurs contes sur Aquin devenu le bonhomme Solidor, chef des Sarrasins. On montre dans la Cité le Puits des Sarrasins. Rapprocher les récits réunis dans l’Hist. poët. de Charlemagne, p. 255.
  62. Romania, 1872, I, 63. Tersin est un roi sarrasin, maître d’Arles. Charlemagne s’empare de la ville, après sept ans, en coupant un aqueduc.
  63. V. 60, 140, 1424.
  64. G. Paris, Guitalin dans la K. Saga. Bibl. Ec. Chartes, 1865, p. 18.
  65. F. Michel, chanson des Saxons, laisses 34, 36, 45, etc. On dit à Charlemagne dans l’embarras :

    Or vous aurait mestier de l’aie Salemon. (L. 14.)

  66. B.N., fds fr., 2495. — Ep. fr., I, 63-83.
  67. M. P. Paris y a vu une des meilleures preuves de l’antiquité de la chanson. Hist. litt., p. 404. — Cf. Hist. poët., p. 433.
  68. Saint-Fagon est inconnu en Bretagne ; ne serait-ce pas le château du Saint in fago, dans la forêt du Faou, près de Gourin ? — Cf. Renaus, Ed. Michelant, p. 119-120.
  69. Notes, p. 180.
  70. Histoire poétique de Charlemagne, p. 408 et stes.
  71. « In quo prælio… Hrodlandus Britannici limitis præfectus… interficitur. » Eginhard, Vita Karoli M. Historiens, V, 93, A.
  72. D. Morice, I, 25-28.
  73. Vers 708 et sts.
  74. Ainsi, la recherche de Naimes parmi les morts et le trait des v. 1817-8, original, croit-on, dans Aliscans, peut avoir passé dans Aquin par l’intermédiaire d’Aspremont, où il se retrouve également.
  75. V. 852 et sts.
  76. La vieille Ahès arrive dans notre pays.
    Portons de grandes pierres sur les routes,
    Portons de grandes pierres et de petites
    Sur le grand chemin, au milieu de la lande,
    (Annuaire historique de la Bretagne, 1861, p. 177).

  77. Albert le Grand. Vie de S. Guennolé, éd. M. de Kerdanet, p. 57.
  78. « C’est encore une vieille tradition que l’ancienne ville de Neodunum a été submergée dans cette mare.... Le peuple débite qu’au milieu est un gouffre d’une profondeur extrême, et qu’on trouve sur ses bords des restes de murs et les ruines d’une ancienne ville. » Description historique et topographique de la Bretagne, 1756, II, p. 33. (Bibliothèque de Rennes, ms. 179.)
  79. V. Dictionnaire d’Ogée, Saint Suliac.
  80. Cf. G. Paris, Hist. poét. de Charlemagne, p. 443.
  81. P. XXV, note.
  82. Cf. Ep. fr. II, 295. Éléments historiques du roman d’Aquin.
  83. Un de ces lieutenants dévasta les environs d’Aleth vers la fin du règne de Charlemagne. D. Morice, Pr., I, 225-6.
  84. « Je ne trouve point hors d’apparence que de cette grande multitude de Maures deffaicte par Charles Martel... il ne s’en puisse estre sauvé une bonne partie, laquelle aurait bien pu descendre de Tours... à Nantes par la rivière de Loyre.. et de Nantes... en ceste autre coste de Bretaigne où est située Quidalet... Et l’un des chefs et conducteurs de l’armée des Maures descendus en Aquitaine, est, par l’historien espagnol, nommé Athim. » Mémoires de La Landelle, p. 11, 12.
  85. Sarrazins ert li Saisnes, si creant à Mahom. — F. Michel, laisse III.
  86. Rou, 422-3, etc. — Cf. Garin le Loherain, I, 57, notes.
  87. Voir les citations de M. de Reiffemberg. (Ph. Mousket, I, 615.)
  88. Daneis manderent e Norreis. (Rou, 238.)
  89. V. 2145 et sts.
  90. En 887, 919, 931, etc.
  91. A. 919... Totam Britanniam devastarunt, fugientesque inde præ timore Normannorum territi comites ac mathiberni dispersi sunt per Franciam, Burgundiam et Aquitaniam. D. Morice, Pr., I, 145. Ex chron. Nannet. — Cf. Cartulaire de Redon, CCCLXV, note 5.
  92. Gallia chr., XIV, 1043, C, 998, C. — D. M., I, 62, 66, Pr., I, 35. — Hist., VIII, 198, B.
  93. Rotbertus comes... acceptis ab eis obsidibus, Britanniam ipsis quam vastaverunt cum pago Nannetico concessit. — Ex : chron. Frodoardi, Historiens, VIII, 177, D.
  94. « INCO Normannus qui morabatur in Ligeri cum suis Britanniam pervadit ; victisque et pervasis et cæsis vel ejectis Britonnibus, regione potitur. » Frodoard. (a. 931). Historiens, VIII, 188, A.
  95. Cart. de Landevenech. D. Morice, Pr. I, 345. Id., 34.
  96. D. Morice, I, 60. — Id., ex chr. Brioc. et Nannet. Pr. I, 27, 145.
  97. Frod., Hist., VIII, 187, D, — D. M., Pr. I, 4, ex Chr. Britannico.
  98. On rencontre : Acwin legatus Danorum regis. Historiens, V, 357, C. — Venerunt e Denmearcia... Hacun comes. Id. XIII, 49, B. — Ingo rex Sueciæ, dans Saxo Grammaticus. — On connaît la dynastie des Haquin (Haacon, Haaconson) de Norvège, « communément appelés Hacon, » dit Moréri. — Le ruisseau le Cardequin est appelé Cardescon dans un acte de Dol de 1181. D. Morice, Pr. I, 683.
  99. Aliscans, v. 1410, 5136, etc. ; les Saisnes, L. civ (F. Michel, I, 179) ; Doon de Maïence, v. 9667, etc.
  100. Fauchet, Antiquités françaises, p. 188 ; Henri Martin, II, 210, 330, etc.
  101. V. 61, 738.
  102. V. 747.
  103. Ex. chr. Briocense : Salomon nepos regis Nomenoi… Eris pogium cognatum furtive interfecit. D. Morice, Pr., I, 23. — De Salomone rege martyre, t. VI, juin. Boll.
  104. Isoré est un nom donné à divers personnages dans les chansons ; on trouve Isoré, pape, dans Amis et Amile.
  105. Gall. Chr., eccl. Dolensis, XIV, 1044, c. — D. Morice, II, lv, Pr., I, 30, 33, 147. — Biographie bretonne, vo Conan le Tort, P. 423 et notes.
  106. Rev. archéologique d’Ille-et-Vilaine, 1863, p. 176.
  107. Aye d’Avignon, v. 1269. — Gaydon, v. 647, 8736, etc. Anciens Poëtes, édit., Guessard. — Anséis de Carthage, B. N., fonds fr. 793, fo 1.
  108. Histoire de la petite Bretagne, par l’abbé Manet, t. II, p. 155,
  109. Cart. de Redon, anno 837, p. 136, etc.
  110. Les noms de Conan, Guion, Richard, Hamon, semblent empruntés aux seigneurs de Léon du XIIe s.
  111. V. 1638.
  112. Nous renvoyons aux cartes de l’état-major, à Cassini, et pour les environs de Saint-Malo, à la carte cadastrale de Lesné, 1845.
  113. V. notes, p. 131.
  114. Mémoires (en cours de publication), p. 8, 13.
  115. Antiquité d’Aleth, par Th. de Quercy.
  116. Note du ms. de Ste Geneviève,
  117. Elle semble démontrée par le rapprochement des v. 219 et 2286.
  118. La chapelle actuelle de S. Étienne, bâtie en 1577, a été précédée d’un autre édifice. D’après un aveu de la seigneurie de Châteauneuf de 1542 (Arch. d’Ille-et-Vilaine) : « le gardien de S. Estienne doit 2 sols 2 deniers. » Au-devant de la chapelle, une croix très-ancienne, qui mérite d’attirer l’attention, porte à sa base : Sc* Steph* d. p. m. Une notice de l’abbé Chenu, sur le registre de la chapelle, raconte en abrégé l’histoire d’Aquin.
  119. Arch, d’Ille-et-Vilaine, fonds du secrétariat de l’évêché de Saint-Malo, Chapelles de Saint-Étienne, Château-Malo, etc.
  120. Notes, page 145.
  121. V. 1343.
  122. Notes, p. 140.
  123. On lit dans une notice : « Robertus filius Bresel... dat beato Petro Civitatis Aletæ... quamdam terram juxta præfatæ urbis portam sanctique Servatii cimiterium sitam. » D. Morice, Pr., I, 497 (anno 1098). Ce texte, rapproché du nom de la rue du Pré-Brecel, indique plus clairement que la chanson la position de la porte d’Aleth, du côté de la terre.
  124. Notes, p. 158.
  125. Note du vers 2168.
  126. On lit dans le lectionnarium Dolense in festo S. Columbani abbatis, lectio VI, 28 novembre : « Lacus Dolensis, occidentem respiciens, sancti Colmani nomen ab antiquis temporibus retinet.… ibi fundatum est oratorium cui adscriptos fuisse monachos extra dubium est. Illud cœnobitis de Troncheto a Stephano Dolensi episcopo. anno 1289, concessum est. » On l’a aussi appelée mare Coaquin, du nom de la famille de Coëtquen qui l’a possédée. D’après le président de Robien, qui en donne la carte en 1756, cette mare contenait encore 131 journaux 36 cordes ; les bruyères inondées, 138 journaux 77 cordes. Elle tarit pour la première fois en août 1802.
  127. En avons-nous la trace dans ce passage : « metailles deues sur deux bailliages en lad. paroisse (de Miniac-Morvan) ou petit angle nommé le Parc de Rigourdaine » (Aveu de Châteauneuf, cité plus haut). Il est singulier, en tout cas, de retrouver de ce côté de la Rance et sur le bord de la Mare le nom de cette seigneurie.
  128. Bibl. Nle, Cart. ep. Dolens., p. 6. — Notes, p. 170.
  129. « Tout le monde a entendu parler du mugissement lugubre qui semble sortir du creux de cet abîme... Le peuple l’appelle le beugle de Saint-Coulman, et a forgé sur ce fait très-réel mille contes... » État de la baie du Mont St-Michel, par l’abbé Manet, 1829, p. 79.
  130. Cf. D. Lobineau, glossaire, vo bidannum, bief.
  131. V. 795.
  132. Notes, p. 174.
  133. Histoire littéraire, XXII, p. 411. — Épopées françaises, II, p. 305.
  134. V. note du v. 2977, p. 176.
  135. Notes, p. 177, 178. — Il est à noter que les noms de Nivet, Mené, Ohès, etc., ne sont donnés que sous la forme française.
  136. F° 85, éd. 1588.
  137. Vitæ SS. Corentini, Wenwaloei, Ronani, ap. Boll. 3 mart., 8 jun, 12 déc. ; A. Le Grand, p. 50, 287, 800.
  138. La Villemarqué, p. 478.
  139. Ronan [vint demeurer] d’abord dans une vallée de Léon, et puis, dans la forêt de Nevet, au pays de Cornouaille. — Cette forêt a également figuré dans l’histoire de Bretagne. Cf. D. Morice, Pr., I, 34, 368.
  140. Rex Grallonus Sancto Corentino dedit territorium Ploemodiern cum multis aliis possessionibus. Ex Chr. Brioc. D. Morice, Pr., I, 10.
  141. Vie de S. Guennolé. A.-le-Grand, p. 50. — Aveu de Nevet.
  142. Apud Ploemodiern, satis prope passagium maritimum quod Bretonicè nuncupatur Treizguenhel. D. Morice, Pr., I, 10.