Le siège de Québec/À l’Anse au Foulon

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Éditions Édouard Garand (p. 72-76).

XVIII

À L’ANSE AU FOULON


Flambard marcha quelque temps dans la nuit obscure, puis il s’arrêta pour prêter l’oreille un moment aux bruits de tonnerre qui remplissaient l’espace, et pour réfléchir. Les canons de la flotte ennemie tonnaient sans cesse, de même que les batteries postées sur les hauteurs de Lévis : les premiers lançaient leurs projectiles sur le camp de Beauport, les secondes bombardaient la cité. Déjà des lueurs d’incendie, du côté de la ville, illuminaient le ciel noir, et de sourdes rumeurs se mêlaient aux bruits de la canonnade.

Immobile sur la route déserte, Flambard demeurait indécis. Allait-il gagner la cité, ou se diriger vers Beauport ? Les Anglais allaient-ils attaquer par Beauport ? Mais un soldat ne venait-il pas de rapporter qu’ils étaient descendus à l’Anse au Foulon ? Et notre ami, inquiet, se demandait encore si le général Montcalm avait été informé de la descente des ennemis au Foulon.

— Oh ! gronda-t-il avec rage, nous sommes trahis… nous sommes trahis !

Et, prenant une résolution, il s’élança dans la direction du pont de la rivière Saint-Charles pour se rendre aux quartiers-généraux de Montcalm et le prévenir. Mais Flambard ne pourrait prévenir les coups du sort : il était trop tard !

L’heure de la catastrophe dernière était venue !

Les traîtres venaient de jouer l’une de leurs dernières cartes ; plus tard, le 17 septembre, ils jetteraient la dernière sur la table… ce serait le CONSUMMATUM EST !

Oui, au moment où, ce soir du 12 septembre, minuit allait sonner, un premier détachement de l’armée ennemie abordait l’Anse au Foulon, à deux petits milles seulement de la capitale de la Nouvelle-France. Wolfe avait, enfin, réussi à mettre en jeu les plans qu’il avait médités durant plusieurs jours sur les données de l’un de ses aides-de-camp, le capitaine Fraser. L’Anse au Foulon était devenue son obsession, et ce soir elle devenait son atout. Mais il faut dire que sans la trahison cet atout n’aurait point tourné le jeu à son avantage. Wolfe aurait donné dans un coupe-gorge : cent cinquante hommes vigilants et déterminés, deux cents au plus l’auraient empêché de prendre position sur les hauteurs de l’Anse, lui et ses hommes auraient trouvé, là, la mort. Pourtant il y avait bien là un poste de cent cinquante hommes ? Oui… mais il n’y avait pas de chef ! Le chef, Vergor, avait dit à ses soldats :

— Bah ! la nuit est noire et froide, rentrez sous vos tentes, amusez-vous, dormez, comme il vous plaira !

Il laissa un corps de garde de dix hommes auxquels il fit envoyer une jatte remplie d’eau-de-vie. En bas, près du rivage, il plaça quatre sentinelles. Puis lui-même et ses trois officiers subalternes rentrèrent sous le toit de la baraque qui les abritait, se mirent à boire et à jouer à l’argent.

C’est par l’influence de l’intendant Bigot que Vergor, son ami intime, avait obtenu le commandement de ce poste de confiance. Deux jours auparavant Bougainville avait fait observer à M. de Vaudreuil que le poste n’était pas suffisant, et il avait recommandé qu’on y envoyât une compagnie du régiment de Guyenne pour renforcer le poste. Consulté à ce sujet, Montcalm soutint que le poste suffisait pour garder les hauteurs.

— Si, fit-il remarquer, vous désirez y envoyer cette compagnie, nous relèverons Monsieur de Vergor à qui nous assignerons un autre poste.

Ceci laissait entendre que le Marquis de Montcalm avait peu de confiance dans les capacités de cet officier ou dans sa loyauté.

Mais Bigot s’insurgea contre l’idée de relever Vergor, de sorte qu’il y eut balancement, indécision, et, bref, lorsqu’on convint de renforcer seulement Vergor, il était trop tard. Sur la fin de ce jour du 12 septembre on fit en effet, savoir au bataillon de Guyenne de se rendre, le lendemain le 13, occuper les hauteurs du Foulon.

C’était encore une de ces mésintelligences entre les chefs français, dont profitaient les Anglais. Car ils étaient assez bien renseignés par leurs espions et rôdeurs sur ce qui se passait dans le camp français, pour ne pas parler des traîtres à la cause du roi de France, et il semblait y en avoir plusieurs.

L’un, entre autres, fut amené au général Wolfe le 5 septembre. Cet homme n’était ni canadien ni français. D’origine italienne, aventurier quelconque, il était venu au pays dix ans auparavant et avait essayé de tous les métiers pour s’enrichir rapidement. Son principal commerce était celui de la vente clandestine des eaux-de-vie. Il s’occupait aussi du trafic des fourrures avec les sauvages et trappeurs canadiens, et il avait été bientôt affilié à la bande de Cadet. Cet homme, qui avait d’abord vécu en France où il avait changé son nom de Fossini en celui de Foissan, parlait le français des Méridionaux, et il avait réussi à se faire passer pour Français auprès des paysans et trappeurs ainsi qu’auprès d’un bon nombre de fonctionnaires. Foissan était déjà un peu connu de quelques officiers anglais avec qui il avait fait quelque commerce. Son nom avait été mentionné à Wolfe qui avait alors manifesté le désir de lui parler.

Le général anglais l’interrogea.

— Tu connais bien, demanda-t-il, Monsieur de Bréart et Monsieur… de Cadet ?

— Monsieur Cadet, sourit Foissan, oui, général.

— Et aussi Monsieur de Bréart ?

— Oui.

— Moyennant une prime raisonnable pourrais-tu nous faire livrer, contre espèces sonnantes, quatre cents sacs de farine ?

— Je le pense.

— Les magasins de farine sont à Trois-Rivières, n’est-ce pas ?

— Là et, ailleurs, oui.

— Ces magasins, aux Trois-Rivières, sont gardés par la flotte de Monsieur Vauquelin ?

— Oui, général, et aussi par les vaisseaux de Monsieur Cadet.

— Ah ! c’est juste, sourit le général, monsieur Cadet possède, comme le roi Louis, sa flotte à lui.

— Monsieur Cadet est fort riche et très puissant, sourit Foissan.

— Voilà bien ce que je savais, mon ami, et c’est pourquoi j’ai pensé que votre Monsieur Cadet était l’homme pour nous fournir les vivres dont nous manquons, même si ces vivres manquaient dans votre pays.

— Oh ! sourit encore Foissan, les vivres ne manquent pas ici du moment qu’on a de l’argent pour les acheter.

— Eh bien ! mon ami, nous avons l’argent. Va donc trouver Monsieur Cadet et lui commande pour nous 400 sacs de farine. Il y a pour toi deux cents livres sterling à gagner.

Foissan partit.

Wolfe était donc bien au courant des choses de la colonie française, et il possédait de précieux renseignements sur certains fonctionnaires de la Nouvelle-France. Il connaissait les divisions et les brouilles qui existaient entre les chefs civils et militaires, et il avait tablé sur ces dissensions pour accomplir l’exploit qu’il méditait. Il savait qu’avec de l’or il lui serait facile de trouver des traîtres, même parmi les hauts fonctionnaires. Il savait encore que Bigot avait dit à des gens de son entourage :

— Amis, nous sommes fatigués du pays et de son climat. Maintenant que notre fortune est faite, que notre tâche achève, il est juste que nous allions jouir doucement de l’existence sous le beau ciel de France. Si Messieurs les Anglais tiennent tant à ce pays, qu’il soit leur, je ne m’y opposerai pas. Laissons les imbéciles se chamailler pour ces bois et ces montagnes, pour nous la vie a de meilleurs apports !

Wolfe trouvait donc là un bon champ à exploiter. Il essaya bien d’entrer en relations directes avec Bigot et Cadet, mais ceux-ci ne voulurent pas se compromettre, et le commerce qui se pratiqua avec les officiers anglais le fut par l’intermédiaire d’agents de Cadet, tel, entre autres, Pénissault, qui avait été chargé de vendre aux Anglais deux cents barils de lard. Mais rien n’établit positivement que le lard avait été livré aux Anglais, car il s’était trouvé un officier, M. de Fiedmond, qui, ayant eu vent de la chose, en avait prévenu Bougainville. Pénissault avait de suite été mis sur ses gardes par Cadet lui-même.

Il peut paraître étrange que les Anglais manquassent de vivres, eux qui étaient maîtres de la moitié du pays ? Oui, mais, ils n’avaient pas pensé que l’expédition durerait aussi longtemps. Ils avaient dévasté tout le pays s’étendant au-dessous de Québec, ils n’y pouvaient plus ou acheter ou réquisitionner. Ils avaient donc été forcés vers la mi-août d’envoyer vers Louisbourg sept transports pour se ravitailler ; mais des vents contraires avaient retardé leur retour. Wolfe devait donc trouver des moyens de nourrir son armée, et il compta sur les agents de Cadet.

Foissan réussit donc à conclure avec le munitionnaire le marché des quatre cents sacs de farine.

Il revint deux jours après trouver le général.

— Monsieur Cadet, annonça-t-il, demande six livres sterling pour chaque sac de farine.

Wolfe trouva le prix exorbitant. Mais il avait besoin de farine.

Il réfléchit un moment et répondit :

— Va dire à Monsieur Cadet que je lui verserai la somme de deux mille deux cents livres sterling, à même lesquelles tu toucheras les deux cents livres que je t’ai promises.

Wolfe était rusé. Il s’imaginait bien que Foissan, pour toucher sa prime, ferait tous ses efforts pour faire rabattre Cadet sur le prix demandé. Foissan réussit en effet à bâcler l’affaire moyennant deux mille livres que toucheraient Bréart et Cadet et deux cents livres pour lui-même.

Mais comment allait-on s’y prendre pour livrer aux Anglais ces 400 sacs de farine, sans que l’affaire ne transpirât en dehors des intéressés. C’était simple.

Bréart était aux Trois-Rivières où il avait été envoyé par M. de Vaudreuil pour organiser un convoi de vivres destinées à l’armée et à la ville. Ce convoi devait être formé de berges qui descendraient le fleuve jusqu’à la Pointe-aux-Trembles. On profiterait d’une nuit obscure pour effectuer le déchargement de ces vivres qui, de la Pointe-aux-Trembles, seraient transportées par voie de terre. Durant l’été qui finissait le ravitaillement s’était fait au moyen de charrettes attelées de bœufs ou de mulets que conduisaient des vieillards et des femmes. On avait eu peines et misères à accomplir le long trajet des Trois-Rivières à Québec, par des routes détrempées par les pluies, cahoteuses, souvent coupées de ravins profonds. Des charrettes s’étaient brisées, des attelages étaient tombés exténués, des femmes étaient demeurées en chemin, épuisées, malades, de fortes quantités de vivres avaient été perdues, abandonnées sur le bord des routes ou gâtées par l’eau du ciel. Il avait fallu trois semaines à l’un de ces convois pour couvrir la distance qui séparait Trois-Rivières de Québec. Cette fois, M. de Vaudreuil avait décidé de tenter la voie du fleuve. Vauquelin avait été requis de fournir des berges à Bréart qui devait s’occuper de leur chargement. Naturellement, cette entreprise devait être conduite avec le plus grand secret, de crainte que les Anglais, mis au courant, n’eussent l’idée de capturer le convoi. Mais le secret avait transpiré, et Wolfe avait conçu l’espoir de faire main basse sur ce précieux convoi : d’autant plus précieux qu’il aurait fourni aux Anglais les vivres dont ils manquaient, et que cette capture aurait affamé l’armée française et la garnison de la capitale.

Il n’eut garde de laisser deviner ses intentions, lorsque Foissan lui assura que Cadet ferait servir l’un de ses navires pour transporter la farine jusqu’aux navires anglais stationnés à deux milles environ en aval de la Pointe-aux-Trembles. Et pour plus de sûreté, comme l’avait assuré Foissan, Cadet ferait escorter le transport de trois autres de ses navires.

Seulement, Wolfe exigea de Foissan, qui allait se rendre de suite aux Trois-Rivières pour faire charger les 400 sacs de farine, que l’un de ses officiers l’accompagnerait.

Cet officier devrait surveiller le chargement des marchandises, et il aurait instructions de verser entre les mains de Foissan la somme de deux mille deux cents livres.

Foissan accepta cet arrangement, et l’officier choisi par Wolfe fut le capitaine Simon Fraser. Or Simon Fraser était chargé de s’enquérir du convoi de vivres qui devait être expédié à l’armée de Beauport et de faire surveiller sa marche, Holmes avait déjà reçu l’ordre d’arrêter ce convoi et, si possible, de s’en emparer.

Mais des contre-ordres allaient sauver ce convoi. Par contre, c’est l’un des traîtres à la cause du roi de France qui allait y perdre. Cadet.

On sait que Michel Cadet avait fait construire en France vingt navires pour faire son commerce personnel. Il est vrai qu’il avait offert au roi l’usage de ces navires, mais cette offre ne découlait pas de sa générosité uniquement. Cadet, appuyé par Berryer, intriguait depuis un certain temps auprès de hauts personnages de la Cour de Versailles pour se faire donner par Louis XV des lettres de noblesse. Il demandait peu… une simple particule couronnée d’une baronnerie. Avec cette particule et son immense fortune il pensait venir plus tard à la cour, et là éclipser la plus haute gentilhommerie. C’était le grand rêve de Cadet. Mais le beau rêve n’allait pas se réaliser : d’abord les Anglais prendraient quelques-uns de ses navires et ce qu’ils contenaient sans en payer la valeur au munitionnaire ; et plus tard, en 1761, le roi prendrait tout simplement les autres navires sans gratifier Monsieur Cadet ni d’une particule ni d’une baronnerie. Et le grand munitionnaire de la Nouvelle-France, en remettant le pied en France, allait se voir conspué, honni, saisi, dépouillé de ses richesses mal acquises, et, enfin, chassé de sa patrie.

Aux Trois-Rivières, Bréart achevait de charger les vivres commandées par Vaudreuil. Foissan obtint qu’on négligeât le chargement du convoi et qu’on s’occupât sans délai des 400 sacs de farine commandés par Wolfe. Les navires de Cadet allaient ainsi précéder seulement de quelques heures le convoi. Et c’est Simon Fraser qui l’avait voulu ainsi, afin de prévenir Holmes qui, avec ses navires, envelopperait le convoi et s’en rendrait maître.

Les navires de Cadet mirent à la voile au déclin du jour le 10 septembre, par un vent assez favorable ; et le convoi de Bréart appareillerait dès l’aube du jour suivant. Heureusement pour ce convoi, un contre-ordre de Vaudreuil allait l’arrêter près de Batiscan, parce que Montcalm avait surpris l’étrange mouvement des navires de Holmes près de la Pointe-aux-Trembles où il s’était rendu, le 9, pour y étudier les portes de défense et pour s’assurer que le convoi ne courrait nul danger. Le convoi s’était donc arrêté à Batiscan pour y attendre de nouvelles instructions.

Vers le crépuscule du 12, les navires de Cadet mouillèrent à deux milles en amont de la Pointe-aux-Trembles. Ils attendaient la nuit pour joindre les vaisseaux de Holmes à environ quatre milles de là. Un bon vent du sud-ouest soufflait. Foissan et Simon Fraser, montés sur le navire portant les 400 sacs de farine, guettaient le moment propice pour continuer leur chemin. Une petite barque, conduite par un nautonier canadien et gagnant tout probablement la Pointe-aux-Trembles, passa à portée des voix des navires de Cadet.

Foissan interpella le nautonier :

— Hé ! mon ami, peux-tu me dire si le reste du convoi suit ?

Le marin, surpris, reconnut Foissan, et croyant que ces navires composaient l’avant-garde du convoi, il répondit :

— Non, monsieur. Le convoi a reçu ordre de mouiller à Batiscan !

Foissan et Simon Fraser se regardèrent avec surprise.

— C’est bon, répliqua Foissan, nous l’attendrons !

Dans le grand vent la barque filait déjà rapidement vers la Pointe-aux-Trembles.

— Oh ! oh ! dit Fraser, je pense que nos projets ont été devinés !

— Faut-il continuer quand même ? interrogea Foissan.

— Sans doute. Nous avons de la besogne à faire cette nuit. Il vente bon, le ciel est couvert, tout va bien…

Et Simon Fraser avait ébauché un sourire que n’avait pas vu Foissan.

L’obscurité était venue. Les navires hissèrent de nouveau leurs voiles et se mirent à glisser rapidement et silencieusement sur les eaux moutonneuses du fleuve.

À six heures et demie ils passaient devant la Pointe-aux-Trembles sans avoir été aperçus. À sept heures, le navire de Holmes venu à leur rencontre les accostait. Simon Fraser eut un long colloque avec le vice-amiral anglais, puis il vint dire à Foissan qu’on se rendrait jusqu’à l’Anse au Foulon pour transborder la farine sur l’un des vaisseaux du général Wolfe. Foissan demanda alors si l’on devait renvoyer les trois autres navires de Cadet dont on n’avait plus besoin.

— Bah ! répliqua Fraser, ils s’en retourneront, tous quatre comme ils sont venus.

Comme on peut le deviner, Foissan n’était pas du complot, et pour être juste, il livrait aux Anglais des marchandises, mais il ne livrait pas le pays. Mais il est fort probable que ce pays, qui n’était pas le sien, il l’eût vendu pour une somme d’argent quelconque. Quoiqu’il en soit, on se remit en marche vers l’Anse au Foulon. Ce ne fut pas sans étonnement que Foissan remarqua que les navires de Holmes suivaient à peu de distance. Il ne fit nulle observation, que lui importait ! Bientôt, il allait toucher sa prime de deux cents livres sterling, et c’était tout ce qui comptait.

À dix heures on arriva en vue des vaisseaux de Wolfe. De suite le vaisseau qui portait Holmes, dépassa les navires de Cadet et alla aborder celui du général anglais. Peu après, une barque vint chercher Foissan et Simon Fraser. Foissan fut conduit près du général Wolfe qui était dans sa cabine avec Holmes et un autre officier.

— Mon ami, dit le général, voici les deux mille deux cents livres convenues pour la farine. Va trouver Monsieur Cadet et lui fait part de ma gratitude !

Foissan fut descendu dans la barque qui l’avait amené au navire de Wolfe, puis dirigé sur la rive sud du fleuve où on lui signifia de décamper.

Le général anglais, tenait maintenant en sa main tous les atouts. Une heure après, une cinquantaine de berges chargées de soldats se dirigeaient en silence vers l’Anse au Foulon. La première de ces berges portait Fraser et trente hommes résolus. En même temps les canons de la flotte devant Beauport et ceux de Lévis commençaient à bombarder et le camp de Montcalm et la capitale.

Il passait onze heures.

La berge de Simon Fraser toucha le rivage de l’Anse. Quatre sentinelles étaient là.

— Qui vive ? cria l’une d’elles.

— Les vivres de l’armée ! répondit Fraser à voix basse.

— Mais le convoi a reçu ordre de mouiller à Batiscan ! dit la sentinelle stupéfaite.

— C’était pour tromper les Anglais, répliqua Fraser. Chut ! ajouta-t-il, pas de bruit, car les vaisseaux ennemis ne sont pas loin.

Les sentinelles s’écartèrent. Elles virent d’autres berges, glisser vers elles comme des fantômes. Fraser sauta sur la rive avec ses hommes.

— Trahison ! cria une sentinelle qui venait d’entendre un échange de paroles vives en langue anglaise.

Mais sa voix fut vivement étouffée. Les trente hommes de Fraser se jetaient sur les sentinelles et les réduisaient à l’impuissance.

D’autres berges arrivaient, et Wolfe montait l’une d’elles, Peu à peu la plage s’emplissait de soldats anglais. Tout se passait en silence et avec le plus bel ordre. Wolfe attendait qu’il eût assez de soldats avec lui pour tenter l’escalade des hauteurs.

Mais là-haut un garde avait entendu le cri de la sentinelle, il avait aussi aperçu plusieurs berges qui approchaient de la rive. Inquiété par ce cri, ces berges silencieuses et par le grondement des canons anglais, il courut à la baraque de Vergor et lui fit part de ses craintes.

Vergor, et trois de ses subalternes buvaient et continuaient de jouer à l’argent. Tous quatre étaient à demi ivres.

— Bah ! se mit à rire Vergor, il ne manquerait plus que ça que Monsieur Wolfe vînt faire la partie avec nous !

Les trois autres officiers partirent de rire.

Vergor fit servir une forte rasade d’eau-de-vie au soldat et lui dit :

— Mon ami, si tu penses que les Anglais débarquent en bas, cours prévenir Monsieur l’intendant pour qu’il me donne des ordres !

Et, sans plus, il se remit à sa partie.

Le soldat, prenant Vergor au mot, s’élança vers la cité, vers la maison de l’intendant.

— Ces Canadiens, disait pendant ce temps Vergor, ont tellement peur des Anglais qu’ils croient les voir partout. Pardieu ! on entend leurs canons là-bas… ils ne peuvent être là et ici à la fois ! Et puis, ensuite, qu’importe !… Une heure après, ivres tous quatre, les officiers se mettaient au lit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On se rappelle ce qu’avait bredouillé Cadet, en apprenant que les Anglais étaient débarqués au Foulon :

— Ah diable ! les Anglais… je les avais oubliés ! Et les quatre cents sacs de farine ?…

La ruade que lui avait si bien appliquée Flambard, la nouvelle du débarquement des Anglais au Foulon, mais plus encore peut-être la crainte de se voir frustré des deux mille livres sterling que Foissan devait lui rapporter le soir même, parurent dégriser complètement le munitionnaire. Flambard était à peine sorti de la maison de l’intendant que lui, Cadet, donnait immédiatement des ordres pour qu’on allât atteler l’une de ses berlines. Une heure de nuit sonnait. L’instant d’après la berline recevait le munitionnaire et Deschenaux dont il voulait être accompagné, puis, escortée de six gardes à cheval, la voiture partit à toute vitesse dans la direction du camp de Vergor.

Une demi-heure après Cadet essayait vainement de réveiller Vergor, qui se contenta de grogner avec humeur pour se tourner sur l’autre côté.

Cadet s’informait de Foissan.

Un subalterne de Vergor, à demi réveillé, lui assura que l’Italien n’avait pas été vu.

— Et les Anglais ? interrogea Cadet, ils ne sont donc pas débarqués ?

L’officier se mit à rire.

— Des histoires, dit-il. Est-ce qu’on les voit seulement ?

Il se rendormit.

Le silence régnait partout aux abords du Foulon.

Cadet envoya un de ses gardes aux nouvelles.

Cet homme rapporta peu après que les sentinelles avaient bien remarqué un certain mouvement sur le fleuve et en bas des hauteurs, mais que là-haut rien d’important ne s’était passé.

Cadet, alors, voulut se rendre jusque sur les hauteurs mêmes de l’Anse ; mais à cet instant une fusée d’un rouge ardent, semblant partir du fleuve, s’éleva dans la nuit obscure, déchira les ténèbres, puis s’éteignit peu à peu comme des étincelles emportées par le vent. Mais bien que fugitive, cette raie lumineuse avait permis à Cadet et à Deschenaux de voir une quantité de berges montées de soldats anglais approcher de l’Anse.

— Ça y est, murmura Deschenaux, ce sont les Anglais ! Dites adieu à vos deux mille livres, ami Cadet, et regagnons la maison de Monsieur l’intendant, si nous ne voulons pas tomber entre les mains des Anglais !

— Eh ! par Notre-Dame ! cria Cadet avec fureur, je ne suis pas un ennemi des Anglais, et j’ai bien le droit de leur réclamer ce qu’ils me doivent !

— Vous réclamerez après !

— Après ?… Mais il sera trop tard. Oh ! ce maudit Fossini m’aura certainement joué !

Plusieurs coups de feu retentirent tout à coup aux abords de l’Anse.

— En route ! cria Deschenaux.

Il poussa Cadet dans la berline qui à toute allure reprit le chemin de la rivière Saint-Charles. Il était temps : Wolfe lançait ses hommes sur les hauteurs de l’Anse.

Mais Cadet était loin de se douter encore de tout ce qu’il perdait en cette nuit funeste. Il n’allait plus entendre parler et encore moins palper les deux mille deux cents livres empochées par Foissan. Il allait constater la perte de quatre de ses navires capturés par les Anglais. Et ces navires avaient été chargés à l’avance des biens du munitionnaire, afin qu’ils fussent prêts à prendre la mer à la première opportunité. Outre une grande quantité de fourrures de grande valeur, des pièces de mobilier luxueux, de la vaisselle d’or et d’argent, le munitionnaire perdait plus de la moitié de sa cave. En effet, l’un des quatre navires saisis par Holmes portait 120 barriques de vins et d’eaux-de-vie !

Le munitionnaire commençait seulement à rendre gorge…