Le sérum qui tue/01

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 3-10).

MARC RENÉ DE COTRET


LE SÉRUM QUI TUE
Grand Guignol en deux actes

PERSONNAGES

Le docteur JACQUES DENOYERS ;

RENÉ LANCROIX ;

ANDRÉE PUSANNES, (FianS, (Cécile) ;

CÉCILE (femme de Jacques DesNoyers) ;

Le docteur JEAN CHAUVRETTE.


L’ENDROIT

La scène se passe de nos jours. Le premier acte dans la résidence du docteur Jacques DesNoyers, où a lieu l’assassinat.

Le deuxième acte dans une cabine des montagnes, pendant un soir d’orage. Là se déclare la folie du docteur DesNoyers.


ACTE Premier

LE SÉRUM QUI TUE


Une salle à manger. Table dans le coin gauche, avec une nappe et un couvert. Quelques chaises, un divan. Un buffet dans le coin droit. Au fond de la scène, au centre, une porte double. À droite une porte. À gauche une autre porte. Une horloge sur le buffet. Une fenêtre. Un téléphone.


Scène I

Cécile seule. Elle est assise sur le sofa en train de lire, lorsque le rideau se lève. Elle baille, s’étire, puis ferme son livre et regarde l’heure.

CÉCILE : — Une heure ! Et Jacques qui n’est pas encore entré ! (Elle dépose son livre et se lève). Que fait-il donc ?… Il m’avait pourtant dit qu’il serait ici pour le déjeûner… Il a dû être retenu quelque part. (Avec attendrissement). Il est si occupé mon Jacques… si absorbé par ses travaux de médecine… Mais je l’aime tant ! Oh ! s’il pouvait arriver, je lui dirais encore combien je l’aime… combien il m’est cher. Lui !… mon maître… mon bien-aimé Jacques. (Écoutant). Tiens !… oui, oui, c’est lui ! (Elle se lève et court à la porte qui s’ouvre pour laisser entrer Jacques).


Scène II

CÉCILE, JACQUES.

CÉCILE :(Elle se jette dans les bras de son mari et l’embrasse). Oh ! mon Jacques ! comme tu es en retard aujourd’hui… Tout va bien ?

JACQUES :(Distrait, préoccupé). Bonjour, Cécile !… Oui, tout va bien… J’ai été retenu en ville. J’ai déjeûné avec René Lancroix et sa fiancée, Andrée Pusannes. Ils sont charmants tous les deux… (D’un ton rêveur). Elle… surtout ! (Se reprenant). Je ne déjeûnerai donc pas ici. D’ailleurs, ça t’évitera ce trouble puisque la bonne est en congé pour la journée.

CÉCILE : (D’une voix tendre). Oh ! ce n’est jamais du trouble pour moi, tu sais !

JACQUES : (Toujours distrait). Oui ! Oui !… (Il va s’asseoir sur le divan et prend le livre que sa femme lisait). Tu ne liras donc toujours que des œuvres légères ?

CÉCILE : — Mais, Jacques ! Je ne suis toujours pas pour lire tes bouquins de médecine. Ils sont bien trop assommants pour moi !… ta chère petite ignorante… comme tu dis… des fois.

JACQUES : — Crois-tu ?

CÉCILE : (En riant). Oui, mon Jacquot !… Comme ça tu ne déjeûnes pas ici ? Je vais donc aller à la cuisine pour enlever le déjeûner que je t’avais préparé. (Avec un ton boudeur). Il m’a fallu déjeûner sans toi ! C’était si ennuyant… je voudrais toujours t’avoir avec moi, mon Jacques chéri !…

JACQUES : (Ennuyé). — Bien ! Bien !… va à ta cuisine. (Cécile sort par la porte de droite).


Scène III

JACQUES, seul.

JACQUES : (Il se lève, arpente la pièce, les mains derrière le dos, l’air rêveur. — Il monologue). Oui… charmante !… Elle est bien charmante… cette Andrée Pusannes… Pourquoi a-t-il fallu que je la rencontre sans cesse depuis un mois… depuis ce soir de bal où elle était dans le rayonnement de toute sa beauté ?… Quel heureux homme, tout de même, que ce vieux René !… Dire que je lui ai fait des propositions, à elle… Et de quelle manière hautaine m’a-t-elle aussi refusé… Oui… je sens que je l’aime d’un amour fou… qui ne reculera devant rien !… non !… rien !… Je la désire de toutes mes forces et je veux l’avoir. (Avec un geste d’ennui). Mais c’est ça ! je suis un homme marié moi !… Quelle entrave que cette Cécile !… Si j’étais garçon… veuf même… elle accepterait peut-être mes hommages !… (Autre geste de dépit). Mais là !… Il y a toujours Cécile !… (Avec désespoir). Oh ! que faire ! que faire pour l’avoir ?… (Il s’arrête et songe ; puis il porte la main à son front et la laisse tomber avec un geste brusque). Ah ! quelle horrible idée que j’ai là !… Non, ça ne se peut pas ! Pas ça !… Et pourtant, il me faut avoir cette Andrée coûte que coûte… (Il songe encore). Abandonner Cécile… non !… c’est impossible. Elle m’aime et serait toujours après moi comme une sangsue. Ce ne serait qu’une nouvelle série d’ennuis. (Il se prend la tête à deux mains). Que faire… juste Ciel !… que faire ?… (Il songe). Ah !… irai-je jusque là ?… pour l’amour qui me brûle et me dévore !… Irai-je jusqu’à me débarrasser de Cécile… Oh ! cette horrible tentation qui me poursuit ! Pourtant, il me faut Andrée… ou je vais en devenir fou !… Quelle entrave que ma femme !… Je ne vois qu’un seul moyen de m’en débarrasser… (Avec résolution). LA MORT !… Oh ! que c’est horrible… mais la tuer ? comment, sans demeurer impuni ? (Il songe). Il y a le revolver… mais ça s’entend, la balle se découvre… le poignard est aussi une arme solide… mais le sang qui demeure, pouah !… le poison !… et l’autopsie donc !… Que faire ?… (Il continue à se promener, l’air absorbé mais résolu, songeur). Tiens ! (Il s’arrête subitement). Mais ! je n’y avais pas pensé ! Mon sérum… mon sérum ! Il est justement au stage où il me servirait, ce sérum qui m’apportera peut-être la gloire, si je parviens à prévenir grâce à lui les crises épileptiques… (Avec un air d’explication à lui-même). Mes expériences m’ont prouvé qu’actuellement il ne sert qu’à provoquer des crises mortelles d’épilepsie plutôt que de les prévenir. Tous les animaux sur lesquels j’ai tenté l’injection sont morts dans une crise épileptique. Agira-t-il de même sur l’être humain ? Oh ! l’horrible expérience ! Mais !… si elle réussissait !… Je serais débarrassé de… Cécile et l’impunité serait pour moi ! La mort serait simplement attribuée à une crise épileptique… C’est ça… c’est ça !… J’ai trouvé ! Oh ! Andrée, je t’aurai ! Je serai libre et tu seras à moi ! (Avec exaltation). Oui ! il le faut !… Il le faut ! JE VAIS INJECTER DU SÉRUM À CÉCILE ! (Il continue de se promener, s’arrête). Ah ! il le faut !… je suis décidé. Mais, (s’interrogeant) en ai-je de ce sérum dans mon laboratoire, ici ?… (Il songe). … Allons voir !… (Il se dirige vers la porte gauche, et disparaît).


Scène IV

CÉCILE, seule.

CÉCILE : (Elle entre par la porte de droite et s’apercevant que Jacques n’est pas là, fait un geste de surprise). (D’un ton interrogateur) Jacques ?… Jacques ?… (Rien ne répondant, elle se dirige vers la porte gauche, l’ouvre et regarde, puis esquisse un sourire). Ah ! il est dans son laboratoire, après travailler, je suppose. Il est si ardent au travail. Et c’est pour notre amour, pour notre bonheur à tous deux qu’il est si laborieux !… Oh, oui !, je le sais, c’est pour cela ! Ce ne peut être que pour cela ! Il est digne d’admiration, mon Jacques ! C’est un grand homme qui s’est déjà imposé aux scientistes par ses recherches et ses découvertes. Comment pourrais-je ne pas l’aimer quand il est si dévoué et si fidèle. Il est un peu sévère parfois, mais ses travaux l’absorbent tant ! (Elle va s’asseoir sur le divan, d’un pas lent). Oh ! oui !, c’est si bon d’aimer et de se savoir aimée jusqu’au dévouement. Tout ! je serais prête à tout pour lui faire plaisir, à mon Jacques ! (Elle songe et pendant ce temps Jacques revient).


Scène V


JACQUES : (Hypocrite, il va vers sa femme, s’assit à ses côtés, la prend dans ses bras et l’embrasse). Tu sais, petite Cécile, je crois avoir découvert quelque chose de merveilleux !

CÉCILE : — Vrai ! quoi donc ?

JACQUES : — Un sérum qui sera d’un grand aide pour les opérations sur les blessés qui ont perdu beaucoup de sang et pour les opérations sur les personnes très faibles. Ce sérum redouble, triple les forces d’une personne. (Avec un peu d’hésitation). Mais ! je ne suis pas encore bien certain du résultat… Il me faudrait faire l’expérience sur un être humain. Il n’y a aucun danger ! Oh ! non !… Ou il redoublera les forces de la personne sur qui se fera l’expérience, ou il n’agira pas du tout. C’est simple, n’est-ce pas ?

CÉCILE : — Oui, en effet.

JACQUES : (Avec un ton insinuant). Alors j’ai pensé que tu pourrais être ma petite collaboratrice et que c’est sur toi que je ferais ma première expérience. Qu’en pense-tu ? (Et il la regarde anxieusement).

CÉCILE : — Oh ! Jacques ! que je suis heureuse de voir que tu m’aies choisie pour t’aider dans ton œuvre. Je suis prête pour l’expérience quand tu voudras !

JACQUES : — Malheureusement, je n’ai pas de sérum ici. Il est dans mon laboratoire privé, à l’hôpital. J’en apporterai ce soir et nous ferons cette expérience intéressante, ensemble.

CÉCILE : — C’est ça. Je t’attendrai avec impatience pour connaître le résultat.

JACQUES :(Il se lève, elle aussi). Je vais donc partir pour l’hôpital et je reviendrai de bonne heure. (Il prend son chapeau et ses gants). Bonjour !… ma petite collaboratrice ! (Il l’embrasse).

CÉCILE :(Elle lui rend son baiser). Bonjour ! mon savant bien-aimé !… À tantôt ! (Il sort).


Scène VI

CÉCILE, seule.

CÉCILE :(Elle va de nouveau s’asseoir sur le divan et songe, l’air heureuse). Que je suis contente ! Il m’a pris pour sa collaboratrice, je vais contribuer à son œuvre ! Qu’il est bon, qu’il est doux, que c’est divin d’être aimée d’un homme comme lui ! (Elle reprend son livre et commence à lire. Elle a à peine commencé, que la cloche de la porte sonne). Tiens ! Qui ça peut-être. Allons voir ! (Elle sort par la porte double et revient immédiatement, suivie d’Andrée Pusannes).


Scène VII

CÉCILE, ANDRÉE.

CÉCILE : — Ma chère petite Andrée ! Que c’est aimable à toi d’être venue me voir dans ma solitude ! Tu es bien gentille ! Es-tu heureuse ?

ANDREE : — Oh ! oui, Cécile, bien heureuse ! Mon René est si doux, si bon, si aimable. Nous nous marions sous peu, tu sais ?

CÉCILE : — J’en suis heureuse. Je te souhaite qu’il soit aussi bon, aussi fidèle et dévoué pour toi que mon Jacques l’est pour moi !

ANDRÉE :(Regardant Cécile d’un air curieux). Comme ça, tu es heureuse ?

CÉCILE : — Comment pourrait-il en être autrement, puisque Jacques m’aime et que je l’aime.

ANDRÉE :  — (Hésitante). Es… es-tu… certaine de son amour ?

CÉCILE : (Avec enthousiasme). Oh ! oui. Certaine ! Et il me l’a prouvé aujourd’hui même.

ANDRÉE : — Vrai ? Et comment, si ce n’est pas indiscret ?

CÉCILE : — Voici. (Inquiète). Mais il ne faut pas que tu en parles à personne !

ANDRÉE : — Non ! Non !

CÉCILE : — Jacques, tu sais, fait des recherches scientifiques. Il a trouvé un sérum, qui, dit-il, redouble les forces des blessés et des personnes trop faibles pour subir une opération. Il ajoute que son sérum est inoffensif et m’a demandé si je voulais bien être sa collaboratrice. Voici comment. Il m’injectera, aujourd’hui même, le sérum et d’après ce que je ressentirai de la piqûre, il verra s’il a réussi ou non. (Enthousiaste). N’est-ce pas merveilleux ?

ANDRÉE : (Peu enthousiaste). Ou… u… i. Mais… n’as-tu pas peur de te faire ainsi injecter une substance que tu ne connais pas et qui pourrait être dangereuse ?

CÉCILE : (Surprise). Mais, puisque Jacques m’a dit qu’il n’y avait pas de danger ! (Amoureuse, et joignant les mains). Et puis, quand bien même il y aurait du danger, je serais heureuse de souffrir pour Jacques !

ANDRÉE : — Pauvre toi !

CÉCILE : — Tu dis ?

ANDRÉE : — Oh ! rien. Je te plains seulement de te donner à une telle expérience. C’est un pressentiment que j’ai que quelque chose de triste va en survenir. Tu sais, les pressentiments… on ne contrôle pas ça. Et puis, Cécile, quelque chose me dis que tu ne devrais pas te confier à cette expérience.

CÉCILE : — Mais, Andrée, tu es folle ! Que pourrait-il en survenir puisque le sérum est inoffensif ?

ANDRÉE : — Je sais ce que je dis, Cécile.

CÉCILE : (Qui devient nerveuse). Mais, explique toi, ma petite Andrée !

ANDRÉE : (Triste). Non… je ne puis pas… ça te ferait de la peine d’ailleurs. Et puis, il faut que je courre rencontrer mon fiancé, j’ai rendez-vous avec lui.

CÉCILE : (D’un ton triste). Tu m’as fait de la peine, Andrée.

ANDRÉE : (Compatissante). Oh !… j’en suis malheureuse et je te souhaite que tout réussisse et se passe bien… (elle se dirige vers la porte pour sortir. Arrivée à la porte, elle s’arrête brusquement, se retourne et regarde Cécile avec un visage sérieux) … et… (rapide) que mes soupçons ne soient pas réalisés ! (Elle sort vivement).


Scène VIII

CÉCILE, seule.

CÉCILE : (Elle va vers la porte, les bras tendus en avant, s’arrêtant). Andrée ! (Nerveuse). Ah ! que veut-elle dire ? Me laisser ainsi sur de telles paroles. Elle m’a fait peur et a jeté le doute… dans mon âme. Andrée ! ma petite amie, pourquoi me faire ainsi souffrir ? (Elle va s’asseoir sur le divan et songe. Pendant ce temps le Dr DesNoyers revient.)


Scène IX

CÉCILE, JACQUES.

JACQUES : (Il dépose son chapeau et ses gants.) Bonjour Cécile !

CÉCILE : (D’un ton toujours triste). Bonjour.

JACQUES : (Il la regarde avec surprise). Mais qu’as-tu ? Tu as l’air toute triste !

CÉCILE : — Oh ! ce n’est rien… je songeais… à des choses… (se reprenant). Non ! ce n’est rien ! Tu reviens bien tôt ?

JACQUES : — Oui ! j’avais hâte de revenir pour notre expérience afin de voir si j’ai réussi, (avec un mouvement d’orgueil) si mon rêve est atteint ! Es-tu prête, ma mignonne, pour notre grande expérience ?

CÉCILE : — Oui, Jacques. Je suis prête… à tout !

JACQUES : (Se frottant les mains). Bien ! je courre à mon laboratoire, à côté, chercher ma seringue. (Il sort).


Scène X

CÉCILE, seule.

CÉCILE : (Elle songe, l’air triste et lointain). Que va-t-il advenir de tout cela, mon Dieu ? (Le docteur revient de suite, tenant dans sa main une petite seringue hypodermique et un petit flacon contenant une substance verte.)


Scène XI

CÉCILE, JACQUES.

CÉCILE : — Te voilà !

JACQUES : — Là ! tout est prêt ! Toi aussi ?

CÉCILE : — Mais oui !

(Le docteur trempe la seringue dans le liquide qu’il soutire de la bouteille. Il se dirige vers sa femme, s’arrête et la regarde d’un air grave.

JACQUES : — C’est l’expérience de ta vie comme de la mienne que l’on fait là ! Avec ce sérum, ou mon rêve se réalisera ou tout sera à recommencer !

CÉCILE : — Tu réussiras, Jacques, j’en suis certaine.

(Le docteur prend le bras de sa femme et choisissant l’endroit, un peu au-dessus du coude, il la pique avec sa seringue de laquelle il pousse le liquide dans les veines de sa femme. Il recule et regarde sa femme curieusement.)

JACQUES : — Là, nous allons voir ! Tu peux t’asseoir. (Cécile s’assied. Jacques dépose sa seringue et sa bouteille dans le fond d’un tiroir. Il reste debout et regarde sa femme anxieusement.)

CÉCILE : — Je ne ressens rien encore, si ce n’est la douleur de la piqûre. Ça me fait mal dans le bras.

JACQUES : — Ce n’est rien. C’est la douleur ordinaire de toute piqûre. Tu vas voir, ça va se passer bientôt, cette douleur. (À part). C’est le commencement ! Aurai-je donc réussi ?

(Cécile commence à montrer des signes de malaise. Elle porte ses mains à sa poitrine. Puis à sa tête. Elle se lève, rigide, les yeux fixes, les mains crispées à sa poitrine.)

CÉCILE : — Ton sérum, Jacques  ! ton sérum ! Oh ! ce qu’il me fait mal ! (Elle se laboure la poitrine de ses ongles ; un rictus lui tord la lèvre. Une grimace affreuse la défigure complètement. C’est la crise épileptique qui commence. Le docteur, qui l’examine avec anxiété, debout, les deux mains appuyées sur la table, le corps un peu penché en avant, suit chaque phase de la crise qu’il reconnaît bien. Cécile commence à arpenter la pièce avec fièvre. Elle délire. Des phrases incohérentes lui sortent de la bouche.) A.a.a.h ! A-a-a-h !… Jacques, ton sérum tu sais… ton sérum… il va t’apporter la gloire ! A-a-a-h !… elle est venue… tu sais… et puis… elle m’a tout dit… mais c’est du chantage… elle en mourra ! elle en mourra !… ne crains rien… ils sont tous jaloux… (elle se promène toujours)… fais attention… tous te guettent… ils te regardent… ils t’ont vu… là !… a-a-a-h !… là ! Je brûle… je brûle… oh !… Jacques, que ça me fait mal… je t’ai toujours aimé… tu sais !… j’étais ta petite colombe craintive… je t’adorais… tu m’aimais… comme nous étions heureux !… a-a-a-h !… mais ils sont venus… ils ont tout vu… et c’est fini ! fini ! fini !… (Elle est folle, complètement folle ! Elle a des gestes brefs, nerveux, épileptiques. Elle s’arrache les cheveux. Son corps se tord sous la douleur. Elle s’arrête, brusquement, les bras aux mains crispées tendus vers son mari. Un éclair de raison lui a révélé la vérité.) Ah ! misérable… assassin !… tu m’as tuée… oui, c’est toi qui m’as tuée… avec ton sérum empoisonné ! oui… je le sais !… empoisonné !… Je comprends maintenant !… C’est pour l’avoir… elle… pour l’avoir ! assassin… non ! tu ne l’auras pas !… je vais mourir par ta faute… mais tu vas mourir avec moi… assassin… que j’aimais… tant !… oh ! mais je te hais… maintenant… je voudrais te faire endurer mille tortures… oui !… oui !… oui !… tu vas mourir avec moi !… (Cécile s’élance sur son mari, elle va le labourer de ses ongles… mais la crise est trop forte. Elle s’arrête. La douleur lui tenaille la poitrine. Son sang la fouette. Elle devient complètement épileptique et après quelques soubresauts qui la font reculer avec des rictus horribles de la face, elle s’écroule aux pieds de Jacques qui la regarde comme le docteur suit les périodes d’une crise sur l’animal qui lui sert d’expérimentation. Elle gît par terre. Quelques soubresauts encore…) Jacques !… Jacques ! (D’une voix de plus en plus faible). Je… t’aimais… tant !… (Quelques soubresauts encore, un grand cri). Ja.-a.-a-cques ! (…et elle est morte.)

JACQUES : — Enfin ! je suis libre ! (Il se baisse, écoute le cœur de sa femme.) Elle est bien morte… il faut maintenant s’occuper du reste… (Il prend l’appareil téléphonique.) Allô ! Allô !  ! Ouest 2647, s’il-vous-plaît : Allô ! René… c’est Jacques ! J’ai une mauvaise nouvelle à t’apprendre… ma femme est morte… oui… elle en vient… merci beaucoup… peut-tu venir immédiatement ?… oui… bien… merci beaucoup, René… (Il ferme l’appareil, puis l’ouvre aussitôt)… Allô… Centre 1059… s’il-vous-plaît !… Allô… Dr Chauvrette ?… C’est le docteur DesNoyers… mal…, docteur… ma femme vient de mourir… oui… je ne comprends pas ça… c’est une crise épileptique violente qui l’a tuée… voulez-vous venir constater le décès, s’il-vous-plaît… vous êtes bien bon… je vous remercie… et je vous attend ! (Il referme l’appareil et se dirige vers le cadavre de sa femme.) Il contemple le cadavre. Aucune pitié ne se lit sur sa face. Elle est bien morte… oui… elle ne sera plus dans mon chemin, maintenant. Il s’agit désormais d’obtenir la faveur de cette Andrée qui m’a rendu criminel… pauvre petite Cécile… elle m’aimait bien… pourtant ! Si tout peut s’arranger… je n’ai rien oublié il me semble… alors !… Ah ! mon rêve se réalisera-t-il ?… Vais-je obtenir ce que je désire plus que la vie ?… (La cloche sonne. René Lancroix entre, accompagné de sa fiancée).


Scène XII

CÉCILE, JACQUES, RENÉ, ANDRÉE.

RENÉ : (Il va vers le docteur DesNoyers, les deux mains tendues et la figure attristée) Mon pauvre Jacques ! Andrée et moi sommes très peinés de ce triste événement. Nos sympathies les plus sincères vont à toi, sois en assuré, n’est-ce pas Andrée ?

ANDRÉE : (Elle tourne la tête du côté du corps de Cécile et la regardant.) Oui, il me fait peine que Cécile soit morte… pauvre Cécile…

JACQUES : (il prend une mine contristée.) Je vous remercie… tous deux. Vous êtes bien bons. (se tournant vers le corps de Cécile.) Regardez-là… ma compagne… celle que j’aimais et qui m’aimait m’a été enlevée dans l’espace de quelques minutes… C’est fini !… (Il penche la tête.)

RENÉ : (Il fait un pas vers Cécile.) Pauvre petite Cécile !… Elle qui aimait tant la vie, qui t’aimait tant, Jacques… C’est triste partir si vite.

JACQUES : — Que veux-tu, René, c’est la vie… la mort !… (Une pause.) J’ai mandé le docteur Chauvrette pour constater le décès subit. Je l’attends d’un instant à l’autre… (La cloche sonne.) Tiens, c’est certainement lui. Je vais ouvrir… (Il sort par la porte du fond, d’un pas lent.)


Scène XIII

CÉCILE, RENÉ, ANDRÉE.

RENÉ : — Pauvre Cécile !

ANDRÉE : — Oui, pauvre Cécile ! Et c’était ma meilleure amie… (Jacques rentre accompagné du Dr Chauvrette, un docteur d’âge moyen, à figure bon enfant.)


Scène XIV

CÉCILE, RENÉ, ANDRÉE, JACQUES, CHAUVRETTE.

CHAUVRETTE : (Il tient la main du docteur DesNoyers dans les siennes.) Oui, mon cher docteur, je vous renouvelle mes sympathies les plus sincères dans ce grand deuil que vous ne méritiez pas.

JACQUES : — Je vous remercie, Chauvrette. Vous connaissez René Lancroix et sa fiancée Andrée Pusannes, n’est-ce pas ?

CHAUVRETTE : — Oui, j’ai l’honneur. (Il les salue tous deux.)

JACQUES : (il montre Cécile.) Et voici ma pauvre Cécile… Voulez-vous constater le décès, docteur, afin que nous puissions la transporter ailleurs qu’ici, dans sa chambre.

CHAUVRETTE : — Certainement ! (Il se penche, écoute le cœur de Cécile qui ne bat plus et se relève en branlant la tête.) Ce sont d’ailleurs, rien qu’à la regarder un peu, tous les symptômes de…

JACQUES : — … l’épilepsie, n’est-ce pas ?

CHAUVRETTE : — Oui, l’épilepsie violente. Mais je ne puis comprendre comment cela ait pu survenir si rapidement. Elle n’y était pas sujette ?

JACQUES : — Pourtant non. Ni moi non plus je n’y comprends rien… Vous avez le certificat, docteur ?

CHAUVRETTE : — Oui, il ne me reste plus qu’à le signer. (Il sort le papier de sa poche, s’assit à la table, signe et remet le papier à Jacques.) Là ! La crise a-t-elle été longue, docteur DesNoyers ? (Jacques s’approche autour de la table, ainsi que René.)

JACQUES : — Non. Elle n’a duré que quelques minutes. (Pendant qu’il parle, René et Chauvrette l’écoutant de toutes leurs oreilles, Andrée va vers le corps de Cécile et se penche. Elle lui prend le bras où fut fait la piqûre, et, constatant le cercle bleuâtre, elle a un sursaut de recul. Elle laisse tomber le bras et retourne s’asseoir, la figure grave et songeuse.) Je venais d’entrer et je lui ai trouvé l’air étrange. Je venais à peine de commencer à la questionner que la crise terrible et fatale commençait…

CHAUVRETTE : — Oui, je vois. M. Lancroix, seriez-vous assez aimable pour m’aider ? Nous allons transporter le corps de cette pauvre petite madame dans sa chambre. (Il se lève).

RENÉ : — Mais, certainement, docteur.

JACQUES : (Il désigne la porte de droite) C’est là !… (Chauvrette et René prennent le corps rigide de Cécile et le transportent dehors.)


Scène XV

ANDRÉE, JACQUES.

Jacques se promène, l’air profondément absorbé. Chaque fois qu’il passe devant Andrée, assise, et aussi songeuse, il la regarde avec des yeux de convoitise. Il s’arrête devant elle.

JACQUES : — Andrée… je vous remercie de vos sympathies… vous avez été très bonne et je vous en suis reconnaissant. Andrée… je suis libre, maintenant… par une triste fatalité… mais je suis libre… m’écouterez-vous ?

ANDRÉE : (Elle a un geste d’horreur.) Oh !…

JACQUES : — Ah ! Andrée ! ne me repoussez pas ! Si vous saviez combien l’amour que j’ai pour vous me consume et me fait souffrir. Rien qu’un peu de vous-même, de votre cœur, serait pour moi un baume très doux… si doux. Je brûle,… je vous désire de toutes mes forces. (Il s’approche d’elle.) Acceptez mon amour, Andrée, soyez bonne, je vous aime tant que je suis prêt à tout pour obtenir votre amour. (Il s’approche encore et fait un geste pour la prendre dans ses bras.)

ANDRÉE : (Elle se lève vivement et recule.) Oh ! misérable ! Alors que le corps de votre pauvre femme, de cette pauvre Cécile est encore dans cette maison, ici, à côté, vous révélez cet amour ignoble qui vous possède ! Misérable ! oui vous êtes un misérable et ne méritez que le mépris !… Je vous hais !… je vous déteste !… Ah !… je les connais vos manœuvres horribles !…

JACQUES : (Surpris.) Que voulez-vous dire ?

ANDRÉE : — Oh !… vous me comprenez !… Cette piqûre au bras de Cécile… cette expérience hypocrite que vous avez tentée sur elle ! Je le sais ! Elle m’a tout dit, cet après-midi !… Ah ! si l’on faisait analyser ce merveilleux sérum, je crois que l’examen révélerait des choses intéressantes, n’est-il pas vrai, docteur DesNoyers !

JACQUES : (Avec un geste de prière.) C’était pour vous… je vous aimais trop et je veux vous obtenir coûte que coûte. (Il s’avance vers elle.)

ANDRÉE : (Elle recule.) Arrière ! misérable ! Vous n’êtes qu’un… assassin ! Je vais tout révéler !

JACQUES : (Il esquisse un sourire de sarcasme.) Andrée ! vous ne pouvez faire cela. Pensez au scandale qui surgira lorsque je dirai que c’est pour vous que j’ai fait cela. Votre mariage avec René… brisé ! Sa douleur à lui et à vous ! Y avez-vous pensé ?

ANDRÉE : (Elle s’est reculée, le visage caché dans ses mains.) Oh !… misérable… misérable !… Vous avez manigancé votre crime avec une adresse diabolique… (Elle se laisse tomber sur un siège. Jacques fait un geste pour aller vers elle, mais s’arrête brusquement, car René et le Dr Chauvrette entrent par où ils sont sortis.)


Scène XVI

ANDRÉE, JACQUES, RENÉ, CHAUVRETTE.

RENÉ : (Il va vers Jacques, à qui il tend la main.) Mon cher Jacques… si tu me permets, je vais m’occuper de toutes les formalités. Je veux te rendre ce service.

JACQUES : (qui a repris son visage impassible.) Tu es bien bon, René, et je ne puis que t’en remercier.

RENÉ : — Viens, Andrée. Nous allons partir immédiatement pour tout régler au plus vite. Au revoir, Jacques ! Du courage !… (Il sort par la porte du centre, avec Andrée, qui s’est levée, sans dire un mot et qui sort au bras de René, la tête haute et l’air hautain.)


Scène XVII

JACQUES, CHAUVRETTE.

CHAUVRETTE : — Si vous permettez, docteur, je vais me retirer, moi aussi. Mon devoir m’appelle malheureusement ailleurs. Je vous réitère de nouveau toutes mes sympathies les plus sincères et vous dis au revoir !

JACQUES : — Bonjour Chauvrette ! Je vous remercie du service rendu.

CHAUVRETTE : — Oh ! docteur, l’amitié me le commandait ! (Il sort.)


Scène XVIII

JACQUES, seul.

Il regarde la porte par où on a transporté Cécile. Il se passe les deux mains sur le front et la tête, les yeux fixes, grands ouverts. Il fait un geste de recul.

JACQUES : — Ah !… quel cauchemar !… (Il se tourne vers la porte du centre par où est sorti Andrée. Il crie, le bras droit aux doigts crispés tendus vers cette porte ; et la main gauche sur le front.) ASSASSIN !… Tu le sais que je suis un assassin !… mais je t’aurai QUAND MÊME !


RIDEAU


Fin du premier acte.