Le roman de Violette/07

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(Auteur présumé)
Antonio Da Boa-Vista (p. 131-148).
Chapitre VII

Le Roman de Violette, Bandeau de début de chapitre
Le Roman de Violette, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE VII



V iolette avait d’abord craint que mon amour pour elle, ne diminuât à la suite de l’espèce de partage arrêté entre nous ; j’aurais pu de mon côté avoir la même crainte, mais cette espèce de vie à trois, ne fit au contraire qu’augmenter notre passion en y ajoutant un surcroît de plaisir.

Comme nous nous tenions scrupuleusement dans les termes du traité conclu entre nous, il n’y avait pas de jalousie de la part de Violette, ni de la mienne.

Mais il n’en était pas de même de celle de la comtesse, toutes les fois que je devenais devant elle un homme pour Violette, il fallait que l’enfant… en même temps qu’elle recevait les miennes, lui prodiguât les caresses les plus vives.

Comme je n’avais pas pris, vis-à-vis de la comtesse les engagements que je lui avais fait prendre vis-à-vis de moi, c’est-à-dire de ne jamais jouir de Violette hors de ma présence, j’avais ma chère petite maîtresse à moi tant que je voulais, et jamais je ne m’aperçus qu’il me manquât quelque chose quand la comtesse n’était pas là. J’avoue, au contraire, qu’en ma qualité d’artiste peintre, cette vie à trois était pour moi un plaisir et une étude. Souvent, au milieu de nos caresses, je sautais en bas du lit, je prenais mon album et mon crayon, et, loin d’arrêter l’essor de la passion chez mes deux modèles, je les excitais à de nouvelles ardeurs qui me fournissaient de nouvelles poses et faisaient jaillir du corps si voluptueux de la femme, des beautés de formes inconnues.

Mais au milieu de tout cela, je n’oubliais pas ce que m’avait dit Violette, de ce qu’elle appelait sa vocation pour le théâtre.

Je lui avais fait apprendre l’Iphigénie de Racine, la Fausse Agnès de Molière, et la Marion Delorme de Victor Hugo, et c’était pour la comédie que j’avais cru reconnaître en elle la plus sérieuse vocation.

La comtesse qui, de son côté, avait été élevée au Couvent des Oiseaux, y avait joué la comédie les jours de fête, comme c’est l’habitude dans les pensionnats ; sa grande taille, sa voix presque masculine donnaient à ses poses et à sa vive diction une certaine couleur magistrale qui me faisait prendre plaisir à les voir répéter ensemble, surtout quand, revêtues par moi du véritable costume grec qui laissait une partie du corps nu, elles s’abandonnaient aux élans de passion si suave et si puissante à la fois dans Racine.

Ces dispositions bien reconnues par moi et par un auteur dramatique de mes amis, je demandai à celui-ci une lettre de recommandation pour un professeur dramatique.

Il me la donna en souriant et en me priant d’avertir Violette qu’elle aurait probablement à se défendre contre les tentatives de M. X.

Je conduisis moi-même Violette chez M. X. Je lui remis la lettre de mon ami, nous fîmes répéter à Violette trois rôles, et son avis, comme le mien, fut que son aptitude la poussait aux choses gaies.

Il lui donna Chérubin à apprendre. Tout alla bien pendant trois semaines, ou un mois, mais au bout de ce temps Violette en me revoyant le soir se jeta à mon cou et secoua la tête, elle me dit :

— Christian, je ne veux plus aller chez M. X.

Je l’interrogeai.

Ce qu’avait prévu mon ami, était arrivé. Pendant les quatre ou cinq premières leçons le maître avait eu pour l’élève tous les égards qu’il eût eu pour une sœur, mais peu à peu, sous prétexte de lui apprendre à harmoniser le geste avec la parole, il avait porté les mains sur elle, et Violette avait été obligée de repousser des attouchements qui étaient plutôt ceux d’un amant, que ceux d’un professeur.

Violette lui paya ses leçons et n’y retourna plus. Il fallut en trouver un autre.

Celui-ci commença comme son prédécesseur, il finit de même ou à peu près.

Un jour, à l’heure de la leçon, elle le trouva sorti, mais en sortant il avait fait prier de l’attendre.

Elle entra dans son cabinet, et sur son bureau, trouva un livre tout ouvert à la place du Molière dans lequel elle avait l’habitude de répéter.

C’était un livre licencieux, avec des gravures obscènes. Son œil pur fut naturellement attiré par le livre. Il était intitulé Thérèse Philosophe.

Ce titre ne lui apprenait rien, mais la première gravure qu’elle rencontra lui parla plus clairement.

Ce pouvait être le hasard qui avait mis ce livre sous ses yeux. Violette prétendit le contraire et refusa de retourner chez son professeur.

Violette était passionnée plutôt que libertine. Pendant les trois ans où je la connus, et pendant lesquels, soit à deux, soit à trois, nous épuisâmes le répertoire de toutes les fortes caresses, pas un mot grossier ne sortit de sa bouche.

On paya ce second professeur comme on avait payé le premier et nous songeâmes, chose difficile, à trouver un moyen de la soustraire à ces importunités.

Je me résolus, à partir de ce moment, à lui donner une femme pour professeur.

Je consultai une grande artiste de mes amis ; elle était liée avec une fille d’un grand talent qui avait joué à l’Odéon et à la porte Saint-Martin avec succès. On l’appelait Florence. Seulement, nous tombions de Charybde en Scylla, car Florence passait pour une des tribades les plus ardentes de Paris.

Elle n’avait jamais voulu se marier et on ne lui avait jamais connu d’amant.

Nous nous consultâmes, la comtesse, Violette et moi.

Je ne voulais pas étendre le cercle de mes relations, sachant par expérience tous les inconvénients qui résultent pour l’amour d’une existence partagée en mille morceaux. Cependant je tenais à donner satisfaction aux goûts artistiques de ma chère petite maîtresse.

Je réfléchis un peu, je causai très longuement avec la comtesse et l’animation de ses regards me prouva à quel point le sujet de notre entretien avait le don de l’émouvoir. Aussi je l’emmenai vite à se poser en adoratrice de la grande actrice, et ensuite à lui présenter Violette comme une enfant à laquelle elle s’intéressait, mais en même temps, à prendre une attitude de jalousie assez marquée pour imposer à Florence la plus grande retenue. Florence, justement venait de créer à cette époque un rôle dans lequel elle développait toute la gamme de la passion dont la nature l’avait douée.

La comtesse qui n’éprouvait d’ailleurs aucune répugnance pour le rôle qu’elle allait jouer, loua une petite avant-scène au mois dans le théâtre de Florence.

La comtesse portait l’habit d’homme à tromper Laferrière ; elle alla s’installer dans son avant-scène et, en relevant l’écran vert, demeura cachée au public et visible à l’actrice seule.

Il va s’en dire qu’elle était ravissante avec son costume de fantaisie qui se composait d’une redingotte de velours noir doublée de satin, d’un pantalon vert d’eau, d’un gilet chamois et d’une cravate cerise ; de petites moustaches noires en harmonie avec les sourcils suffisaient pour en faire un jeune dandy de dix-huit ans au yeux des personnes qui l’entrevoyaient.

Un énorme bouquet de madame Bargou, la fleuriste à la mode, reposait sur la chaise près d’elle, et à un moment donné tomba aux pieds de Florence.

Une actrice qui reçoit pendant trois ou quatre soirées consécutives des bouquets de trente à quarante francs finit par regarder la loge d’où ils partent.

Florence regarda dans l’avant-scène et vit un charmant garçon ayant l’air d’un collégien ; elle le trouva fort joli et amusant et dit à part d’elle : „ Quel malheur que ce soit un homme „.

Le lendemain et le surlendemain, même enthousiasme de la part du spectateur, même regret de la part de l’actrice.

Le cinquième jour un billet était joint au bouquet.

Florence le vit, mais son indifférence pour notre sexe fit qu’elle ne songea à l’ouvrir que rentrée chez elle.

Elle venait de souper tristement seule et elle rêvait au coin de sa cheminée lorsqu’elle se rappela le billet.

Elle appela sa femme de chambre : Mariette, dit-elle, il y avait un billet dans le bouquet de ce soir ; donnez-le-moi.

Mariette le lui apporta sur un plat de porcelaine à défaut de plat d’argent.

Elle l’ouvrit et lut. Mais dès la première ligne son indifférence disparut. Il était conçu en ces termes :

En vérité, adorable Florence, c’est le rouge de la honte au front que je vous écris, mais chaque créature humaine subit sa part de fatalité. La mienne est de vous avoir rencontrée, de vous aimer, vous vous attendez à lire : comme un fou. Plaignez-moi, je suis obligée de vous avouer que je ne suis pas ce que je parais être et de dire : je vous aime comme une folle.

Maintenant raillez-moi, méprisez-moi, repoussez-moi, tout me sera doux venant de vous, même l’injure !

Odette.

À ces mots, je vous aime comme une folle, Florence avait jeté un cri.

Puis comme elle n’avait pas de secrets pour sa femme de chambre.

— Mariette, Mariette, cria-t-elle toute joyeuse. C’est une femme.

— Je m’en étais doutée, répondit Mariette.

— Sotte ! pourquoi ne me l’avais-tu pas dit alors ?

— Dame, je craignais de me tromper.

— Ah ! murmura Florence, comme elle doit être belle !

Puis après un moment de silence, pendant lequel Florence semblait vouloir pénétrer les yeux à travers les habits d’homme de la comtesse, elle demanda d’une voix alanguie :

— Où sont les bouquets ?

— Madame sait bien, que croyant qu’ils étaient d’un homme, elle a ordonné de les jeter.

— Mais celui de ce soir ?

— Il est là.

— Donne-le-moi.

Mariette l’apporta.

Florence le prit et le regardant avec complaisance.

— Est-ce que tu ne le trouves pas splendide.

— Pas plus beau que les autres.

— Tu crois ?

— Madame ne les a pas regardés.

— Ah, dit en riant Florence, je ne serai pas si ingrate pour celui-ci. Aide-moi à me déshabiller, Mariette.

— Madame ne va pas le garder dans sa chambre, j’espère.

— Pourquoi pas ?

— Mais, parce qu’il y a un magnolia, des tubéreuses, des lilas, toutes fleurs à grand parfum, qui peuvent faire très mal à la tête.

— Il n’y a pas de danger.

— Je supplie madame de me laisser emporter ce bouquet.

— Tu n’y toucheras pas au contraire.

— Si madame veut s’asphyxier, elle en est bien maîtresse.

— Si l’on pouvait s’asphyxier avec des fleurs, crois-tu que cela ne vaudrait pas mieux de mourir tout de suite au milieu des fleurs que dans trois ou quatre ans de la poitrine, comme je mourrai probablement.

Florence fit entendre trois ou quatre petits toux sèches. Si madame meurt dans trois ou quatre ans, dit Mariette en faisant glisser la robe de sa maîtresse sur ses hanches, c’est que madame le voudra bien.

— Comment cela ?

— J’ai bien entendu ce que le médecin a dit à madame, hier encore.

— Comment vous avez entendu ?

— Oui.

— Vous écoutiez donc ?

— Non, j’étais dans le cabinet de toilette de madame, occupée à vider l’eau de son bidet…, on entend quelquefois sans écouter.

— Eh bien ! qu’a-t-il dit ?

— Il a dit qu’il vaudrait mieux que madame eût deux ou trois amants que de faire ce qu’elle fait toute seule.

Florence fit une grimace de dégoût.

— Je n’aime pas les hommes, dit-elle, en respirant avec volupté le bouquet de la comtesse.

— Madame veut-elle s’asseoir que je lui tire ses bas, demanda Mariette.

Florence s’assit sans répondre, elle avait le visage perdu dans les fleurs.

Elle se laissa machinalement déchausser, puis laver les pieds avec de l’eau dans laquelle Mariette avait laissé tomber quelques gouttes de l’extrait de mille fleurs de Lubin.

Au théâtre, en se déshabillant, elle avait changé de chemise.

— Quelle essence madame veut-elle que je mette dans son bidet ?

— La même. C’était celle qu’aimait ma pauvre Denise. Sais-tu qu’il y a six mois que je lui suis fidèle, Mariette.

— Oui, au dépens de votre santé.

— Oh ! je pense à elle, en faisant ça…, et au moment où je jouis, je dis tout bas, Denise !… Denise…

— Direz-vous encore Denise ce soir ?

— Chut ! dit Florence en souriant et en mettant un doigt sur sa bouche.

— Madame a-t-elle encore besoin de moi !

— Non.

— Si demain Madame est malade, elle me rendra la justice de dire qu’il n’y a pas de ma faute.

— Si demain je suis malade, je ne m’en prendrai qu’à moi, je te le promets, bonsoir, Mariette.

— Bonsoir, Madame, et Mariette sortit, tout en grondant comme une soubrette gâtée ou, ce qui est bien pis, comme une soubrette qui a tous les secrets de sa maîtresse.

Restée seule en face de sa psyché où brûlaient deux candélabres, Florence écouta un moment les pas de sa femme de chambre qui s’éloignait, puis, sur la pointe de ses pieds nus elle poussa le verrou de la porte de sa chambre à coucher.

Alors, elle revint devant la glace, relut le billet de la comtesse à la lumière des bougies, la baisa, puis le reposa à la portée de sa main sur la toilette, dénoua le bouquet, laissa tomber ses cheveux, puis détachant le ruban de sa chemise, elle appuya ses lèvres sur son corps, pour se débarrasser de ce dernier vêtement qui, en tombant, la laissa nue. Florence était une magnifique brune avec de grands yeux bleus, toujours entourés d’une couche de bistre ; elle avait de longs cheveux tombant jusqu’à ses jarrets et voilant un corps un peu maigre, mais conservant malgré son émaciation des proportions admirables.

Mariette nous a expliqué, tout à l’heure, la cause de cette maigreur. Mais ce dont elle n’eut pu donner l’explication, si avant qu’elle fût dans les secrets de sa maîtresse, c’était de l’abondance de poil dont tout le devant du corps de Florence était recouvert.

Cet ornement bizarre montait jusqu’à la gorge, où il se glissait comme un fer de lance entre les deux tétons. Puis, il en descendait en s’amincissant pour rejoindre la masse qui couvrait tout le bas du ventre, s’enfonçait entre les cuisses et reparaissait un instant au bas du dos.

Florence était très fière de cet ornement qui semblait faire d’elle un composé des deux sexes et qu’elle soignait et parfumait avec un soin tout particulier. Ce qu’il y avait de remarquable, c’est que partout ailleurs, la peau brune, mais d’un ton magnifique était pure de toute végétation capillaire.

Elle commença par se regarder avec une complaisance infinie, se souriant à elle-même, puis, avec une brosse fine, elle lissa toute cette mousse charmante qui se redressait rebelle sous le crin. — Alors, elle prit les fleurs les plus odorantes du bouquet, s’en fit une couronne, la posa sur sa tête, parsema toute sa longue chevelure de tubéreuses et de jonquilles, fit du Mont de Vénus un jardin de roses communiquant à sa gorge par des violettes de Parme, et, toute couverte de fleurs, enivrée des âcres parfums qui en émanaient, elle se coucha languissamment sur une espèce de chaise longue placée devant sa psyché, de manière à ne point perdre de vue la plus petite partie de son corps. Enfin, l’œil mourant, les jambes raidies, la tête renversée en arrière, les narines frémissantes, les lèvres retroussées, une main sur un hémisphère de sa gorge qu’elle enveloppait de ses cinq doigts écartés, l’autre glissant insensiblement et comme par une force irrésistible jusqu’à l’autel où, égoïste et solitaire prêtresse, elle sacrifiait, son doigt se perdit au milieu des roses, avec un léger frémissement ; des tressaillements nerveux commencèrent à agiter toute cette belle statue du plaisir ; aux mouvements involontaires succédèrent des paroles inintelligibles, des soupirs étouffés, puis un râle d’amour ; puis des plaintes au milieu desquelles on distingua non plus le nom de Denise répété trois fois, mais celui non moins doux d’Odette.

C’était la première infidélité que, depuis six mois, elle faisait à la belle Russe.


Le Roman de Violette, Bandeau de fin de chapitre
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