Aller au contenu

Le sens commun

La bibliothèque libre.


NOTES ET DOCUMENTS


LE SENS COMMUN

ESSAI D’EXPLICATION PHYSIOLOGIQUE


On appelle sens commun cet ensemble de sentiments et d’idées qui se rencontrent chez tous les hommes et qui leur servent à se diriger, à juger leurs actions ou celles des autres. Nous nous proposons d’étudier rapidement l’origine du sens commun, les diverses manières dont il se manifeste chez l’homme et chez les autres êtres, son développement, et enfin les perturbations qu’il présente.

I. — Origine du sens commun.

Les dernières recherches sur la physiologie du cerveau paraissent avoir prouvé que nos actions ne sont que la dernière phase d’un processus physiologique dont la première phase est une incitation du monde extérieur sur les organes de nos sens. D’après M. Luys, l’incitation reçue par les nerfs périphériques est transportée dans les centres de la couche optique ; de là, elle est envoyée dans les régions sous-méningées de la substance grise corticale, elle descend ensuite dans les zones de cellules situées au-dessous des premières et enfin dans celles qui composent la partie interne de la substance corticale, et après avoir mis en activité une partie plus ou moins grande de cette substance, après être entrée en conflit avec le souvenir, la trace laissée par les incitations précédentes, l’incitation descend dans les corps striés et s’exporte enfin au dehors sous forme de phénomènes de la motricité volontaire.

La série des phénomènes physiologiques qui se passent dans la substance grise corticale est accompagnée d’une série d’autres phénomènes constamment liés aux premiers et qui sont sous leur dépendance, c’est la série des phénomènes mentaux : les phénomènes de la sensibilité accompagnent la mise en activité des petites cellules de la substance corticale, les phénomènes de l’intelligence accompagnent la mise en activité des cellules moyennes, les phénomènes de la volition accompagnent la mise en activité des grosses cellules.

Il est évident, pour quiconque admet cette théorie, que des organismes semblables placés dans des milieux identiques recevront des incitations semblables, et à la suite de ces incitations, réagiront tous de la même manière, c’est-à-dire accompliront les mêmes actes. — Les processus physiologiques seront entièrement semblables du commencement à la fin, puisque toutes les conditions dans lesquelles ils se produisent, seront pareilles. Il est vrai aussi, puisque les phénomènes mentaux sont toujours, chez les êtres doués de conscience, sous la dépendance des phénomènes physiologiques et sont intimement liés à ceux-ci, que des processus mentaux semblables accompagneront des processus physiologiques identiques.

Il résulte de là, que si tous les hommes étaient parfaitement semblables entre eux dans toutes les parties de leur corps, et s’ils étaient placés dans des conditions d’existence identiques, les incitations extérieures seraient les mêmes pour tous, les processus physiologiques s’accompliraient chez eux tous de la même manière, ils commettraient les mêmes actions ; chez eux tous enfin, les phénomènes de sensibilité, d’intelligence et de volonté seraient parfaitement semblables.

Il n’en est pas ainsi : il n’existe pas deux hommes dont la conformation soit complètement identique ; il n’existe pas deux hommes dont les conditions d’existence soient absolument les mêmes ; on ne saurait trouver, par suite, deux hommes qui aient entièrement les mêmes sensations, les mêmes sentiments, les mêmes idées, la même volonté. Mais si les hommes diffèrent tous en quelque chose les uns des autres, ils ont aussi entre eux de nombreux points de ressemblance : tous les organes sont faits à peu près de la même manière, et sont semblablement disposés chez tous les hommes ; de même, les conditions d’existence de tous les hommes sont semblables sur beaucoup de points, ils sont tous soumis aux mêmes nécessités physiques, tous ou presque tous vivent dans des maisons, presque tous sont mêlés à la vie de famille, à la vie sociale, etc., etc. ; enfin les conditions d’existence les plus différentes se ressemblent toujours par beaucoup de côtés.

Nous remarquerons ici que les ressemblances dans les organismes proviennent des ressemblances des milieux et correspondent à ces ressemblances ; ceci est un effet de l’adaptation des organismes à leurs milieux. Supposons deux organismes entièrement semblables. Tant qu’ils seront placés dans les mêmes conditions d’existence, ils resteront semblables, mais si quelques-unes des conditions d’existence viennent à varier pour l’un d’eux, celui-ci s’adaptera par quelques-unes de ses parties aux nouvelles conditions qui lui sont faites ; par le fait de l’adaptation corrélative, les autres parties de l’organisme peuvent varier aussi, mais exerçant toujours les mêmes fonctions, elles ne cesseront pas de ressembler aux parties correspondantes de l’autre organisme. Les parties des deux organismes qui, au contraire, sont soumises à des influences tout à fait différentes, pourront, elles, différer considérablement.

Les ensembles d’influences auxquelles sont soumis les divers cerveaux humains étant semblables entre eux par beaucoup de points les cerveaux eux-mêmes ayant entre eux beaucoup de ressemblances, il en résultera que parmi toutes les incitations faites par les divers milieux sur les divers cerveaux humains au moyen des nerfs, il y en aura beaucoup de semblables, et comme les ressemblances des organismes correspondent précisément aux ressemblances des milieux qui les impressionnent, il en résultera que des processus physiologiques semblables suivront ces incitations semblables, et seront terminées par >des actions semblables. Par suite, les hommes présenteront tous certains processus mentaux semblables, c’est-à-dire qu’ils auront en commun certaines sensations, certains sentiments, certaines idées, certaines volitions. C’est la collection des sentiments et des idées que possèdent en général tous les hommes, que l’on a appelée sens commun. L’origine du sens commun se trouve donc dans la ressemblance des organismes et des milieux où vivent ces organismes.

Exemple : Un des sentiments qui composent le sens commun est le sentiment de la conservation ; tout homme qui en serait privé serait certainement accusé de manquer de sens commun. Or, si ce sentiment se retrouve chez tous les êtres conscients, c’est que tous les êtres conscients ont ceci de semblable : leur système nerveux peut être impressionné par les objets qui leur nuisent et réagit de manière à éviter ces objets. Le même sentiment de conservation se trouvera ainsi chez tous les êtres conscients et fera ainsi partie du sens commun.

Il est à remarquer que les sentiments et les idées qui composent le sens commun ne sont pas absolument semblables chez tous les hommes qui les possèdent. Cela tient à ce que les processus physiologiques qui les produisent, bien que se ressemblant chez tous les hommes, ne sont pas exactement pareils. En effet, une incitation semblable produite sur divers organismes, entre en conflit, pendant un processus, avec les traces des incitations antérieures ; ces incitations ayant été plus ou moins dissemblables, il en résulte des dissemblances plus ou moins grandes dans les processus physiologiques et par suite dans les phénomènes mentaux, c’est-à-dire dans les sentiments, les idées, les volitions.

II. — Manifestations diverses et développement du sens commun.

On appelle sens commun, avons-nous dit, une collection de sentiments ou d’idées qui se retrouvent chez tous les hommes. Mais, chez les animaux, nous pouvons remarquer quelque chose d’analogue : certains sentiments sont communs à tous les animaux, d’autres sont communs à beaucoup d’entre eux. Le sentiment de la conservation, dont nous avons déjà parlé, se trouve chez tous les hommes et chez tous les animaux, l’amour de la progéniture se trouve chez tous les individus de certaines espèces, etc. Il nous semble donc légitime d’attribuer le sens commun aux animaux ; le sens commun étant encore ici une collection de sentiments qui se retrouvent chez un grand nombre d’individus et qui leur servent à diriger leur volonté. Le sens commun peut donc à notre avis être légitimement attribué à toutes les espèces d’êtres ayant des sentiments, c’est-à-dire à toutes les espèces d’êtres doués de conscience.

Si l’on considère la conscience comme le côté subjectif d’un fait dont le côté objectif est un mouvement, le sens commun sera le côté subjectif d’un fait dont le côté objectif consistera en réactions semblables effectuées par des corps semblables et semblablement impressionnés. Il est à remarquer alors que le côté objectif correspondant aux sentiments subjectifs qui composent le sens commun chez l’homme et les animaux, se retrouve dans toutes les réactions produites par des corps semblables, soumis à des excitations semblables, par exemple dans les combinaisons chimiques, etc. — Deux organismes semblables, recevant de semblables incitations font une réaction semblable. De même, deux corps semblables mis en contact avec deux autres corps semblables et impressionnés de la même façon par ces corps réagissent aussi de la même manière ; ainsi deux morceaux de fer, mis en contact avec de l’acide azotique étendu d’eau, donneront tous deux du bioxoyde d’azote et de l’azotate de fer. Dans tous les cas, nous avons donc des réactions semblables effectuées par des corps semblables, soumis à des influences semblables ; on ne peut pas attribuer le sens commun aux corps inorganiques, puisque les corps inorganiques ne sont pas doués de conscience et que le sens commun est une collection de faits de conscience, mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a analogie entre les réactions objectives correspondant aux sentiments subjectifs qui forment le sens commun chez les êtres conscients et les réactions effectuées par des corps inorganiques semblables soumis aux mêmes influences.

La première apparition du sens commun date sans aucun doute de l’instant où deux organismes conscients existèrent ensemble sur la terre. Tous les êtres conscients, en effet, ont entre eux des ressemblances morphologiques et physiologiques, ils ont tous un système nerveux, un appareil digestif, etc. Tous sont sensibles, tous ont besoin de nourriture, etc. Il est logique de conclure de ces ressemblances morphologiques et physiologiques présentées par les êtres conscients à des ressemblances dans les phénomènes mentaux présentés par ces mêmes êtres ; ces ressemblances constituent le sens commun.

Quand il commença à paraître, le sens commun était évidemment très-peu complexe, la collection de sentiments qui le composaient n’était pas encore bien riche ; mais, à mesure que les organismes se perfectionnèrent, de nouveaux sens, de nouvelles facultés apparurent, de nouveaux besoins s’ajoutèrent aux autres, les sentiments furent plus nombreux, les sentiments communs à plusieurs êtres furent par suite plus nombreux aussi, et le sens commun devint de plus en plus riche, au moins chez les animaux les plus perfectionnés. Il est à remarquer que chaque nouvelle espèce qui se formait avec de nouveaux caractères qui n’appartenaient qu’à elle, devait avoir aussi de nouveaux besoins, de nouveaux sentiments ; par suite, une nouvelle forme de sens commun.

Il y aura donc différents sens communs, chaque espèce ayant son sens commun particulier. Mais dans une même espèce, au moins dans les plus élevées, nous trouvons encore plusieurs formes de sens commun ; examinons par exemple ce qui se passe dans l’espèce humaine. Un homme quelconque a un grand nombre de sentiments ou d’idées. De ces sentiments et de ces idées, quelques-uns sont à lui seul, les autres lui sont communs avec les gens qui vivent près de lui, qui sont soumis aux mêmes conditions d’existence, qui font partie de la même famille, qui exercent la même profession. — Un certain nombre des idées qui sont communes à ces individus n’appartiennent qu’à eux seuls, d’autres leur sont communes avec les individus dont la manière de vivre se rapproche le plus de la leur, avec leurs compatriotes, leurs coreligionnaires. Des idées communes à ce groupe d’individus, quelques-unes encore n’appartiennent qu’à eux, d’autres leur sont communes avec ceux qui habitent la même partie du monde, qui professent des religions se rapprochant de la leur ; enfin quelques sentiments appartiennent à tous les hommes. — Remarquons que les influences semblables auxquelles sont soumis les individus font naître les sentiments semblables ; ainsi, les individus exerçant la même profession, ceux qui pratiquent la même religion, ceux qui habitent une même patrie, ont une collection d’idées et de sentiments communs qui n’appartient qu’à eux en général. On pourrait distinguer ainsi le sens commun de la profession, le sens commun de la patrie, de la religion, de l’humanité. Cette distinction n’est pas évidemment d’une exactitude rigoureuse, mais elle me semble généralement vraie.

Le sens commun entre les êtres est d’autant plus étendu que les êtres offrent plus de caractères de ressemblance, que les milieux dans lesquels ils vivent se ressemblent davantage. Le sens commun, au contraire, est moins étendu quand les individus sont soumis à des influence » très différentes et diffèrent eux-mêmes par leur constitution. Par exemple, il y aura plus de sentiments communs entre deux Français qu’entre un Français et un Anglais, et entre un Français et un Anglais qu’entre un Français et un Hottentot. Entre les deux Français, il y a en effet de communs les sentiments communs à deux individus de la même patrie, de la même religion, parlant le même langage, etc. ; entre un Français et un Anglais, les sentiments communs à des individus habitant des nations voisines, professant des religions qui se rapprochent l’une de l’autre, mais qui ne sont pas identiques, etc. ; entre un Français et un Hottentot, il n’y a guère de commun que les sentiments qui se trouvent chez tous les hommes.

III. — Altérations du sens commun.

Certaines personnes sont plus ou moins privées de sens commun, c’est-à-dire que, recevant certaines excitations, elles sont, grâce à une conformation particulière accidentelle ou continuelle de leurs organes, impressionnées d’une autre manière que la plupart des autres personnes. On remarque chez elles une certaine étrangeté dans les sentiments, les idées, les paroles et les actes. Ces altérations du sens commun sont connues sous les noms de folie, démence, originalité, etc.

L’originalité est le manque de sens commun sur des points peu nombreux ou peu importants ; la démence est l’affaiblissement plutôt que la bizarrerie des sentiments et des idées ; la folie est le manque de sens commun sur les points le plus généralement adoptés par les hommes. Il est du reste impossible de tracer une ligne de démarcation fixe entre les gens de sens commun et les originaux, les originaux et les fous. Tout homme, en effet, s’éloigne sur quelques points de la manière de voir des autres hommes ; selon que ces points seront plus ou moins nombreux, selon que la manière dont il les envisagera différera plus ou moins de la manière commune, il sera réputé homme de bon sens, original ou fou ; mais la limite rigoureuse entre ces différents états de l’esprit est impossible à tracer.

L’originalité, la folie et la démence peuvent avoir pour cause soit une disposition héréditaire de certains organes, soit une vie tout à fait différente de celle des autres hommes ; la folie et la démence sont en outre souvent produites par des lésions du cerveau.

On peut distinguer deux principales sortes d’originalité, la première qui tient à un plus grand perfectionnement de l’organe cérébral, l’autre qui tient probablement a de légères anomalies dans la constitution intime de ce même organe. — Ces deux sortes d’originalité se rencontrent fréquemment chez le même individu, la seconde se trouve encore plus souvent sans la première, il est très-rare de rencontrer la première sans la seconde. — La première forme de l’originalité consiste en ce qu’un organisme est, à certains égards, à un moment donné, ce que seront plus tard les organismes de même espèce que le sien. Sur l’influence de certaines incitations, il réagit d’une manière plus parfaite que les autres organismes contemporains ; il réagit comme réagiront plus tard les organismes de même espèce, il devance son siècle. Cette originalité est celle de tous les grands hommes, de tous les grands inventeurs, c’est la bonne originalité, l’originalité utile ; elle contribue puissamment à avancer le progrès intellectuel, ou à accroître le bien-être de l’humanité. Sans doute les grandes idées émises par les hommes dont nous parlons auraient été trouvées par d’autres au bout d’un temps plus ou moins long, mais, pendant tout ce temps-là, le monde aurait été privé de leurs effets. Une fois, au contraire, qu’une nouvelle idée a été émise par un homme, le milieu dans lequel vivent les autres hommes est, par cela même, changé pour eux ; de nouvelles impressions sont produites sur leurs organes, de nouveaux sentiments, de nouvelles idées, de nouvelles actions suivent ces nouvelles impressions et quand l’idée émise est vraiment bonne, elle peut puissamment contribuer au bien de l’humanité.

Nous remarquerons que l’originalité qui vient d’un plus grand perfectionnement de l’organisme peut toutefois avoir des inconvénients soit pour l’individu qui la possède, soit même pour l’humanité. Il est bon de devancer son siècle, mais il ne faut pas le devancer de beaucoup ; le sort des hommes de génie a été en général assez malheureux, quand les autres hommes n’étaient pas encore arrivés à un développement suffisant pour les comprendre : le mieux qui a pu leur arriver a été de passer pour fous, et d’exciter la risée de leurs contemporains.

L’émission prématurée de certaines idées peut du reste être funeste à la société, même quand l’idée est bonne ; une idée ne peut triompher que quand elle est adoptée par un nombre suffisant d’individus ; et cela exige un certain développement de l’intelligence moyenne de la société et en outre certaines circonstances favorables. Si l’idée se produit avant que le développement suffisant ait été atteint et dans des circonstances peu favorables, elle occasionnera des luttes, des conflits, et finira par être rejetée en provoquant une réaction en sens inverse, quitte à reparaître plus tard avec plus de force, et à triompher alors, si les circonstances ont changé. Pour ne citer qu’un exemple à l’appui de ce que nous disons quelques-unes des idées que la Révolution française a fait triompher en 1789 sont les mêmes que celles qui ont occasionné la Jacquerie en 1357. Pourquoi n’ont-elles pas triomphé alors ? Parce que la plupart des esprits n’étaient pas préparés aies recevoir ; parce que la féodalité était encore trop forte.

La seconde espèce d’originalité, quand elle ne se joint pas à la première, fait des hommes nuisibles ou insupportables ; nuisibles quand la bizarrerie de leur conformation développe chez eux les mauvais instincts, surtout quand ces hommes occupent un rang élevé dans la société (par exemple certains empereurs romains), insupportables ou tout au moins désagréables quand leur originalité ne porte que sur des côtés peu importants du caractère.

Nous ne dirons ici que quelques mots sur la folie et la démence ; les aliénés s’écartent de plus en plus du sens commun, chez eux non-seulement les sentiments et les idées, mais même les sensations diffèrent de celles de la plupart des hommes. Le sens commun peut être ainsi presque complètement anéanti ; cette différence entre les phénomènes mentaux des aliénés et ceux des autres hommes vient toujours d’une différence dans leurs organes, que cette différence soit produite par l’hérédité et l’adaptation, ou par une lésion accidentelle.