Le sérum qui tue/02

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Éditions Édouard Garand (p. 10-13).

LE SÉRUM QUI TUE

ACTE Deuxième


Vivoir d’un chalet dans les montagnes. Une table, une cheminée ou flambe une grosse bûche projetant une lueur rouge se mêlant à la lueur bleue de la nuit. Deux fauteuils devant la cheminée, chaises et autres ornements ordinaires. Une porte au fond, une porte à gauche. Fenêtre par où on distingue le décor de la montagne. C’est le soir. L’orage gronde dans le lointain et quelques rares éclairs viennent jeter leur lueur brève dans la pièce.

Lorsque le rideau se lève, Andrée et René Lancroix, maintenant mariés, sont assis dans les deux fauteuils, en face de la cheminée.


Scène XIX

ANDRÉE, RENÉ.

ANDRÉE : — L’orage gronde ce soir, il sera bientôt rendu ici, je crois.

RENÉ : — As-tu peur de l’orage, ma petite Andrée ?

ANDRÉE : — Oh ! non ! Avec toi à mes côtés, je n’ai peur de rien.

RENÉ : — Es-tu heureuse ?

ANDRÉE : — Oh ! oui ! Bien heureuse… notre voyage de noces fut un rêve… un doux rêve… un rêve merveilleux que je revivrai toujours… Et il est doux de venir ici se reposer, après nos fatigues, dans ce décor si beau de la montagne… loin du monde… sans aucune visite importune…

RENÉ : — À propos de visite, lorsque j’ai été en ville, hier, sais-tu qui j’ai rencontré ?

ANDRÉE : — Non… qui donc ?

RENÉ : — Le docteur Jacques DesNoyers…

ANDRÉE : — Lui !…

RENÉ : — Oui. Si tu l’avais vu comme il est changé depuis la tragique mort de sa femme. Il a maigri, il est pâle comme un cadavre, ses grands yeux sont profondément cernés et il déambule comme un automate, le regard perdu dans le vague… J’ai eu peine à le reconnaître. Et si tu voyais comme il a l’air triste, ce pauvre ami !

ANDRÉE : — Vraiment ? (À part.) C’est le remords qui le ronge…

RENÉ : — Le voyant dans cet état, je l’ai invité à venir se reposer ici quelque temps. Il ne nous dérangera pas. Il a hésité avant d’accepter mais je l’ai décidé en disant que toi et moi serions bien heureux de lui apporter un peu de réconfort.

ANDRÉE : — Pourquoi l’as-tu invité, cela va peut-être briser notre tranquillité.

RENÉ : — Oh ! non. Je ne crois pas. Le docteur est trop discret et sa peine semble trop grande pour qu’il nous dérange. Je crois plutôt qu’il passera ses journées à aller rêver… là-bas… dans la montagne… Dans tous les cas il m’a promis d’arriver ce soir et j’attends la voiture d’une minute à l’autre. S’il peut arriver avant l’orage.

Andrée se lève et va à la fenêtre. Les éclairs deviennent plus fréquents et le tonnerre gronde plus fort. La porte à gauche, qui était restée ouverte, claque et se refermant brusquement, poussée par un courant d’air. Geste nerveux d’Andrée.

RENÉ : (qui a vu le geste.) Es-tu nerveuse ?

ANDRÉE : (Elle revient s’asseoir). Oui. Je ne sais ce que j’ai, mais cette histoire du docteur… venant ici… m’a bouleversée.

RENÉ : — Voyons, ma petite Andrée, tu as meilleur cœur que cela et tu ne refuserais pas de consoler notre ami Jacques dans sa grande peine.

ANDRÉE : — Oh ! René, si tu savais !…

RENÉ : — Quoi ?

ANDRÉE : — Rien…

RENÉ : — Mais, dis le moi donc !… (On entend le bruit d’une voiture qui arrive. René se lève et court à la fenêtre.) C’est lui !… (Il sort).


Scène XX

ANDRÉE, seule.

ANDRÉE : (Elle se lève, le visage anxieux.) Oh ! c’est lui… c’est lui ! Que vient-il faire ici ! Me poursuivra-t-il donc toujours ?… Ah ! comme il me fait horreur !…

Me fera-t-il encore ses propositions horribles comme il l’a fait après la mort de sa femme et avant mon mariage. Pauvre Cécile !… elle est bien heureuse de ne plus subir le joug de cet homme si misérable. C’est horrible !… Oh ! Dieu !, pourquoi une telle épreuve ? S’il fallait que… (Elle s’arrête car René entre avec le Dr  DesNoyers. Celui-ci a effroyablement changé. Son visage a maigri, ses joues sont noires tant elles sont creuses, ses yeux sont deux trous où brillent deux yeux ardents ; sa bouche a le rictus de la douleur et sur son front pèse le remords et l’amour inassouvi qui le rongent. Il a des tics nerveux, par exemple, la pesée du pouce comme s’il poussait une seringue. Il essuie toujours ses mains comme s’il voulait y enlever du sang qui ne voudrait pas disparaître. D’un coup d’œil, Andrée a vu tout cela.) Oh…


Scène XXI

ANDRÉE, RENÉ, JACQUES.

RENÉ : — Ma chère Andrée, voici notre pauvre cher docteur. Il est bien changé, il faudra le soigner et le dorloter. N’est-ce pas docteur que vous aimerez à être dorloté ?

JACQUES : (Avec une voix lente et caverneuse.) Oh ! oui, je suis si malheureux ! Bonsoir, madame. (Saluant Andrée avec componction et d’un salut bien bas.) Permettez-moi de vous présenter mes hommages. (Andrée répond par un petit salut de la tête).

RENÉ : — Je vais aller préparer ta chambre, mon cher Jacques. C’est celle qui a vue sur la montagne. Tu l’aimeras car le soleil y entre à flots le matin et le point de vue est merveilleux. (Pendant ce temps, l’orage a monté dans le ciel. Les éclairs se succèdent en une lueur fulgurante et les roulements du tonnerre deviennent de plus en plus sonores et fréquents. Le docteur en entendant ces grondements de tonnerre montre des signes de crainte et regarde souvent du côté de la fenêtre.) Je crois que l’orage va être très violent, ce soir. Tu ne crains pas le tonnerre, mon vieux Jacques ?

JACQUES : — Je ne crains pas le tonnerre, mais je sens mes nerfs si fatigués, ce soir.

RENÉ : — Une bonne nuit de sommeil te fera du bien. Je reviens. (Il sort).


Scène XXI

ANDRÉE, JACQUES.

L’orage éclate pour de bon. La grêle crépite, le tonnerre roule en grondements sonores dans la montagne, les éclairs sillonnent la nue. Cet orage tombe sur les nerfs du docteur qui montre des signes de folie. Il n’a dit mot à Andrée encore. Il la regarde, assise dans le grand fauteuil, craintive, tremblante, n’osant faire un mouvement et le regardant avec de grands yeux remplis de frayeur. Une lueur de passion s’allume dans les yeux du docteur. Andrée a peur. Le docteur va de la fenêtre au milieu de la pièce, par pas saccadés, ses tics nerveux plus forts que jamais. Il se décide enfin à parler.

JACQUES : — Si vous saviez comme je souffre ! Ma tête ! oh ! ma tête ! comme elle me fait mal. Je suis ainsi que dans un gouffre. Je ne vois que du sang autour de moi, des cadavres qui me narguent. Ah ! fuyez horrible image ! Andrée ! Andrée ! Vous le savez ! Je vous aime ! Je vous adore ! Je vous veux ! Je vous désire plus que tout au monde ! Vous seule, oui vous seule pouvez m’apporter le soulagement et l’apaisement dont j’ai tant besoin. Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi, Andrée… Connaissez-vous l’amour dont je souffre. Oui, vous le savez et vous me repoussez. Oh ! comme vous êtes cruelle ! Ne me repoussez pas ! Je vous aime tant ! tant ! tant ! Je ne vois que votre image, votre image chérie, adorée, votre image qui m’a rendu fou de passion et de désir. Votre image mêlée aux fantômes qui me poursuivent. Andrée ! Andrée ! Si vous saviez le remord qui me ronge ! Le remord qui va me rendre fou ! Si je souffre ainsi, c’est pour vous, pour vous seule. C’est pour vous que j’ai tué. Oui, moi, j’ai tué ! J’ai tué ma femme qui m’aimait tant ! Mais c’est pour vous seule que je l’ai fait, pour obtenir l’amour qui brûle mes veines, qui me ronge jusqu’au cœur, jusqu’à l’âme. Vous avez peur de moi. Pourquoi ? je ne vous veux pas de mal. Je vous aime tant Andrée. (Il se met à genoux devant elle.) Oui ! je vous adore et je vous veux. Vous ne pouvez pas résister à cet amour ! Votre cœur est trop empreint de ma passion pour que vous refusiez d’accorder à celui qui vous aime ce qu’il désire de vous : un peu de votre amour. Andrée ! Andrée ! s’il fallait que vous résistiez à cet amour, j’en deviendrais fou. Fou ! oui, fou ! Je sens que mon cerveau s’égare, la fièvre me brûle, ma tête vacille. (Il se relève et arpente la pièce à grands pas.) Fou ! je sens que je vais le devenir. Mes nerfs sont à bout. Ces visions qui m’entourent, qui me poursuivent nuit et jour, s’emparent lentement de ma raison. Je ne serai plus qu’une loque bientôt et ç’aura été de votre faute ! (il la regarde et tend les bras vers elle.) Vous êtes mon seul remède. Vous seule pouvez me guérir. Vous ne serez pas assez cruelle pour me refuser l’élixir qui guérira mon cerveau égaré. Andrée ! je vous veux, je vous désire, je vais vous prendre… (il se dirige vers elle, pelotonnée dans son fauteuil, toute tremblante, à demi morte de frayeur. Il va la prendre, mais il s’arrête. La folie n’est pas encore complète en lui.) Qu’allais-je faire. Ah ! Andrée si vous saviez comme je souffre vous me pardonneriez. Je sens à des moments un marteau qui martèle ma tête et qui me rend aveugle. Je ne sais plus ce que je fais. Un peu d’air ! Un peu d’air me ferait du bien. (Il se dirige vers la fenêtre qu’il ouvre. À ce moment un coup de tonnerre violent, terrible, qui fait trembler la montagne, au milieu d’un éclair fulgurant, se fait entendre. Le docteur fait un bond en arrière.) Ah ! Aaaaah ! j’ai peur ! Ce tonnerre me rend fou ! Ah ! Andrée, protégez-moi. (Il se dirige vers elle et la regarde.) Vous êtes encore là. Vous allez me protéger. J’ai peur. Bercez-moi dans vos bras comme maman le faisait quand j’étais tout petit. Ayez pitié de moi. Non, vous ne voulez pas ? Eh ! bien je vous aurai quand même Andrée ! Oui ! moi, moi, l’assassin ! moi qui ai tué ma femme pour vous, je vous aurai quand même. Je vais vous prendre et immédiatement. (Il se dirige vers elle les bras tendus, les doigts crispés.) M’entendez-vous, je vais vous prendre, je vous ai, je vous tiens, mon bonheur sera sublime. Je serai guéri. (Il la prend dans ses bras et la lève de son fauteuil.) Ah ! je vous ai, enfin, enfin ! mon bonheur est trop grand…

(Andrée a réussi à s’arracher de ses bras et une courte lutte s’ensuit. Le docteur s’accroche à la robe d’Andrée, qu’il déchire, il veut la prendre dans ses bras mais elle lutte désespérément en poussant des petits cris de frayeur.) Andrée ! je vous aime ! je vous adore ! oh ! laissez-moi faire ! laissez-moi vous aimer ! Je serai guéri, Andrée ! je ser…

(À ce moment René entre et aperçoit avec stupeur cette scène de sa femme luttant contre le docteur. En le voyant, le docteur s’arrête subitement, l’air hagard, hébété. René se précipite et arrache Andrée des bras du docteur.)

RENÉ : — Misérable !

JACQUES : (Il éclate de rire.) Aaaah ! Aaaah ! Aaaah ! (Un rire lugubre, qui sonne mal et qui dénote la folie du docteur. Il s’assied et prend une feuille de papier, commençant à la déchirer en tout petit morceaux qu’il ramasse soigneusement. René qui allait se jeter sur lui est surpris par cette scène et regarde sa femme d’un air interrogateur.)

ANDRÉE : — Oui, cet homme est fou. Complètement fou. Ce fut un grand misérable. Avant notre mariage, il m’avait connu à un bal, ignorant l’amour qui existait entre nous. Il s’était amouraché de moi et m’avait fait des propositions que je repoussai en lui déclarant que j’étais ta fiancée. Cela ne l’arrêta pas et il continua de m’importuner. Un jour, il alla jusqu’à tuer sa femme, notre chère Cécile, pour être libre, croyant qu’il pourrait ainsi m’obtenir. Je découvris l’horrible secret et lui crachai mon mépris. Je voulus le dénoncer, mais il me mit en garde, disant que s’il en était ainsi, il crierait partout que c’était pour moi qu’il avait fait cela et ainsi notre mariage serait brisé. Je ne pus résister devant notre amour et demeurai muette. Puis vint notre mariage et nos instants de bonheur. Et le voilà qui revient sur ton invitation. Il m’a crié encore son amour, son horrible amour, et est devenu subitement fou, fou par le remord, fou de passion. Cet orage qui s’éloigne fut le grand coup qui déchaîna sa folie. Il voulut me prendre et une lutte s’en est suivie. Heureusement que tu es survenu sur les entrefaites car je ne sais ce qui serait arrivé.

RENÉ : — Mais pourquoi ne me disais-tu pas cela auparavant ?

ANDRÉE : — Le pouvais-je, Jacques ? Cela t’aurait causé du trouble et de la peine inutilement. Je croyais ne jamais le revoir…

(Pendant ce temps, le docteur continue à déchirer ses petits papiers, qu’il compte toujours avec précaution, l’écume aux lèvres, un rire à demi-silencieux s’échappant de sa bouche.)

ANDRÉE : — Cet homme, Jacques, ce fou, (elle montre Jacques du doigt) c’est un assassin !

RENÉ :(doucement.) On ne peut plus rien, Andrée, il est fou…

(En entendant cela, le docteur se lève brusquement, envoie ses petits papiers en l’air et lance un grand éclat de rire, sinistre, lugubre, les deux bras tendus vers le ciel.)

JACQUES : — Aaaaah ! Aaaaah ! (Puis il se prend la tête à deux mains.) Je suis fou. (Il se retourne et se dirige vers la porte qu’il ouvre puis disparaît dans la montagne.) Je suis fou ! fou ! foooouuuuuu !… oooouuuu !… ouuu ! (René et Andrée, surpris, n’ont pu faire un geste et regardent le trou béant de la porte par où le docteur est disparu dans la montagne sous la pluie qui tombe encore, au milieu des grondements du tonnerre qui s’éloigne doucement… On entend encore une dernière plainte) oooouuuu ! (puis plus rien…)


RIDEAU
FIN