Le secret de l’orpheline/11

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Éditions Édouard Garand (p. 30-32).

TROISIÈME PARTIE

I


Il pleut sans miséricorde. Il pleut et il fait froid. C’est un triste dimanche d’automne.

Seule, dans sa chambrette du troisième, une jeune fille se balance sur sa chaise. Le dégoût a mis comme un masque à son visage. Pour faire quelque chose de ses mains, elle les a nouées derrière le dossier de sa chaise ; mais cette position la fatigue et tire ses doigts. C’est égal : une légère douleur physique vaut encore mieux que l’ennui et tout-à-l’heure, elle aura toujours le plaisir de reposer ses bras…

Mon Dieu, que c’est tranquille, ici ! Tranquille, au plus mauvais sens du mot. La pluie tombe. Ce jour gris embrume jusqu’à l’âme, alourdit le cerveau. Autrefois, Georgine trouvait intéressante la pluie. Elle jugeait charmante la petite chanson de l’eau qui choit et lorsque, d’aventure, ce qu’on a convenu d’appeler la maussaderie du temps la forçait, comme aujourd’hui, à l’inaction, combien de fois ne s’était-elle pas bercée sur sa chaise, en souriant au seul rythme de ses pensées.

… Alors, les heures qu’on voit arpenter le cadran des horloges ne lui était pas un supplice.

Autrefois, le monde entier lui appartenait. Elle jouissait de tout avec assurance. Elle se sentait chez elle, sur la terre. Maintenant, elle a partout l’impression d’être une passante, pour ne pas dire une intruse. Une inquiétude, ou plutôt un malaise, la tient sans repos qu’elle ne saurait définir. Car enfin, si certains accidents de sa vie ont changé, elle est toujours la même Georgine Favreau ; elle possède toujours sa santé, son physique intact, son intelligence et les revenus que lui assure son nouveau travail. Pourquoi a-t-elle pris, soudain, cet air de blasée et ces manières originales ?

Voilà une question qu’elle veille à ne s’adresser jamais. Lorsqu’elle la sent qui menace, elle se hâte même à la repousser. Elle est comme une coupable ou comme une maladroite honteuse de sa bévue. Pourtant, ce qu’elle a fait, elle ne l’a accompli qu’après mûre décision et, presque chaque jour, elle se répète sans examen que si c’était à reprendre, elle agirait exactement de même.

Son tourment ne pourrait-il en l’occurrence, porter le nom de remords ? Mais non, encore, puisqu’elle veut bien faire son devoir, tout le devoir qu’on peut raisonnablement exiger d’elle et qu’elle n’attend pour s’exécuter que l’occasion opportune. Nul n’est tenu à l’héroïsme et cette temporisation qu’elle s’accorde, outre qu’elle ne cause de tort réel à personne, lui vaut à elle-même plus qu’on ne saurait dire.

Un autre curieux sentiment possède Melle  Favreau : c’est une sorte de rancune qui ne veut pas céder. Elle en veut à quelqu’un ou à quelque chose. Mais à qui ? À quoi ? Elle serait fort malheureuse d’avoir à le préciser.

Parfois, elle évoque l’ombre des très chers vieux Foley et on dirait que c’est surtout à eux qu’elle en veut : par leurs imprudentes machinations de financiers, ils lui ont gâché jusqu’au souvenir de sa belle jeunesse et tellement compromis son avenir que Georgine se répète avec assurance qu’elle n’a plus rien à espérer.

Elle continuera de vivre aussi petitement, monotonement et, un jour, elle mourra suivant la coutume universelle. Un point et voilà toute son histoire future. Auparavant, elle se sera desséchée avec l’âge ; sa peau se sera noircie ; son nez se découpera en fort relief et elle aura enfin l’aspect classique de la vieille demoiselle difficile à vivre, cousue de petites manies et que chacun fuit.

Merci, vieux Foley, et vous aussi chère dame Favreau férue de tous vos titres ! Pour du bel ouvrage, c’est du bel ouvrage que vous avez fait.

En attendant d’être possédée par la rage de tracasser tout le monde, Georgine se tient dans une farouche solitude et si certaines phases de ce passé si brusquement clos font encore battre son cœur, il est d’autre part évident qu’elle s’endurcit de jour en jour. Oui ou non, a-t-elle promis d’être à la hauteur de sa situation ? Grâce au ciel, sa fierté est sortie indemne du naufrage.

Ses anciennes relations achèvent sans doute de l’oublier. En quittant Mme  Verdon, elle a dû donner sa nouvelle adresse et, soit par des visites, on n’a pas manqué de venir la relancer au gîte temporairement choisi. C’est seulement depuis qu’elle est ici, dans ce quartier excentrique qu’elle connaît la solitude désirée. Mais que c’est dur, elle avait négligé de la prévoir ; ce genre de vie auquel elle était si peu préparée et qui répond si mal à ses aspirations. Peut-elle espérer, de bonne foi, que sa nature se modifiera suffisamment pour qu’elle puisse s’y adapter ?

Cet aveu donné à sa faiblesse, Georgine tente encore une fois de se ressaisir. Elle a une lettre à écrire. Entreprise difficile puisqu’il ne lui sera permis de livrer qu’une part infime de sa pensée. C’est pour cette pauvre Mme  Favreau plus solitaire qu’elle, encore, et qu’aucune considération ne pourrait la décider d’abandonner tout à fait. C’est le dernier devoir auquel elle songerait à se soustraire. Elle ne demande qu’un peu de répit à cause de Charlotte, à cause de Jacques Mailiez, parce qu’il faut qu’on l’oublie et que le temps doit faire son œuvre. À la pensée de l’émotion que vaudra à la pauvre femme ces révélations qu’elle lui réserve, Georgine sent les larmes qui lui montent aux yeux tandis qu’un sanglot convulse son cœur.

Mais il est impossible qu’elle tarde plus longtemps à lui donner de ses nouvelles. Comme la dernière fois, elle s’excusera du mieux qu’elle pourra de son apparent oubli et elle annoncera sa visite, sans déterminer de jour et en oubliant, surtout, d’inscrire son adresse. Voilà le billet qu’il lui faut rédiger.

Georgine s’installe à son secrétaire ; elle place devant elle une feuille de papier, prend son stylographe et trace quelques lignes. Mais déjà, les mots lui manquent. Comment dire ? Par quoi commencer ? Quel travail ingrat. Tout est à la fois malaisé et ennuyeux, aujourd’hui. Si elle remettait à demain de finir cette lettre ? Après une journée de travail, elle se sentira indubitablement mieux disposée qu’après une journée d’ennui. Et cependant, non : puisqu’elle n’a rien à faire, pourquoi remettre à plus tard ? Est-ce bien l’active, la courageuse Georgine d’autrefois qui en est réduite à ces atermoiements ?

Elle revient donc à sa lettre, s’y cramponne et après avoir copieusement raturé et repris, elle a la satisfaction de pouvoir glisser dans son enveloppe la missive terminée. Tout à l’heure, en allant souper, elle la jettera dans la boîte.

Car Melle  Favreau n’a ici que sa chambre. Le matin, elle déjeûne d’un croissant et d’une tasse de café, dans un restaurant des environs. Le midi, elle se rend au Killarney, foyer irlandais tenu par les Sœurs Grises qui se trouve à portée de son bureau. Le soir, revenue dans son quartier, elle va à certaine pension pour dames dont elle est bien satisfaite.

Et voilà comment la vie se recommence. Certes, sa nouvelle chambre ne vaut pas l’ancienne de chez Mme  Verdon. De proportions plus exigues, moins confortablement meublée, elle serait convenable tout de même si Georgine ne redoutait le froid pour cet hiver. L’automne ne commence à peine et déjà l’on grelotte, ici, Georgine n’a pu quitter sa veste de laine, de tout le jour. Lui faudra-t-il encore, elle casanière déclarée, transporter ailleurs ses pénates ?

Son regard erre nonchalamment autour d’elle. Le papier mural, comme disent les annonces, est à fond blanc, moiré d’argent et rayé par des cordons de petites violettes. Une seule fenêtre dont les rideaux de mousseline blanche s’agrémente d’un volant en couleur. La carpette congoleum qui recouvre le plancher est grise de fond et semée de grosses fleurs stylisées, bleues. Maladivement, Georgine se met à les comparer les unes aux autres, puis à les compter. Elle compte aussi les violettes du papier. Mais rien d’aussi énervant que cet exercice. Pourquoi ne s’occuperait-elle pas plutôt à regarder les gravures qui, ici comme chez Mme  Yerdon, animent si joliment sa chambre ? C’est qu’elle les connaît par cœur, sur le bout de ses doigts, comme les leçons bien sues, du temps où elle était élève.

Georgine soupire et ses yeux s’attardent seulement à l’aimable visage de la petite sainte de Lisieux, sœur de Thérèse de l’Enfant-Jésus. La mystique semeuse de roses est ici représentée dans sa pose la plus populaire : en costume de carmélite, ses beaux cheveux impitoyablement cachés sous le voile noir, le manteau blanc agrafé par-dessus sa robe de bure.

« Que n’ai-je comme vous la vocation, petite Thérèse, déplore Georgine. Avec quelle ardeur je courrais me cacher au fond d’un cloître… »

Que faire, maintenant ? Que faire donc ?… Ô la mortelle journée qui ne veut pas finir ! Georgine bénit par avance le lendemain qui lui apportera la salutaire distraction du travail. Son patron d’aujourd’hui est un manufacturier de chaussures pour qui elle fait de la comptabilité de neuf heures du matin à cinq heures du soir. Cette occupation la passionne au point qu’elle s’est toujours étonnée de si peu regretter ses anciennes fonctions de secrétaire, à peine davantage celles de chroniqueuse. Plus tard, lorsque le calme sera définitivement rentré dans son âme, elle rouvrira son journal…

Le souvenir lui revient du notaire pour qui elle a travaillé, en quittant M. Hannett. Ce richard dont un défaut de langue rendait la parole presque incompréhensible ne faisait à l’étude que des apparitions fort irrégulières et c’était toujours pour y tempêter avec un brio inimitable. Georgine l’avait supporté quinze jours, deux longues semaines puis, certain après-midi qu’il entonnait avec elle une de ces discussions aussi oiseuses qu’humiliantes et insupportables, son ancienne intransigeance lui était montée au cerveau et elle lui avait jeté à la figure sa démission.

De tous ses actes passés, c’était bien celui qu’elle regrettait le moins.

— « Un, deux, trois, quatre »…

Voilà qu’elle allait recommencer à compter les rubans de violettes. Disposition malsaine, et qu’il faut au plus vite réprimer. Puisque l’idée la rebute, en ce moment, d’une lecture suivie, ne pourrait-elle reprendre les journaux achetés la veille ? Elle y trouverait bien encore à glaner.

La clarté diminue. Impossible de continuer à déchiffrer ces caractères minuscules. Laissant là les journaux épars, si dégoûtée d’ailleurs qu’elle n’a même pas le courage de les remettre en place, Georgine va s’accouder à l’allège de la fenêtre. La pension où elle se rendra tout-à-l’heure est maintenant ouverte, mais toutes les tables doivent en être occupées. Si Georgine part tout de suite, elle sera obligée de stationner dans la salle d’attente, de causer, en un mot, de se livrer en pâture à la curiosité de ce troupeau féminin. Or, il ne lui sourit plus, comme autrefois, de raconter à tout venant son histoire « pareille à un conte de fées. »

Devant le ciel qui pleure toujours, la jeune fille se dit que la vie est surtout une question de chance. Vous pouvez être bien doué, sympathique et ne manquer ni de cette endurance ni de cet esprit d’initiative qui sont indispensables à la réussite dans la lutte pour la vie et cependant, vous voir bientôt acculé à cette extrémité de vous dépouiller vous-même parce qu’un petit ridicule impossible à prévoir vous aura atteint.

Que c’est malheureux ! Que c’est regrettable !

Depuis le jour fatal de la révélation, Georgine n’a jamais, autant qu’en cette minute, déploré son sort. D’où lui vient cette vague d’angoisse et d’amertume ? Il lui semble qu’elle atteint au point culminant de son étrange épreuve, alors que celle-ci ne fait que commencer, sa raison le lui dit. Et, à la douleur du présent, l’épouvante de l’avenir se joint maintenant pour la broyer sans merci.

Pendant ce temps, le jour gris s’est terni davantage. C’est à peine si l’on peut encore, sans recourir à la lumière artificielle, distinguer sur le cadran l’heure qu’il est. Georgine peut maintenant partir pour la salle à manger où elle est assurée d’avoir une table à son entière disposition.

Au moment de fermer sur elle la porte, la jeune fille se retourne et elle jette à sa chambre un long regard chargé de reproches.

Ce qu’elle s’est ennuyée, ce qu’elle a souffert ici, aujourd’hui !