Le salut est en vous/Chapitre 10

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Traduction par inconnu.
Perrin (p. 249-274).

CHAPITRE X

inutilité de la violence gouvernementale pour supprimer le mal. — le progrès moral de l’humanité s’accomplit non seulement par la connaissance de la vérité, mais encore par l’établissement de l’opinion publique.

Le christianisme dans sa véritable signification détruit l’état. C’est ainsi qu’il fut compris dès le début et c’est pourquoi le Christ a été crucifié. Il a été compris ainsi de tout temps par les hommes que ne liait pas la nécessité de justifier l’état chrétien. Ce n’est qu’à partir du moment où les chefs d’état ont accepté le christianisme nominal extérieur qu’on a commencé à inventer les théories subtiles d’après lesquelles on peut concilier le christianisme avec l’état. Mais, pour tout homme sincère de notre époque, il ne peut pas ne pas être évident que le véritable christianisme — la doctrine de la résignation, du pardon, de l’amour — ne peut pas se concilier avec l’état, avec son despotisme, sa violence, sa justice cruelle et ses guerres. Non seulement le véritable christianisme ne permet pas de reconnaître l’état, mais il en détruit les principes mêmes.

Mais, s’il en est ainsi, s’il est vrai que le christianisme est inconciliable avec l’état, une question se pose tout naturellement : Qu’est-ce qui est plus nécessaire pour le bien de l’humanité, qu’est-ce qui lui assure le plus de bonheur ? Est-ce l’organisation gouvernementale ou le christianisme ?

Les uns disent que l’état est plus nécessaire ; que la destruction du régime gouvernemental amènerait celle de tout ce qui a été acquis jusqu’ici par l’humanité ; que l’état a été et est toujours l’unique forme sous laquelle l’humanité peut se développer, et que tous les abus peuvent être corrigés sans la destruction d’une organisation dont ils sont indépendants et qui permet à l’homme de progresser et d’arriver au plus haut degré de bien-être. Et ceux qui pensent ainsi appuient leur opinion sur des arguments philosophiques, historiques et même religieux qui leur semblent irréfutables.

Mais il y a des hommes qui croient le contraire, c’est-à-dire que, puisqu’il y a eu un temps où l’humanité vivait sans gouvernement, ce régime est donc temporaire, qu’un temps viendra où les hommes auront besoin d’une organisation nouvelle et que ce temps est arrivé. Et ceux qui pensent ainsi donnent à l’appui de leur opinion des arguments philosophiques, historiques ou religieux qui leur semblent irréfutables.

On peut écrire des volumes entiers en faveur de la première thèse (ils sont déjà écrits depuis longtemps et on en écrit encore), mais on peut également écrire beaucoup contre (ce qui, quoique plus récemment, a été fait, et d’une façon magistrale).

Et on ne peut pas prouver, comme cherchent à le faire les défenseurs de l’état, que la destruction de l’organisation actuelle amènerait un chaos social : le brigandage, l’assassinat, la ruine de toutes les institutions et le retour de l’humanité à la barbarie. On ne peut pas prouver non plus, comme cherchent à le faire les adversaires de l’état, que les hommes sont déjà devenus assez sages et assez bons, qu’ils ne volent ni ne tuent, qu’ils préfèrent les relations pacifiques à la haine ; que d’eux-mêmes, sans l’aide de l’état, ils créeront tout ce qui leur sera nécessaire, et que, par suite, l’état, loin d’y aider, sous le prétexte de donner aux hommes la sécurité, produit sur eux une influence nuisible et démoralisatrice. On ne peut prouver par un raisonnement abstrait ni l’une ni l’autre de ces thèses. Encore moins peut-on les démontrer par l’expérience, car il s’agit tout d’abord de savoir s’il faut la tenter ou non.

La question de savoir si le temps de renversement de l’état est arrivé ou non serait donc insoluble, s’il n’existait pas un autre moyen de la résoudre avec certitude.

Les poussins sont-ils assez développés pour qu’on éloigne la couveuse et qu’on les laisse sortir des œufs, ou est-il encore trop tôt ? C’est une question qu’ils décideront eux-mêmes lorsque ne pouvant plus tenir dans la coquille ils la briseront à coups de bec et en sortiront.

De même le temps est-il arrivé ou non pour les hommes de détruire la forme gouvernementale et de la remplacer par une nouvelle ? Si l’homme, par suite de la conscience supérieure qui est née en lui, ne peut plus accomplir les exigences de l’état, s’il ne peut plus s’y enfermer et en même temps n’a plus besoin de la protection de l’état, la question est résolue par les hommes eux-mêmes qui ont déjà dépassé la forme de l’état et qui en sont sortis comme le poussin est sorti de l’œuf, dans lequel aucune force au monde ne pourrait le faire rentrer.

« Il est fort possible que l’état ait été nécessaire et le soit encore aujourd’hui, pour tous les avantages que vous lui reconnaissez, » dit l’homme qui s’est assimilé la conception chrétienne de la vie. « Je sais seulement que pour moi, d’une part, je n’ai plus besoin de l’état, et, d’autre part, je ne peux plus commettre les actions qui sont nécessaires à son existence. Organisez-vous comme vous l’entendrez, moi je ne puis démontrer ni la nécessité ni l’inutilité de l’état, mais je sais ce dont j’ai besoin et ce qui m’est inutile, ce que je peux faire et ce que je ne peux pas faire. Je n’ai pas besoin de m’isoler des hommes des autres nations, c’est pourquoi je ne puis pas reconnaître appartenir exclusivement à une nation quelconque et je refuse toute sujétion ; je sais que je n’ai pas besoin de toutes les institutions gouvernementales actuelles, c’est pourquoi je ne puis, en privant les hommes qui ont besoin de mon travail, le donner sous forme d’impôt au profit de ces institutions ; je sais que moi je n’ai pas besoin ni d’administration, ni de tribunaux basés sur la violence, c’est pourquoi je ne peux participer ni à l’administration ni à la justice ; je sais que moi je n’ai pas besoin d’attaquer les hommes des autres nations, de les tuer, ni de me défendre contre eux les armes à la main, c’est pourquoi je ne puis participer à la guerre ni m’y préparer. Il est fort possible qu’il se trouve des hommes qui considèrent tout cela comme nécessaire, je ne peux pas y contredire ; je sais seulement, mais d’une façon absolue, que je n’en ai pas besoin. Et je n’en ai pas besoin non pas parce que moi, ma personnalité le veut, mais parce que ne le veut pas Celui qui m’a donné la vie et la loi indiscutable pour me guider dans cette vie.

Quelques arguments qu’on invoque en faveur du pouvoir de l’état, dont la suppression pourrait provoquer des malheurs, les hommes déjà sortis de la forme gouvernementale ne peuvent plus y rentrer, pas plus que les poussins ne peuvent rentrer dans la coquille dont ils sont sortis.

« Mais même dans ce cas, disent les défenseurs de l’ordre de choses actuel, la suppression de la violence gouvernementale ne serait possible et désirable que si tous les hommes devenaient chrétiens ; tant que cela n’est pas, tant qu’il existe des hommes qui se disent chrétiens et ne le sont pas, des méchants, prêts pour la satisfaction de leurs passions, à faire du mal aux autres, la suppression du gouvernement, loin d’être un bien pour les autres hommes, ne pourrait qu’augmenter leur misère. La suppression de la forme gouvernementale ne sera pas désirable, non seulement tant qu’il n’existera qu’une minorité de véritables chrétiens, mais même lorsque tous le seront et que, parmi eux ou autour d’eux, chez les autres nations, il y aura encore des non-chrétiens, car ces derniers voleraient, violenteraient, tueraient impunément les chrétiens et rendraient leur vie misérable. Il arriverait que les mauvais domineraient impunément les bons. C’est pourquoi l’état ne doit pas être supprimé jusqu’au jour où tous les hommes méchants et rapaces auront disparu. Et comme cela ne peut être, sinon jamais, du moins de longtemps encore, le pouvoir gouvernemental, malgré les tentatives isolées d’affranchissement, doit être maintenu pour la plupart des hommes. »

Ainsi donc, d’après les défenseurs de l’état, sans le pouvoir gouvernemental les mauvais violenteraient les bons et les domineraient ; tandis qu’aujourd’hui il permet aux bons de maîtriser les méchants.

Mais, en l’affirmant, les défenseurs de l’ordre de choses actuel décident d’avance l’indiscutabilité du principe qu’ils veulent prouver. En disant que sans le pouvoir gouvernemental les méchants domineraient les bons, ils considèrent comme démontré que les bons sont ceux qui aujourd’hui sont au pouvoir, et les méchants ceux qui se soumettent. Mais c’est justement cela qu’il faudrait prouver. Ce ne serait vrai que si, dans notre société, les choses se passaient comme elles se passent, ou plutôt comme on suppose qu’elles se passent en Chine, c’est-à-dire que ce soient toujours les bons qui arrivent au pouvoir et qu’ils soient renversés aussitôt qu’ils cessent d’être les meilleurs.

C’est ce que l’on suppose en Chine, mais qui n’est pas en réalité. D’ailleurs cela ne peut pas être, car, pour renverser le pouvoir de l’oppresseur, il ne suffit pas d’en avoir le droit, il faut encore en avoir la force. De sorte que ce n’est qu’une supposition en ce qui concerne la Chine, et, dans notre monde chrétien, il n’y a même pas lieu à supposition. Ce sont ceux qui se sont emparés du pouvoir, et non les meilleurs, qui le gardent pour eux et pour leurs héritiers.

Pour acquérir le pouvoir et le conserver, il faut aimer le pouvoir. Et l’ambition ne s’accorde pas avec la bonté, mais, au contraire, avec l’orgueil, la ruse, la cruauté.

Sans l’exaltation de soi-même et l’humiliation d’autrui, sans l’hypocrisie et la fourberie, sans les prisons, les forteresses, les exécutions, les assassinats, aucun pouvoir ne peut naître ni se maintenir.

« Si on supprimait le gouvernement, le méchant dominerait le bon, » disent les défenseurs de l’état. Les Égyptiens ont vaincu les Juifs ; les Perses, les Égyptiens ; les Macédoniens, les Perses ; les Romains, les Grecs ; les Barbares, les Romains : est-ce que réellement les vainqueurs valaient mieux que les vaincus ? Et de même, lors de la transmission du pouvoir dans un état, passe-t-il toujours au meilleur ? Lorsqu’a été renversé Louis XVI et que le pouvoir a passé à Robespierre, puis à Napoléon : qui était au pouvoir, le meilleur ou le pire ? Qui étaient les meilleurs, les Versaillais ou les communards ? Charles Ier ou Cromwell ? Et lorsqu’on a tué le tsar Pierre III et que Catherine est devenue l’impératrice d’une partie de la Russie et Pougatchev le souverain de l’autre, lequel d’entre eux était le méchant ? lequel le bon ?

Dominer veut dire violenter, violenter veut dire faire ce que ne veut pas celui sur lequel est commise la violence et certes ce que ne voudrait pas supporter celui qui la commet ; par conséquent, être au pouvoir veut dire faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît, c’est-à-dire faire du mal.

Se soumettre veut dire préférer la patience à la violence, et préférer la patience à la violence veut dire être bon ou moins méchant que ceux qui font aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît.

Par conséquent, selon toutes probabilités, ce ne sont pas les meilleurs, mais les pires qui ont toujours été au pouvoir et qui y sont encore. Il peut y avoir des méchants parmi ceux qui se soumettent au pouvoir, mais il est impossible que les meilleurs dominent les pires.

On a pu le supposer lors de la définition inexacte du bien par les païens, mais, sous la définition exacte et nette du bien et du mal par les chrétiens, on ne peut plus le croire. Si les plus ou moins bons ou les plus ou moins méchants peuvent ne pas se distinguer dans le monde païen, la conception chrétienne a si nettement défini les caractères auxquels on reconnaît les bons et les méchants qu’il est impossible de les confondre. D’après la doctrine du Christ, les bons sont ceux qui se soumettent, qui sont résignés, qui ne résistent pas au mal par la violence, qui pardonnent les offenses, qui aiment leurs ennemis ; les méchants sont ceux qui sont orgueilleux, dominateurs, qui luttent et qui violentent les hommes. C’est pourquoi, d’après la doctrine du Christ, il ne peut y avoir de doute sur la place des bons : est-ce parmi les dominateurs ou parmi les soumis ? Il est même grotesque de parler de chrétien au pouvoir.

Les non chrétiens, c’est-à-dire ceux qui voient le but de la vie dans le bonheur terrestre, doivent toujours dominer les chrétiens, ceux qui dédaignent ce bonheur.

Et cela a été toujours ainsi et est devenu de plus en plus évident à mesure que s’est répandue la véritable intelligence de la doctrine chrétienne.

« La suppression de la violence gouvernementale dans le cas où tous les hommes ne deviendraient pas de véritables chrétiens ne ferait qu’amener les méchants au pouvoir et leur permettrait d’opprimer les bons, » disent les défenseurs du régime actuel.

Mais rien autre n’a jamais existé et ne pouvait exister. Les méchants dominent toujours les bons et les violentent toujours. Caïn a violenté Abel, le rusé Jacob a dominé le confiant Esaü, Laban a trompé Jacob, Caïphe et Pilate ont persécuté le Christ ; les empereurs romains dominaient les Sénèques, les Epictètes et les Romains vertueux ; Ivan IV avec sa garde féroce, l’ivrogne syphilitique Pierre avec ses bouffons, l’impudique Catherine avec ses amants, dominaient les laborieux et pieux Russes de leur époque et les violentaient. Guillaume domine les Allemands ; Stamboulov, les Bulgares ; les fonctionnaires russes, le peuple russe. Les Allemands ont dominé les Italiens, maintenant ils dominent les Hongrois et les Slaves ; les Turcs ont dominé les Grecs et dominent les Slaves ; les Anglais dominent les Hindous ; les Mongols, les Chinois.

Que la violence gouvernementale soit supprimée ou non, la situation des bons opprimés par les méchants ne changera donc pas.

Effrayer les hommes par ce fait que les méchants domineront les bons est impossible, parce que cela a toujours été, est et ne peut pas ne pas être.

Toute l’histoire de l’époque païenne démontre que ce sont toujours les méchants qui s’emparaient du pouvoir par des cruautés et par des perfidies et le conservaient sous prétexte d’assurer la justice et de défendre les bons. En affirmant que, si leur pouvoir n’existait pas, les méchants violenteraient les bons, les gouvernants témoignent seulement de leur désir de ne pas céder le pouvoir aux autres oppresseurs qui voudraient le leur prendre. Mais leur affirmation ne fait que les dénoncer. Ils disent que leur pouvoir, c’est-à-dire la violence, est nécessaire pour défendre les hommes de je ne sais quels méchants présents ou à venir[1].

— C’est précisément le danger de l’emploi de la violence, que tous les arguments que font valoir en sa faveur les oppresseurs peuvent lui être opposés avec d’autant plus de raison. Ils parlent de la violence passée et le plus souvent de celle qu’ils disent prévoir pour l’avenir, mais ils ne cessent pas eux-mêmes d’employer, en réalité, la violence. « Vous dites que les hommes ont pillé et assommé dans le passé, et vous craignez qu’ils n’en fassent autant aujourd’hui, si votre pouvoir disparaissait. Cela peut arriver comme cela peut ne pas arriver. Mais le fait que vous perdez des milliers d’hommes dans les prisons, au bagne, dans les forteresses ; que vous ruinez des milliers de familles et sacrifiez au militarisme physiquement et moralement des millions d’hommes, ce fait est une violence non pas supposée, mais réelle, contre laquelle, d’après votre propre raisonnement, il faut lutter également par la violence. « C’est pourquoi les méchants contre lesquels, pour suivre vos conseils, il faut certainement employer la violence, c’est vous-mêmes », devraient dire les opprimés aux oppresseurs. En effet les non-chrétiens pensent, disent et agissent ainsi. Lorsque parmi les opprimés il en est de plus méchants que les oppresseurs, ils les attaquent et cherchent à les supprimer, et dans les circonstances favorables ils y arrivent, ou, ce qui est plus habituel, ils entrent dans les rangs des oppresseurs et prennent part à leurs violences.

De sorte que cette violence présumée, dont les défenseurs de l’état font un épouvantail, est une réalité qui n’a jamais cessé d’exister. C’est pourquoi la suppression de la violence de l’état ne peut en aucun cas être la cause de l’augmentation de la violence des méchants contre les bons.

Si la violence gouvernementale disparaissait, peut-être les cas de violence se reproduiraient, mais la somme de la violence ne pourrait jamais augmenter par le fait que le pouvoir passerait des mains des uns aux mains des autres.

« La violence gouvernementale ne pourra disparaître que lorsque disparaîtront les méchants, » disent les défenseurs du régime actuel, en sous-entendant que, puisque les méchants seront toujours, la violence ne cessera jamais. Ce serait vrai, mais seulement s’il était exact que les oppresseurs sont les meilleurs et que l’unique moyen de protéger les hommes contre le mal est la violence. Dans ce cas, en effet, la violence ne pourrait jamais cesser. Mais comme, au contraire, elle n’a jamais fait disparaître le mal, et qu’il y a un autre moyen de l’anéantir, l’affirmation que la violence existera toujours est inexacte. Elle diminue de plus en plus et tend évidemment à disparaître, mais non pas, comme le supposent certains défenseurs de l’ordre de choses actuel, par l’amélioration progressive des opprimés sous l’influence de l’action du gouvernement (au contraire ils deviennent pires), mais parce que tous les hommes, par eux-mêmes, devenant meilleurs, les plus méchants qui sont au pouvoir deviennent à leur tour de moins en moins méchants et deviendront suffisamment bons pour être incapables d’employer la violence.

La marche en avant de l’humanité s’accomplit non pas parce que les oppresseurs deviennent meilleurs, mais parce que les hommes s’assimilent chaque jour davantage la conception chrétienne de la vie. Il arrive aux hommes quelque chose d’analogue au phénomène de l’ébullition. Les hommes de la conception sociale tendent toujours au pouvoir et luttent pour l’acquérir. Dans cette lutte les éléments les plus cruels, les plus grossiers, les moins chrétiens de la société, en violentant les plus doux, les plus portés au bien, les plus chrétiens, montent, par suite de leur violence, aux couches supérieures de la société. Et c’est alors que s’accomplit la prédiction du Christ : « Malheur à vous, riches, repus, glorifiés ! » Ces hommes du pouvoir et de la richesse, arrivés au but qu’ils se sont fixé, en reconnaissent la vanité et retournent à la situation dont ils sont sortis. Charles-Quint, Ivan le Terrible, Alexandre Ier, ayant reconnu la vanité et la cruauté du pouvoir, l’ont abandonné parce qu’ils se sont sentis incapables de jouir plus longtemps de la violence.

Mais ce n’est pas seulement les Charles-Quint et les Alexandre Ier qui sont arrivés à ce dégoût du pouvoir, tout homme ayant conquis la puissance qu’il ambitionnait, tout ministre, général, millionnaire ou même chef de bureau qui a convoité sa place pendant dix ans, tout moujik enrichi éprouve la même désillusion et en devient meilleur.

Non seulement des individus isolés, mais des groupes d’hommes, des peuples entiers accomplissent la même évolution.

Les avantages du pouvoir et de tout ce qu’il procure, les avantages de la richesse, des honneurs, du luxe sont le but de l’activité humaine tant qu’ils ne sont pas atteints, mais aussitôt que l’homme y est parvenu, il s’aperçoit de leur vanité. Ces avantages perdent peu à peu leur séduction, comme les nuages qui n’ont de forme et d’éclat que vus de loin.

Les hommes qui ont acquis le pouvoir et la richesse, parfois eux-mêmes, mais le plus souvent leurs héritiers, cessent déjà d’être aussi avides de pouvoir et n’emploient plus de moyens aussi cruels.

Ayant compris par l’expérience la vanité des fruits de la violence, les hommes perdent, parfois après une génération, parfois après plusieurs, les vices acquis par la passion du pouvoir et de la richesse, et, devenus moins cruels, ils ne sont plus capables de défendre leur situation et sont éloignés du pouvoir par d’autres hommes moins chrétiens, plus méchants, et retournent à la situation inférieure au point de vue matériel, mais supérieure moralement, en élevant ainsi le niveau moyen de la conscience chrétienne de tous les hommes. Mais aussitôt après, les éléments plus mauvais, plus grossiers, les moins chrétiens de la société, montent et subissent le même processus, et de nouveau après une ou plusieurs générations, ayant reconnu la vanité des fruits de la violence et s’étant imprégnée du christianisme, ils retournent parmi les opprimés, remplacés par de nouveaux oppresseurs, toujours moins grossiers que les précédents. De sorte que, quoique le pouvoir reste le même dans sa forme extérieure, à chaque changement des hommes qui l’occupent, le nombre de ceux qui, par l’expérience, sont amenés à la nécessité de la conception chrétienne de la vie, augmente de plus en plus, et des hommes de moins en moins grossiers et cruels remplacent les autres au pouvoir.

Le pouvoir choisit et attire les éléments les plus mauvais de la société, les transforme, les améliore, les adoucit et les rend à la société.

Tel est le processus à l’aide duquel le christianisme se répand de plus en plus. Le christianisme pénètre dans la conscience des hommes malgré la violence du pouvoir, et même grâce à cette violence.

C’est pourquoi l’affirmation des défenseurs de l’état que si on supprimait la violence gouvernementale, les méchants domineraient les bons, non seulement ne prouve pas que la domination des méchants soit à redouter puisqu’elle existe déjà, mais prouve, au contraire, que le pouvoir entre les mains des méchants est précisément le mal qu’on doit supprimer et qui se supprime graduellement par la force des choses.

« Mais, s’il était vrai que la violence gouvernementale dût disparaître lorsque les gouvernants deviendront suffisamment chrétiens pour abandonner eux-mêmes le pouvoir et qu’il ne se trouvera plus personne pour les remplacer, qu’adviendrait-il ? » disent les défenseurs de l’ordre de choses actuel. « Si, malgré les dix-huit siècles déjà écoulés, il se trouve encore tant d’amateurs du pouvoir et si peu de résignés à la soumission, il n’y a aucune probabilité pour que cela arrive, non seulement bientôt, mais même jamais.

« Si même il y a des hommes qui abandonnent le pouvoir, la réserve de ceux qui préfèrent la domination à la soumission est si grande qu’il est difficile de s’imaginer un temps où elle sera épuisée.

« Pour que se produise la christianisation de tous les hommes, pour qu’ils abandonnent volontairement le pouvoir et la richesse et que personne ne veuille en profiter, il faut que tous ceux qui sont grossiers, demi-barbares, absolument incapables de s’assimiler le christianisme, toujours très nombreux dans toute nation chrétienne, se convertissent. Plus encore, tous les peuples sauvages et en général non-chrétiens, qui sont encore si nombreux, devraient également devenir chrétiens. Si donc on admettait que cette christianisation de tous les hommes pût s’accomplir un jour, à en juger d’après la marche de cette œuvre pendant dix-huit cents ans, cela n’arriverait que dans plusieurs fois dix-huit cents ans ; aussi est-il impossible et inutile de penser supprimer à présent le pouvoir, il faut seulement chercher à le confier aux mains les meilleures. »

Ce raisonnement serait fort juste si le passage d’une conception de la vie à une autre s’accomplissait seulement à l’aide de l’évolution de chaque homme isolément et à son tour, reconnaissant la vanité du pouvoir et arrivant à la vérité chrétienne par la voie intérieure.

Cette évolution s’accomplit en effet, mais les hommes ne deviennent pas chrétiens par cette seule voie intérieure, mais encore par un moyen extérieur qui supprime la lenteur de ce passage.

Ce passage ne se fait pas comme celui du sable dans le sablier, grain par grain, mais plutôt comme celui de l’eau pénétrant dans un vase immergé, qui tout d’abord la laisse entrer d’un côté, lentement, puis, par suite du poids acquis, s’enfonce rapidement et se remplit presque d’un coup.

La même chose arrive aux sociétés lors du passage d’une conception à une autre et, par suite, d’une organisation à une autre. Ce n’est qu’au début que les hommes se pénètrent lentement et l’un après l’autre de la vérité nouvelle ; mais lorsque cette vérité est déjà suffisamment répandue, elle est assimilée par tous, d’un seul coup et presque inconsciemment.

C’est pourquoi les défenseurs de l’état sont dans l’erreur, lorsqu’ils disent que si, pendant dix-huit cents ans, une petite partie des hommes a passé au christianisme, il faut encore plusieurs fois dix-huit cents ans avant que toute l’humanité y passe à son tour.

Les hommes s’assimilent une vérité non seulement parce qu’ils la devinent par intuition prophétique ou par expérience de la vie, mais parce que, lorsque cette vérité est arrivée à un certain degré d’extension, les hommes d’une culture inférieure l’acceptent d’un seul coup par la seule confiance qu’ils ont en ceux qui l’ont acceptée avant eux et l’appliquent à la vie.

Toute vérité nouvelle qui change les mœurs et qui fait marcher l’humanité en avant n’est acceptée tout d’abord que par un petit nombre d’hommes qui ont parfaitement conscience de cette vérité. Les autres, qui ont accepté par confiance la vérité précédente, celle sur laquelle est basé le régime existant, s’opposent toujours à l’extension de la nouvelle.

Mais comme d’abord les hommes progressent toujours, s’approchent de plus en plus de la vérité et y conforment leur vie, et qu’ensuite ils sont, suivant leur âge, leur éducation, leur race, plus ou moins capables de comprendre les nouvelles vérités, ceux qui sont plus près des hommes qui ont compris la vérité par la voie intérieure passent, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, du côté de la vérité nouvelle, et cette vérité devient de plus en plus compréhensible.

Et plus il y a d’hommes qui se pénètrent de la nouvelle vérité et plus cette vérité est assimilable, plus elle provoque de confiance chez les hommes d’une culture inférieure. Ainsi le mouvement s’accélère, s’élargit comme celui d’une boule de neige, jusqu’au moment où toute la masse passe d’un coup du côté de la vérité nouvelle et établit un nouveau régime.

Les hommes qui passent du côté de la nouvelle vérité, arrivée à un certain degré d’extension, le font toujours en masse, d’un coup, comme le lest d’un navire qu’on charge rapidement pour le maintenir en équilibre. S’il n’y avait pas de lest, le navire ne serait pas suffisamment immergé et changerait de position à chaque instant. Ce lest qui semble tout d’abord inutile, est la condition nécessaire de son mouvement régulier et de sa stabilité.

Le même fait se reproduit avec la masse d’hommes qui, non pas un par un, mais toujours d’un coup, sous l’influence de la nouvelle opinion sociale, passent d’une organisation de la vie à une autre. Cette masse, par son inertie, empêche toujours le passage rapide, fréquent, non vérifié par la sagesse, d’une organisation à une autre, et retient pour longtemps la vérité contrôlée par une longue expérience de luttes et entrée dans la conscience de l’humanité.

C’est pourquoi ceux qui disent que puisqu’il a fallu dix-huit siècles pour qu’une infime minorité de l’humanité s’assimilât la vérité chrétienne, il faudra beaucoup, beaucoup de fois dix-huit siècles pour que toute l’humanité s’en pénètre, ce qui nous repousse à un temps si lointain que nous ne pouvons même pas encore y penser, ceux-là se trompent.

Ils se trompent parce que les hommes de culture inférieure, ces peuples que les défenseurs du régime actuel représentent comme l’obstacle à la réalisation du régime chrétien, sont précisément ceux qui passent toujours en masse et d’un coup du côté de la vérité acceptée par les classes cultivées.

C’est pourquoi le changement dans l’existence de l’humanité, à la suite duquel les puissants abandonneront le pouvoir sans qu’il se trouve personne pour les remplacer, ne se produira que lorsque la conception chrétienne, facilement assimilable, triomphera des hommes non plus l’un après l’autre, mais en un seul coup de toute la masse inerte.

« Mais si même il est vrai, diront les défenseurs du régime actuel, que l’opinion publique puisse convertir la masse inerte des peuples non chrétiens, et les hommes corrompus et grossiers qui vivent parmi les chrétiens, à quoi reconnaîtrons-nous que ces mœurs chrétiennes sont nées et que la violence est devenue inutile.

« En renonçant à la violence qui maintient l’ordre de choses actuel, pour se fier à la force insaisissable et vague de l’opinion, ne risque-t-on pas de voir les sauvages de l’intérieur et du dehors violenter impunément les chrétiens ?

« Puisque, ayant le pouvoir, c’est à peine si nous parvenons à nous défendre contre les éléments non chrétiens de la société, toujours prêts à nous envahir et à anéantir les progrès de la civilisation, comment l’opinion publique pourrait-elle suppléer à la force et nous donner la sécurité ? Ne compter que sur elle serait aussi fou que de mettre en liberté les bêtes fauves d’une ménagerie, sous prétexte qu’elles semblent inoffensives dans leur cage, en face des barres de fer rouge.

« C’est pourquoi les hommes qui sont au pouvoir et qui y sont placés par Dieu ou par la destinée n’ont pas le droit de renoncer à la violence et de risquer la ruine de la civilisation, simplement pour tenter une expérience, pour savoir si l’opinion publique peut ou non remplacer les garanties données par le pouvoir. »

L’écrivain français aujourd’hui oublié, Alphonse Karr, a dit quelque part, en voulant prouver l’impossibilité de la suppression de la peine de mort : « Que messieurs les assassins commencent par nous donner l’exemple. » Bien des fois j’ai entendu répéter cette saillie par des hommes qui croyaient exprimer, par ces paroles, un argument convaincant et spirituel contre la suppression de la peine de mort. Cependant on ne peut pas trouver d’argument meilleur contre la violence des gouvernements.

« Que messieurs les assassins commencent par nous donner l’exemple, » disent les défenseurs de la violence gouvernementale. Mais les assassins disent la même chose, et avec plus de raison. Ils disent : « Que ceux qui ont accepté la mission de nous enseigner, de nous guider, nous montrent l’exemple en abolissant l’assassinat légal, et nous le suivrons. » Et ils disent cela très sérieusement parce que telle est la situation vraie.

« Nous ne pouvons pas cesser d’employer la violence parce que nous sommes entourés de violents. »

Rien, autant que ce raisonnement faux, n’empêche la marche en avant de l’humanité et l’établissement du régime qui correspond à son développement moral actuel.

Ceux qui possèdent le pouvoir sont convaincus que, seule, la violence guide les hommes ; c’est pourquoi ils l’emploient pour maintenir l’ordre de choses existant. Or cet ordre se maintient non pas par la violence, mais par l’opinion publique dont l’action est compromise par la violence. C’est pourquoi l’action de la violence affaiblit ce qu’elle veut précisément maintenir.

Dans le meilleur cas, la violence, si elle ne poursuit pas le seul but personnel des hommes qui se trouvent au pouvoir, condamne dans une seule forme immobile de la loi ce qui le plus souvent a été depuis longtemps condamné par l’opinion publique, mais avec cette différence que, tandis que l’opinion publique réprouve tous les actes contraires à la loi morale, la loi, maintenue par la violence, ne réprouve et ne poursuit qu’une catégorie fort restreinte d’actes, semblant ainsi justifier tous les actes du même ordre qui ne sont pas englobés par sa formule.

L’opinion publique, déjà depuis Moïse, considère la cupidité, la débauche et la cruauté comme des fautes, et les réprouve. Elle réprouve toutes sortes de manifestations de la cupidité, non seulement l’appropriation du bien d’autrui par la violence ou la ruse, mais encore la jouissance cruelle des richesses ; elle réprouve toutes sortes d’impudicités, que ce soit avec sa maîtresse, son esclave, une femme divorcée ou sa propre femme ; elle réprouve toute cruauté, coups, mauvais traitements, meurtres, non seulement des hommes, mais encore des animaux. Tandis que la loi basée sur la violence poursuit seulement certains cas de cupidité tels que le vol, l’escroquerie, et certains cas de débauche et de cruauté tels que l’infidélité conjugale, l’assassinat, les sévices et par suite semble autoriser tous les cas de cupidité, de débauche et de cruauté, qui ne rentrent pas dans sa définition étroite.

Mais, outre que la violence corrompt l’opinion publique, elle fait naître encore chez les hommes cette conviction funeste qu’ils progressent, non pas sous l’impulsion de la force spirituelle qui les pousse à la connaissance de la vérité et à sa réalisation dans la vie, mais par la violence, c’est-à-dire par ce qui, loin de les rapprocher de la vérité, ne fait que les en éloigner. Cette erreur est funeste par ce fait qu’elle conduit les hommes à dédaigner le facteur principal de leur vie — l’action spirituelle — et fixe toute leur attention et toute leur énergie sur l’action violente extérieure, généralement nuisible.

Cette erreur est semblable à celle que commettraient les hommes qui, pour faire marcher une locomotive, tourneraient les roues à l’aide de leurs bras, sans se douter que la cause fondamentale de son mouvement est la dilatation de la vapeur et non pas le mouvement des roues. Les hommes qui voudraient faire tourner les roues à l’aide de leurs bras ou de leviers ne provoqueraient qu’un semblant de mouvement, tout en abîmant les roues et en empêchant ainsi la possibilité du véritable mouvement.

On dit que la vie chrétienne ne peut pas s’établir sans la violence parce qu’il y a des peuples sauvages en Afrique, en Asie (certains représentent même les Chinois comme une menace pour notre civilisation), et parce qu’il existe dans les sociétés, d’après la nouvelle théorie d’hérédité, des criminels nés, sauvages et corrompus.

Mais ces sauvages, qui sont à l’intérieur ou en dehors des sociétés chrétiennes, n’ont jamais été soumis à la violence et ne le sont pas aujourd’hui. Les peuples n’ont jamais soumis les autres peuples uniquement par la violence. Si le peuple qui en a soumis un autre était moins civilisé, il n’introduirait pas par la violence son organisation sociale, mais au contraire se soumettrait lui-même à l’organisation du peuple conquis.

Lorsque les peuples entiers se soumettaient à une nouvelle religion, devenaient chrétiens ou passaient au mahométisme, cette transformation s’accomplissait non pas parce qu’elle était rendue obligatoire par les hommes qui détenaient le pouvoir (la violence agissait souvent dans un sens justement opposé), mais parce qu’elle était la conséquence de l’opinion publique ; car, au contraire, les peuples qui ont été forcés à embrasser la religion des vainqueurs y sont restés réfractaires.

Le même fait se reproduit en ce qui concerne les éléments sauvages qui vivent au milieu de nous : ni l’augmentation ni la diminution des sévérités pénales, ni les modifications apportées à l’emprisonnement, ni le renforcement de la police ne diminuent ni n’augmentent le nombre des crimes ; ils diminuent seulement à la suite de l’évolution des mœurs. Aucune sévérité n’a fait disparaître les duels et les vendetta. Malgré le nombre de Tcherkess exécutés pour vols, ils continuent à voler par gloriole, parce qu’aucune jeune fille n’épouserait un Tcherkess qui n’ait montré sa hardiesse en volant un cheval ou au moins un mouton. Si les hommes de notre société cessent de se battre en duel et le Tcherkess de voler, ce ne sera pas par crainte du châtiment, mais parce que les mœurs se modifieront. De même pour les autres crimes. La violence ne pourra jamais faire disparaître ce qui est entré dans les mœurs. Par contre, il suffirait que l’opinion publique s’opposât franchement à la violence, pour la rendre impossible.

Qu’adviendrait-il si on n’employait pas la violence contre les ennemis de l’extérieur et contre les éléments criminels de la société ? Nous ne le savons pas. Mais nous savons par une longue expérience que l’emploi de la violence n’a réduit ni les uns ni les autres.

Comment, en effet, soumettre par la force les peuples que leur éducation, leurs traditions, leur religion même amènent à voir la plus haute vertu dans la lutte contre les oppresseurs et dans l’amour de la liberté ? Et comment supprimer par la violence, dans notre société, des actes considérés comme crimes par les gouvernements et comme exploits par l’opinion publique ?

La seule force qui dirige tout et à laquelle obéissent les individus et les peuples n’a jamais été que l’opinion publique, cette puissance insaisissable qui est la résultante de toutes les forces morales d’un peuple ou de toute l’humanité.

La violence ne fait qu’affaiblir cette puissance, la diminue, la dénature et lui en substitue une autre, absolument nuisible à la marche en avant de l’humanité.

Pour soumettre au christianisme les sauvages du monde non chrétien — tous les Zoulous, les Mandchoux, les Chinois, que beaucoup considèrent comme des sauvages — et les sauvages qui vivent au milieu de nous, il n’y a qu’un seul moyen : la diffusion au milieu de ces peuples des mœurs chrétiennes qui ne peuvent être propagées que par l’exemple. Or, pour que le christianisme s’impose à ceux qui lui sont restés rebelles, les hommes de notre époque font juste le contraire de ce qu’il faudrait.

Pour soumettre au christianisme les peuples sauvages qui ne nous attaquent pas et que nous n’avons aucun motif d’opprimer, nous devrions avant tout les laisser tranquilles et n’agir sur eux que par l’exemple des vertus chrétiennes : la patience, la douceur, l’abstinence, la pureté, la fraternité, l’amour. Au lieu de cela, nous nous empressons d’établir chez eux de nouveaux marchés pour notre commerce ; nous les dépouillons en nous emparant de leurs terres ; nous les corrompons en leur vendant de l’alcool, du tabac, de l’opium, et nous établissons chez eux nos mœurs, en leur apprenant la violence et de nouveaux moyens de destruction. En un mot, nous leur enseignons la seule loi de la lutte animale, au-dessous de laquelle l’homme ne peut descendre, et nous avons soin de leur cacher tout ce qu’il peut y avoir de chrétien en nous. Puis, nous leur envoyons deux douzaines de missionnaires, qui leur débitent des fadaises hypocrites, et nous donnons, comme preuves irrécusables de l’impossibilité d’appliquer les vérités chrétiennes dans la vie pratique, ces expériences de conversions.

Il en est de même pour ceux que nous appelons criminels et qui vivent parmi nous. Pour que le christianisme s’impose à ces hommes, il n’y a qu’un seul moyen : l’opinion publique chrétienne qui ne peut se répandre parmi eux que par la seule doctrine véritable confirmée par l’exemple. Et, pour prêcher cette doctrine chrétienne et pour l’affirmer par un exemple chrétien, nous avons des prisons, des guillotines, des potences, des supplices ; nous dégradons le peuple par des religions idolâtres ; nous l’abrutissons par la vente gouvernementale du poison — alcool, tabac, opium, — nous organisons même la prostitution ; nous donnons la terre à ceux qui n’en ont pas besoin ; nous laissons étaler un luxe insensé au milieu de la plus cruelle misère ; nous rendons ainsi impossible tout semblant de mœurs chrétiennes, et nous mettons nos soins à détruire les idées chrétiennes déjà établies, et puis, lorsque nous avons corrompu les hommes, nous les enfermons comme des bêtes féroces dans des endroits d’où ils ne peuvent se sauver et où ils deviennent plus sauvages, ou bien nous les tuons. Et nous nous servons de leur exemple pour prouver qu’on ne peut agir sur les hommes que par la violence brutale.

C’est ainsi que les médecins ignorants, après avoir placé le malade dans la situation la plus contraire à l’hygiène, ou lui avoir administré des remèdes qui l’achèvent, affirment qu’il est mort de sa maladie, tandis qu’il se fût guéri si on l’eût laissé tranquille.

La violence qu’on nous montre comme le soutien de l’organisation de la vie chrétienne, empêche au contraire l’organisation sociale d’être ce qu’elle devrait et pourrait être. Elle est ce que nous la voyons, non pas grâce aux violences, mais malgré les violences.

C’est pourquoi les défenseurs de l’ordre de choses actuel se trompent lorsqu’ils disent que, si la violence suffit à peine pour nous préserver des éléments mauvais et non chrétiens de l’humanité, son remplacement par l’influence morale de l’opinion publique nous laisserait absolument sans défense contre eux.

C’est inexact, parce que la violence ne protège point l’humanité, mais au contraire la prive de la seule protection possible : la diffusion du principe chrétien.

« Mais comment supprimer la protection visible du sergent de ville armé, pour se confier à quelque chose d’insaisissable : l’opinion publique ? Existe-t-elle seulement ? Et puis, l’ordre de choses actuel, nous le connaissons ; bon ou mauvais, nous en savons les défauts et nous y sommes habitués. Nous savons comment nous conduire et ce que nous avons à faire dans les circonstances actuelles ; mais qu’arrivera-t-il quand nous renoncerons à cette organisation et que nous nous confierons à quelque chose de tout à fait inconnu ? »

Les hommes redoutent cet inconnu dans lequel ils entrent en renonçant à l’organisation actuelle connue de la vie. Sûrement il est bon d’avoir peur de l’inconnu quand notre situation connue est bonne et assurée, mais ce n’est pas le cas et nous savons, à n’en pas douter, que nous touchons à l’abîme.

S’il faut avoir peur, ayons peur de ce qui est vraiment redoutable et non de ce que nous soupçonnons seulement être redoutable.

Craignant de faire un effort pour nous arracher à un ordre de choses qui nous perd, — uniquement, parce que l’avenir nous semble douteux, — nous ressemblons à des voyageurs sur un bâtiment en détresse qui auraient peur de descendre dans le canot de sauvetage et qui s’enfermeraient dans leurs cabines et n’en voudraient pas sortir ; ou bien encore à des moutons qui, effrayés de l’incendie de leur étable, se pressent dans un coin et refusent de sortir par la porte grande ouverte.

Est-ce que nous pouvons, nous, à la veille de la guerre sociale effrayante et meurtrière, auprès de laquelle, comme disent ceux qui la préparent, les horreurs de 93 seront des enfantillages, est-ce que nous pouvons parler du danger dont nous menacent les Dahoméens, les Zoulous, etc., si loin de nous et ne pensant seulement pas à nous attaquer, ou de celui que présentent pour la société quelques milliers d’hommes corrompus par nous-mêmes, malfaiteurs, voleurs, assassins, dont nos tribunaux, nos prisons et nos supplices ne diminuent pas le nombre ?

En outre, la peur de supprimer la défense visible du gendarme est une peur particulière aux gens des villes, c’est-à-dire aux gens qui vivent dans des conditions anormales et artificielles. Ceux qui vivent dans des conditions anormales, non dans les villes, mais au milieu de la nature et luttant avec elle, n’ont pas besoin de cette protection et savent combien la violence nous protège peu contre les dangers réels qui les entourent. Dans cette terreur il y a quelque chose de maladif qui provient surtout de ces conditions artificielles dans lesquelles la plupart de nous vivent et grandissent.

Un médecin aliéniste racontait qu’un jour, pendant l’été, sortant de l’hospice, les fous l’accompagnaient jusqu’à la porte de la rue.

— Venez donc en ville avec moi ! leur proposa-t-il.

Les malades y consentirent et une petite bande le suivit. Mais plus ils avançaient dans la rue au milieu du libre mouvement des hommes sains, plus ils s’intimidaient et se pressaient contre le médecin. Finalement, ils demandèrent tous à retourner à l’hospice, à leur façon de vivre insensée, mais habituelle, à leur gardien, aux coups, à la camisole de force, aux cellules.

De même se pressent et veulent revenir à leur ancienne manière de vivre, à leurs fabriques, à leurs tribunaux, à leurs prisons, à leurs supplices, à leurs guerres, les hommes que le christianisme appelle à la liberté, à la vie de l’avenir, libre et rationnelle.

On se demande quelle sera la garantie de notre sécurité lorsque l’ordre social existant aura disparu ? Par quelle organisation nouvelle sera-t-il remplacé ? Tant que nous ne le saurons pas, nous n’avancerons pas.

On dirait la déclaration d’un explorateur d’un pays inconnu, qui demanderait une description détaillée de la région qu’il voudrait parcourir.

Si l’avenir d’un individu isolé, lors de son passage d’un âge à un autre, lui était parfaitement connu, il n’aurait plus de raison de vivre, de même pour l’humanité : si elle avait le programme de la vie qui l’attend lors de son entrée dans un âge nouveau, ce serait le plus sûr indice qu’elle ne vit pas, ne se meut pas, mais piétine sur place.

Les conditions du nouvel ordre de choses ne peuvent pas nous être connues, parce qu’elles doivent être créées justement par nous-mêmes. La vie est précisément dans la recherche de l’inconnu et dans la subordination de l’action aux connaissances nouvellement acquises.

C’est là la vie de chaque individu comme la vie de toute l’humanité.




  1. Très comique est l’affirmation des autorités russes qui oppriment les autres nationalités : les Polonais, les Allemands des provinces baltiques, les Juifs. Le gouvernement russe opprime ses sujets depuis des siècles ; il ne se soucie ni des Petits-Russiens de la Pologne, ni des Leths des provinces baltiques, ni des moujiks russes exploités par tout le monde. Voilà que tout à coup il devient le défenseur des opprimés contre les oppresseurs, de ces mêmes opprimés qu’il opprime lui-même.