Le roman de Violette/01

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(Auteur présumé)
Antonio Da Boa-Vista (p. 3-18).
Chapitre I

Le Roman de Violette, Bandeau de début de chapitre
Le Roman de Violette, Bandeau de début de chapitre


LE
ROMAN DE VIOLETTE
Œuvre posthume d’une célébrité masquée


Séparateur


CHAPITRE I



Q uand je connus Violette, j’avais trente ans.

J’habitais le quatrième étage d’une assez belle maison de la rue de Rivoli, au-dessus duquel étaient échafaudées les chambres occupées par les domestiques et de jeunes ouvrières travaillant chez la marchande de lingerie dont le magasin existe encore au rez-de-chaussée, sous les colonnes.

À cette époque ma vie était liée à celle d’une maîtresse fort belle et très aristocratique de façons. Elle possédait une de ces peaux blanches que Théophile Gautier célèbre dans ses émaux et camées ; une de ces chevelures qu’Eschyle tresse sur la tête d’Electre et compare aux épis de l’Argolide. Mais devenant trop grasse, avant l’âge, furieuse de son obésité précoce, ne sachant à qui s’en prendre de cette plétore, elle rendait tous ceux qui l’approchaient malheureux, par un caractère impossible. Il en résultait que nos relations étaient rares et que tout en pourvoyant à ses caprices, je ne faisais rien pour rapprocher nos chambres situées aux deux extrémités de l’appartement. J’avais fait choix de la mienne à cause de sa vue sur les Tuileries. J’étais déjà atteint de la manie de tremper mes doigts dans l’encre, et pour un travailleur, rien de plus doux, de plus beau, de plus reposant, que la vue de cette sombre masse de verdure formée par les vieux arbres du jardin.

Dans leur feuillage, l’été, tant qu’il fait une lueur de jour, les pigeons ramiers se disputent les hautes branches ; puis avec le crépuscule, tout rentre dans l’immobilité et le silence.

À dix heures, la retraite bat et les grilles se ferment, et pendant les nuits privilégiées, la lune apparaît lentement, venant argenter la cîme des arbres de son pâle rayon.

Souvent, en même temps que la lune, une légère brise se lève faisant trembler la lumière dans les feuilles frémissantes qui alors semblent s’éveiller, vivre, respirer l’amour et soupirer le plaisir.

Puis peu à peu, les unes après les autres, les fenêtres deviennent sombres, la silhouette du Palais ne se dessine plus que vaguement, tranchant en noir sur l’azur nocturne et transparent du ciel.

Peu à peu aussi, les bruits de la ville s’éteignent avec le roulement lointain d’un fiacre ou d’un omnibus, et l’oreille s’épanouit à ce silence que la respiration du géant endormi trouble seule.

L’œil alors se repose sur le château, sur ces arbres empruntant aux ténèbres la majesté de leurs grandes masses immobiles. Souvent je restais ainsi pendant des heures à rêver à ma fenêtre.

À quoi rêvais-je ?

Je n’en sais rien moi-même, probablement aux choses à quoi l’on rêve à trente ans : à l’amour, aux femmes qu’on a vues et souvent plus encore, à celles qu’on ignore.

Avouons que les charmes les plus puissants sont ceux des femmes que l’on ne connaît pas ?

Il y a des hommes déshérités de la nature, sur le cœur desquels le soleil, âme du monde, a oublié de laisser tomber un de ses rayons ; ceux-là voient gris, et dans le cours d’une vie crépusculaire, accomplissent, comme un devoir de citoyen, l’acte dans lequel Dieu a mis, pour ses créatures favorisées, le suprême bonheur de la vie, le paroxisme momentané de l’exaltation de tous les sens, cette âcre explosion de volupté enfin qui tuerait un géant, si elle durait une minute au lieu de durer cinq secondes.

Ceux-là ne font pas d’enfants, il se reproduisent, ils appartiennent à cette grande fourmilière humaine qui bâtit sa maison morceau par morceau, qui charrie l’été sa provision de l’hiver et qui répondra à Dieu quand Dieu lui demandera : Qu’as-tu fait sur la terre ?

— J’ai travaillé, j’ai bu, j’ai mangé, j’ai dormi.

Bienheureux en ce monde celui qui cherchant inutilement ce qu’il a fait ici-bas, se contentera de répondre à la voix céleste : — J’ai aimé !

J’étais dans un de ces rêve qui n’ont ni horizon, ni limites, qui mêlent le ciel à la terre ; je venais de tressaillir au timbre de l’horloge de l’église voisine qui avait sonné deux heures, lorsqu’il me sembla entendre frapper à ma porte. Je crus me tromper, j’écoutai : le bruit redoubla. J’allai voir qui pouvait à pareille heure songer à me faire visite et j’ouvris. Une jeune fille, une enfant presque, se glissa par l’ouverture en me disant :

— Ah ! cachez-moi chez vous, monsieur, je vous en prie.

Je mis mon doigt sur ma bouche pour lui indiquer d’être silencieuse et je refermai ma porte le plus doucement que je pus ; puis, je l’enveloppai de mon bras et suivant la ligne de lumière qui s’allongeait jusqu’à nous, je la conduisis dans ma chambre à coucher.

Là, à la lueur de mes deux bougies, je pus voir quel était l’oiseau échappé de sa cage et que le hasard m’envoyait.

Je ne m’étais pas trompé, c’était une adorable enfant de quinze ans à peine, mince et flexible comme un roseau, quoique déjà formée.

Sans chercher sa gorge, ma main s’était posée dessus et j’avais senti le globe vivant la repousser.

Un frisson m’avait passé par les veines, rien qu’à ce contact. Il y a des femmes qui ont reçu de la nature ce don fascinateur d’éveiller la sensualité dès qu’on les touche.

— Que j’ai eu peur, murmurait-elle.

— Vraiment ?

— Ah oui ! Et quel bonheur que vous n’étiez pas encore couché.

— Et qui donc vous a fait cette grande peur ?

— Monsieur Béruchet.

— Qu’est-ce que c’est que monsieur Béruchet.

— Le mari de la lingère chez laquelle je travaille en bas.

— Et que vous a fait ce monsieur Béruchet ? Voyons contez-moi cela.

— Mais vous me garderez toute la nuit, n’est-ce pas ?

— Je vous garderai tant que vous voudrez. Je n’ai pas l’habitude de mettre les jolies filles à la porte.

— Oh ! je ne suis encore qu’une petite fille et non une jolie fille.

— Eh ! eh !…

Mon regard plongeait sur sa poitrine, par sa chemise entr’ouverte et je dois dire que je ne la trouvais pas si petite fille que cela.

— Demain, au jour, je m’en irai, dit-elle.

— Et où irez-vous ?

— Chez ma sœur.

— Votre sœur ? Où est-elle votre sœur ?

— Rue Chaptal, n° 4.

— Votre sœur demeure rue Chaptal !

— Oui, à l’entresol. Elle a deux chambres, elle m’en prêtera une.

— Et que fait votre sœur, rue Chaptal ?

— Elle travaille pour les magasins. Monsieur Ernest l’aide.

— Elle est votre aînée !

— De deux ans.

— Comment l’appelle-t-on ?

— Marguerite.

— Et vous, comment vous appelle-t-on ?

— Violette.

— Il paraît que dans votre famille, on aime les noms de fleurs.

— C’était maman qui les adorait.

— Elle est morte votre mère ?

— Oui, monsieur.

— Quel était son nom ?

— Rose.

— Décidément on y tenait chez vous ! Et votre père ?

— Oh, il vit bien !

— Et que fait-il ?

— Il est gardien des portes de Lille.

— Quel est son nom ?

— Rouchat.

— Je m’aperçois que je vous interroge depuis une heure et que je ne vous ai pas fait dire pourquoi monsieur Béruchet vous faisait peur.

— Parce qu’il voulait toujours m’embrasser.

— Bah !

— Il me poursuivait dans tous les coins et je n’osais jamais aller sans lumière dans l’arrière-boutique, car j’étais sûr de l’y trouver.

— Et cela vous déplaisait qu’il voulût vous embrasser ?

— Oh oui ! beaucoup !

— Et pourquoi cela vous déplaisait-il ?

— Parce que je le trouve laid, puis il me semble qu’il ne voulait pas se contenter de m’embrasser seulement.

— Et que voulait-il donc encore ?

— Je ne sais pas.

Je la regardai fixement pour voir si elle ne se moquait pas de moi. Son air de parfaite innocence m’indiqua que non.

— Mais enfin, il a fait autre chose que de vouloir vous embrasser ?

— Oui.

— Qu’a-t-il fait ?

— Il a monté avant-hier à ma chambre et quand j’étais couchée, du moins je présume que c’est lui, il a essayé d’ouvrir ma porte.

— Il n’a pas parlé ?

— Non, mais dans la journée, il m’a dit : ne ferme pas ta porte ce soir, ma petite, comme tu l’as fait hier soir, j’ai des choses importantes à te dire.

— Et vous avez fermé votre porte tout de même ?

— Ah je crois bien ! plus que jamais.

— Et il est venu ?

— Il est venu, il a tourné le bouton de toutes les façons, il a frappé doucement, puis plus fort. Il m’a dit : C’est moi, ouvrez donc, c’est moi, ma petite Violette.

Vous comprenez bien que je n’ai pas répondu, je tremblais de peur dans mon lit. Plus il disait c’est moi ; plus il m’appelait sa petite Violette, plus je mettais mon drap par-dessus ma tête. Enfin au bout d’une demi-heure, au moins, il s’en est allé tout grommelant.

Aujourd’hui, toute la journée, il m’a boudé, de sorte que j’espérais en être quitte ce soir. Déjà j’étais au trois quarts déshabillée comme vous le voyez, lorsque je songeais à pousser le verrou. Mon verrou avait été enlevé dans la journée, de sorte que comme la porte n’a pas de serrure, elle ne fermait plus. Alors, sans perdre un instant, je me suis sauvée et je suis venue frapper à votre porte. Oh, c’était une inspiration !

Et l’enfant jeta ses bras autour de mon cou.

— Je ne vous fais donc pas peur, moi ? lui dis-je.

— Oh ! non.

— Et si je voulais vous embrasser, vous ne vous sauveriez pas ?

— Voyez plutôt dit-elle, en appuyant sa petite bouche fraîche et humide sur ma bouche asséchée.

Malgré moi, je passai ma main derrière sa tête et je maintins quelques secondes mes lèvres sur les siennes, tandis que du bout de la langue je carressais ses dents. Elle ferma les yeux et renversa sa tête en arrière en disant : Comme c’est bon ces baisers-là !

— Vous ne les connaissiez pas ? lui demandai-je.

— Non, fit-elle en passant sa langue sur ses lèvres brûlantes. Est-ce qu’on embrasse comme cela d’habitude ?

— Les personnes que l’on aime, oui.

— Vous m’aimez donc vous ?

— Si je ne vous aime pas encore, je me sens en bonnes dispositions de le faire.

— Et moi aussi.

— Tant mieux !

— Et que fait-on quand on s’aime ?

— On s’embrasse comme nous venons de le faire tout à l’heure.

— Et c’est tout ?

— Oui.

— C’est drôle, il me semblait éprouver d’autres désirs, comme si ce baiser, si bon qu’il fût, n’était que le commencement de l’amour.

— Qu’éprouviez-vous ?

— C’est impossible à dire : une langueur dans tout le corps, un bonheur comme je l’ai parfois éprouvé en rêve.

— Et quand vous vous réveilliez après avoir éprouvé ce bonheur en rêve, que vous semblait-il ?

— J’étais toute brisée.

— Et vous n’avez jamais ressenti cette sensation qu’en rêve ?

— Si fait, tout à l’heure, quand vous m’avez embrassée.

— Je suis donc le premier homme qui vous embrasse ?

— Comme cela, oui ; mon père l’a souvent fait, mais ce n’était pas la même chose.

— Alors vous êtes vierge ?

— Vierge ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

Il n’y avait pas à se tromper à son accent.

J’eus pitié ou plutôt respect de cette innocence qui s’abandonnait si complètement à moi. Il me semblait que ce serait un crime de prendre furtivement et comme un voleur ce doux trésor de la nature qu’elle ignorait posséder et qu’on perd pour toujours en le donnant.

— Et maintenant, parlons raison, mon enfant, lui dis-je, en la laissant glisser de mes bras à terre.

— Ah ! dit-elle, vous n’allez pas me renvoyer, n’est-ce pas ?

— Non, je suis trop content de t’avoir. Puis après un instant : Écoute, continuai-je, voilà ce que nous allons faire. Nous allons aller chercher tes vêtements.

— Très bien. Et où irai-je moi ?

— Cela me regarde maintenant. Montons tous les deux dans ta chambre.

— Et monsieur Béruchet ?

— Il est probable qu’il n’est plus là. Voilà trois heures du matin qui sonnent.

— Que ferons-nous dans ma chambre ?

— Nous prendrons ce qui t’appartient.

— Et puis ?

— Et puis je te conduirai avec ton petit paquet dans une chambre que j’ai en ville, d’où tu écriras à Monsieur Béruchet une lettre que je te dicterai. Veux-tu ?

— Ah ! moi je ferai tout ce que tu voudras d’abord.

Adorable confiance de l’innocence et de la jeunesse. Oui, la chère enfant, elle eût fait tout ce que j’eusse voulu et à l’instant même si je le lui eusse demandé.

Nous montâmes à la chambre veuve de son verrou, nous prîmes toutes les hardes de Violette qui tinrent, hélas ! dans un sac de nuit. Elle acheva de s’habiller, nous descendîmes à la porte et comme il n’y avait pas de fiacre, bras dessus, bras dessous, légers et joyeux comme deux écoliers, nous partîmes pour la rue St-Augustin, gisement d’une charmante chambre où j’allais coucher pendant mes jours ou plutôt mes nuits de débauches.

Une heure après, j’étais rentré chez moi sans avoir avancé d’un pas mon roman avec Violette.


Le Roman de Violette, Bandeau de fin de chapitre
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