Le roman de Violette/08

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(Auteur présumé)
Antonio Da Boa-Vista (p. 149-166).
Chapitre VIII

Le Roman de Violette, Bandeau de début de chapitre
Le Roman de Violette, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE VIII



E n entrant le lendemain dans la chambre de sa maîtresse, Mariette jeta de tous côtés un regard investigateur ; elle vit la chaise longue devant la psyché, le tapis jonché de fleurs, Florence, brisée dans son lit, demandant un bain.

Elle secoua la tête en murmurant :

— Oh madame ! madame !

— Eh bien, après ? demanda Florence en ouvrant à demi les yeux.

— Quand je pense que les plus beaux garçons et les plus jolies femmes de Paris, feraient des folies pour vous.

— Est-ce que je ne les mérite pas ? demanda Florence.

— Oh madame ! je ne dis pas, au contraire.

— Eh bien, je suis comme eux, je les fais pour moi.

— Madame est incorrigible, mais, ne fût-ce que par respect humain, à sa place j’aurais un amant.

— Que veux-tu, je ne peux pas souffrir les hommes. Est-ce que tu les aimes, toi, Mariette ?

— Les hommes, non. — Un homme, oui.

— Les hommes ne nous aiment que par égoïsme, pour nous faire voir si nous sommes belles, pour se faire voir avec nous si nous avons du talent.

Non, si je me soumettais à un homme, il faudrait que ce fût un homme tellement supérieur, que j’eusse pour lui, sinon de l’amour, du moins de l’admiration.

Hélas ! ma pauvre enfant, j’ai perdu ma mère avant de la connaître, je suis fille d’un mathématicien qui m’a élevée à ne croire à rien qu’à la ligne, au carré et aux cercles. Il appelait Dieu, la grande unité ; il appelait l’univers le grand tout ; il appelait la mort le grand problême. Il a quitté le monde quand j’avais quinze ans, me laissant sans fortune et sans illusion. Je me suis faite actrice et maintenant à quoi me sert ma science ? À mépriser la plupart du temps l’œuvre que je présente, à trouver dans les drames des fautes d’histoire.

À quoi me sert une organisation intelligente.

À trouver dans les drames du cœur, des fautes de sentiments, à hausser les épaules devant l’amour propre des auteurs qui viennent me les lire ; la plupart de mes succès, je me les reproche comme de mauvaises actions, des encouragements au mauvais goût. J’ai voulu d’abord parler comme on parle, je n’ai pas fait d’effet. J’ai chanté en parlant, j’ai été applaudie. J’ai d’abord composé mes rôles sagement, poétiquement, magistralement ; on a dit, c’est bien, c’est très bien. J’ai fait de grands gestes, j’ai roulé de gros yeux, j’ai crié, et la salle a failli crouler sous les bravos. Les hommes qui me font des compliments, ne louent pas, en moi, les mérites que j’estime ; les femmes ne comprennent pas la beauté comme je la comprends.

Un compliment qui tombe à faux blesse tout autant qu’une critique, si elle tombe juste. Dieu merci, grâce à mes défauts et à mes qualités, je gagne assez pour n’avoir besoin de personne.

Devoir quelque chose à un homme, et lui dire : Tiens, voilà mon corps, paie-toi dessus ! J’aimerais mieux mourir.

— Mais les femmes ?

— Je n’admets les femmes que parce que je les domine, que parce que je suis l’homme, l’époux, le maître ; mais elles sont capricieuses, volontaires, intelligentes ; à quelques exceptions près, la femme est un être inférieur et faite pour être soumise. Le beau mérite de soumettre une femme ? mais alors, elle crie à la tyrannie et vous trompe. — Non, non, vois-tu Mariette, l’idéal de la domination, c’est d’être la maîtresse de soi-même, de ne faire que ce qui plaît, de n’aller qu’où l’on veut, de n’obéir qu’à sa volonté, de ne donner à personne le droit de dire en vous parlant : Je veux.

Personne n’a ce droit-là à mon égard. J’ai vingt-deux ans, je suis vierge, vierge comme Herminie, comme Clorinde, comme Bradamante et si jamais ma virginité me lasse, je me l’offrirai à moi-même, douleur et plaisir ; je ne veux pas quand je mourrai, qu’un homme ait le droit de dire : Cette femme m’a appartenu.

— C’est le goût de Madame, dit Mariette, il n’y a rien à dire à cela.

— Ce n’est pas mon goût, Mariette, c’est ma philosophie.

— Quant à moi, continua Mariette, je sais que je serais très humiliée de mourir vierge.

— C’est un malheur qui, j’en suis sûre, ne t’arrivera point. Viens m’habiller, Mariette.

Et, Florence sortant languissamment du lit, alla s’asseoir sur une chaise longue, devant la psyché.

Florence, nous l’avons dit, n’était pas précisément une jolie femme. C’était une figure d’expression ; cette femme qui n’avait jamais ressenti l’amour qu’en imagination, excellait à peindre les violences poussées jusqu’au délire. C’était un de ces rares talents dans le genre de Dorval et de Malibran.

Elle prit son bain, déjeuna d’une tasse de chocolat, repassa son rôle, lut dix fois la lettre de la comtesse, se monta la tête, dîna d’un consommé, de deux truffes cuites à la serviette et de quatre écrevisses bordelaises.

Puis alla au théâtre, toute frissonnante. Le beau jeune homme, ou plutôt, la comtesse était dans son avant-scène, il avait sur la chaise près de la sienne, un gros bouquet.

Au quatrième acte, au milieu d’une scène très pathétique, la comtesse lui jeta le bouquet.

Odette le ramassa, y chercha le billet et sans prendre la peine de remonter à sa loge, le lut.

Il était conçu dans ces termes :

„ Ai-je obtenu ma grâce ? Mon impatience est si grande que je viens chercher ma réponse moi-même. Si vous m’avez pardonné, mettez une fleur de mon bouquet dans vos cheveux. Dans ce cas, qui fera de la plus amoureuse des amantes, la plus heureuse des femmes, je vous attends à la porte des artistes avec ma voiture, car j’aurai l’espérance qu’au lieu de rentrer souper tristement seule, chez vous, vous viendrez manger une aile de faisan avec moi, chez moi. „

Odette. „

Florence, sans se donner la peine de réfléchir, arracha un camélia rouge du bouquet, le mit dans ses cheveux en rentra en scène.

Odette s’élança presque hors de sa loge, pour applaudir ; Florence trouva moyen de lui envoyer un baiser.

Une demi-heure après, le coupé de la comtesse, stores baissés, stationnait rue de Bondy.

Florence ne prit que le temps d’enlever son blanc et son rouge avec du cold-cream, de se frotter le visage avec de la poudre de riz, de passer une robe de chambre d’étoffe du Caucase, et s’élancer dans la rue.

Le nègre de la comtesse ouvrit la portière. Florence se jeta dans la voiture ; le nègre remonta sur le siège et le cocher partit au grand trot.

La comtesse avait reçu Florence dans ses bras, mais nous connaissons l’opinion de Florence relativement à sa dignité. Au lieu d’accepter la place que la comtesse lui faisait dans ses bras et sur ses genoux, ce fut elle, qui, d’un mouvement rapide et vigoureux, prit la comtesse, la souleva comme son enfant, et d’un seul et même mouvement, d’un mouvement de lutteur qui terrasse son adversaire, la coucha en travers sur elle, et d’un même mouvement, appuyant sa bouche contre la sienne, lui glissa sa langue entre les lèvres, et ouvrant les boutons de son pantalon, la main entre les cuisses.

— Rendez-vous, lui dit en riant Florence, secourue ou non secourue, mon beau cavalier.

— Je me rends, dit la comtesse, et ne demande qu’une chose, c’est qu’on ne me secoure pas, je veux mourir de votre main.

— Alors mourez, dit Florence avec une sorte de fureur.

Et en effet, cinq minutes après, en proie à une charmante agonie, la comtesse, prête à rendre le dernier soupir, murmurait :

— Oh ! chère Florence, qu’il est doux d’expirer dans vos bras, je meurs… je meurs… je meurs…

Le dernier soupir venait d’être rendu, quand la voiture s’arrêta à la porte du n°…

Les deux femmes montèrent appuyées l’une sur l’autre, haletantes encore toutes deux.

La comtesse avait dans sa poche une clef de l’appartement. Elle ouvrit la porte et la referma derrière elles. L’antichambre était éclairée par une lanterne chinoise. De là, conduisant Florence, elles entrèrent dans la chambre à coucher éclairée, elle, par une lampe en verre de Bohême rose, puis, enfin, la comtesse ouvrit la porte d’une salle à manger éclairant à giorno une table toute dressée.

— Mon cher amour, dit la comtesse, avec votre permission, nous nous servirons nous-mêmes ; je vous dirais bien, je vais garder mon costume de cavalier pour être votre serviteur, mais je crois que cela nous gênerait dans nos agissements. Je vais donc mettre bas cet affreux habit d’homme, et je vais reparaître en tenue de combat. — Voici le cabinet de toilette. Je le crois assez complet pour que vous y trouviez tout ce dont vous pourriez avoir besoin.

Nous connaissons le cabinet de toilette de la comtesse. C’est celui où elle avait fait entrer Violette. Une tablette de marbre blanc, qui régnait tout autour, supportait une collection des plus fines essences de Dubuc, de Laboullée et de Guerlain.

Au bout de cinq minutes, la comtesse vint y rejoindre son amie.

Moins les bas de soie rose, des jarretières de velours bleu et des mules de même étoffe et de même couleur, elle était parfaitement nue.

Inutile de dire que tout l’appartement était chauffé par un calorifère à chaleur égale.

— Excusez le costume, dit la comtesse en riant, mais je veux faire une toilette que vous avez rendue nécessaire et vous demander quel est le parfum que vous préférez.

— Suis-je maîtresse de choisir ? dit Florence.

— Dame, faites comme pour vous, répondit la comtesse.

— Eh bien ! je vois là de l’eau de Cologne de Farina, qu’en dites-vous ?

— Cela ne me regarde pas, dit la comtesse, faites à votre goût. Florence versa toute une immense carafe d’eau dans un charmant bidet de porcelaine de Sèvres, y mélangea d’une façon savante le quart d’un flacon d’eau de Cologne, puis se mettant à genoux près du bidet et prenant l’éponge sur la toilette de marbre :

— J’espère, dit-elle, que vous permettrez que je fasse votre toilette ; vous avez été mon serviteur tout à l’heure, à mon tour maintenant d’être votre servante.

La comtesse répondit en enjambant le bidet et en s’asseyant dessus.

— Eh bien, demanda-t-elle en riant, que faites-vous donc ?

— Je vous regarde, ma belle maîtresse, dit Florence, et je vous trouve splendide.

— Tant mieux pour vous, dit la comtesse, puisque tout cela est à vous.

— Quels cheveux merveilleux ! Quelles dents, quel cou ! Laissez-moi baiser les boutons de vos seins. Vous allez me trouver hideuse, j’en suis sûre ; je n’oserai pas me déshabiller devant vous ; quelle peau de satin ! je vais avoir l’air d’une négresse, et ce flocon de poil couleur de feu ! Quelle merveille, je serais un véritable charbonnier près de vous.

— Tais-toi railleuse, et ne me fais pas attendre ; si j’ai le poil couleur de feu, c’est que la maison brûle… éteins… éteins…

Florence fit glisser l’éponge entre les deux cuisses de la comtesse à qui la fraîcheur de l’eau et le frottement léger fit pousser un petit cri de sensualité.

— Est-ce que je t’ai touché avec la main, dit Florence.

— Non, mais si cela t’arrivait, ne t’inquiète pas trop.

Florence passa deux ou trois fois encore l’éponge sur la route tracée au fond de l’étroite vallée du plaisir, puis elle la laissa échapper et commença de frotter avec la main nue.

La comtesse s’inclina sur l’habile masseuse, ses lèvres rencontrèrent les lèvres de Florence, elle l’enveloppa de ses deux bras, puis s’élevant tout à coup et appuyant ses deux mains sur ses épaules, elle se trouva ruisselante et parfumée à la hauteur de sa bouche.

Florence n’eut que le temps de dire merci ! Elle colla ses lèvres sur sa bouche plus parfumée encore que la première, qui venait ainsi à l’improviste au-devant d’elle, puis marchant sur ses genoux tandis que la comtesse marchait à reculons, elle poussa celle-ci vers un canapé où elle se laissa tomber, comme le gladiateur antique, avec toute la grâce que comportait la situation.

Quelque peu habituée que fût la comtesse à jouer le rôle passif dans ces sortes de parties, elle comprit bien vite qu’il y avait dans cette femme brune et nerveuse et maigre une virilité qui primait la sienne ; elle se rendit la seconde fois avec la même bonne grâce qu’elle avait fait la première et comme le second agent dont se servait Florence, était à la fois plus agile et plus compliqué que le premier, elle en reconnut la supériorité par des mouvements qui ne pouvaient laisser aucun doute à Florence sur l’intensité du bonheur qu’elle donnait à la comtesse.

Pendant quelques secondes, les deux corps restèrent immobiles. Tout le monde sait que, dans ce genre de jouissance, les sensations de celui qui donne sont presque aussi vives que celles de celui qui reçoit. Florence revint à elle la première, elle se releva sur ses genoux et sembla demeurer un instant en prière sur l’autel encore fumant où elle venait de sacrifier. Son regard, sa physionomie, son sourire, ses bras retombant, brisés, de chaque côté de son corps témoignaient de son ravissement.

Insensible à la beauté chez l’homme, parce qu’elle était presque un homme, elle-même, Florence adorait la beauté chez la femme ; seulement elle avait une inquiétude à cette heure et sur le chemin de cette inquiétude elle avait jeté un jalon. Elle craignait que son genre de beauté ne plût pas à la comtesse et l’orgueilleuse en eut été profondément humiliée.

De sorte que, quand revenue à elle, la comtesse, à son tour, eut délié la cordelière de Florence, celle-ci commença de trembler de tous ses membres comme une enfant dont le corps virginal va pour la première fois être exposé à d’autres yeux qu’à ceux de sa mère.

Mais la comtesse à son tour avait hâte. Un parfum adorable sortait par toutes les ouvertures de la chemise mise à découvert, la comtesse le respira par les entournures des manches et par l’ouverture de la poitrine ; ce parfum lui montait au cerveau et l’enivrait.

— Voyons, dit-elle avec une fiévreuse impatience, n’es-tu pas une femme, es-tu une fleur ? Soit, au lieu de boire, je te respirerai ; oh ! la belle, oh ! la curieuse chose ! s’écria-t-elle en mettant à nu le torse de Florence. Du poil ! non, de la soie ! du poil fleuri !… embaumé… que veut dire cela ?

Et la comtesse commença de mordiller du bout des dents, mais à pleines lèvres ce poil charmant qui pointait au creux de la poitrine et descendait s’amincissant sur le ventre pour s’élargir aux cuisses, et dans lequel en quittant sa loge, Florence avait effeuillé tout un frais bouquet de violettes.

Odette acheva d’abattre la chemise et à son tour, à genoux devant cette prodigalité de la nature qui aurait fait croire à une supercherie de l’art, elle se mit à fouiller cette épaisse toison du nez et de la bouche comme une abeille, fouille une rose.

— Allons, dit-elle, je me reconnais vaincue ; non seulement tu es autrement belle, mais tu es plus jolie que moi !

Alors l’enlaçant dans ses bras, elle la souleva jusqu’à ce qu’elle fut debout et ses lèvres sur ses lèvres, elle la conduisit à la salle à manger.

Nues toutes deux, elles entrèrent dans ce palais de glaces ou des milliers de cristaux reflétaient à la fois toutes les beautés de leur corps et toutes les lumières des lustres et des girandoles.

Elles se regardèrent un instant, s’enlaçant l’une à l’autre, chacune fière à la fois de sa propre beauté, et de celle de sa compagne ; puis elles prirent sur une chaise deux kaïcks blancs, l’un lamé d’or, l’autre d’argent, transparents comme de l’air tissé, et sur des cousins de velours cerise elles s’assirent à la table toute servie, où brillaient dans des carafes de verre mousseline le champagne frappé pareil à de la topaze liquide, qu’elles devaient boire dans le même verre, et plus d’une fois sur les lèvres l’une de l’autre.


Le Roman de Violette, Bandeau de fin de chapitre
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