Le siège de Québec/L’enfant inconnu

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Éditions Édouard Garand (p. 64-72).

XVII

L’ENFANT INCONNU


Trois heures environ avant la scène que nous venons de raconter, un homme pénétrait dans le corps de garde de la Porte Saint-Louis et demandait à parler à l’officier en charge. Un garde désigna une porte à laquelle cet homme frappa.

— Entrez ! dit une voix de l’intérieur.

L’homme poussa la porte et se trouva dans une petite pièce carrée, meublée d’un lit de camp, d’une table et de deux fauteuils, et éclairée par un lampadaire. Un jeune officier, les mains au dos et l’air très méditatif, marchait par la pièce.

— Ah ! c’est toi de Coulevent ? dit cet officier avec surprise.

— Mon cher de Loys, on m’envoie te chercher pour affaire urgente.

Le vicomte haussa les épaules avec indifférence.

— L’intendant ? demanda-t-il.

— Oui.

— Tu sais bien que je n’en suis plus.

— Bah ! ce n’est pas définitif. Tu as eu un moment d’humeur.

— Mon humeur est définitive et elle ne changera pas, J’ai pris du service avec Monsieur de Ramezay, je ne fais plus partie de la maison de Monsieur l’intendant.

— Je vais donc lui rapporter qu’il ne peut plus compter sur toi ?

— Tu rapporteras ce qu’il te plaira. D’abord, dis-moi pourquoi Bigot t’envoie ?

— Parce qu’il y a fête chez lui cette nuit et que ta présence est requise.

Le vicomte se mit à rire.

— Monsieur l’intendant est-il tellement attaché à ma personne qu’elle lui devienne inséparable ?

— Cela ne me regarde pas. Une chose, il y a un motif qui demande ta présence chez Bigot.

— Lequel ?

— On veut te faire identifier un enfant. Tu te rappelles celui de Jean Vaucourt ?

— Parfaitement.

— Eh bien ! Bigot et Deschenaux ont en leur possession un enfant qui leur est inconnu. Ayant appris que Jean Vaucourt avait retrouvé le sien, ce dont ils paraissent douter, ils désirent te faire voir l’enfant qu’ils ont en leur possession.

— Pour savoir si c’est l’enfant de Jean Vaucourt ?

— Ou si ce ne l’est pas ? que sais-je ?

— Eh bien ! mon cher, qu’ils supposent que l’enfant n’est pas celui de Jean Vaucourt. Et quant à leur dire à qui appartient cet enfant, dame ! je ne connais pas tous les enfants du pays. Et puis, de Coulevent, je suis en service. Dans une heure j’aurai à faire par la cité ma ronde de nuit. Bonsoir, de Coulevent !

Et de Loys reprit sa marche.

De Coulevent regarda le jeune officier avec étonnement, puis il hocha la tête et gagna la porte. Mais comme il allait sortir, de Loys le retint.

— De Coulevent, prononça-t-il avec une gravité impressionnante, tu t’es dit mon ami, n’est-ce pas ?

— Je le suis toujours, vicomte.

— Veux-tu un conseil d’ami ?

— Cela dépend. Parle.

— Lâche Bigot et suis-moi !

— Où ?

— Demain, après-demain, un jour ou l’autre… quand ? je ne sais pas. Mais où ? Sur le champ de bataille, pour la France et la Nouvelle-France ! De Coulevent, suis-moi vers le devoir !

De Coulevent éclata de rire.

— Mon cher de Loys, je ne te reconnais pas. Vas-tu devenir vertueux ? Par ma foi ! que parles-tu de devoir ? Qu’est-ce cela, mon cher, le devoir ? Ne sais-tu pas que c’est le mot que l’on ne trouve que dans la bouche des sots ? Moi, vois-tu…

Le vicomte l’interrompit rudement.

— Bien, dit-il, je suis un sot ; par conséquent tu es en mauvaise compagnie. Bonne nuit, de Coulevent !

De Coulevent s’en alla en ricanant.

De Loys haussa les épaules et continua de marcher par la petite pièce qui lui servait de logis.

Que s’était-il donc passé dans la vie de ce jeune seigneur qui, par ses bruyantes folies, avait étonné longtemps toute la cité ? Oui, que parlait-il de devoir, lui qui n’avait écouté que les fantaisies et les caprices de son esprit ? Lui qui s’était livré au jeu de toutes les débauches ? Lui qui avait projeté les crimes les plus monstrueux ? Lui qui avait accompli des forfaits sans nom, lui qui avait traîné l’honneur dans la boue ? N’était-ce pas inimaginable ? Et pourtant, cela était : Fernand de Loys venait de s’engager dans l’autre voie, celle qui conduit aux grandes et nobles actions, celle qui a pour enseigne : justice, devoir, honneur !

Une image, la vision d’une image avait suffi pour faire changer de route le jeune homme, pour l’arracher du bourbier sur lequel il s’était affaissé : l’image de Marguerite de Loisel !

Si nous revenons sur nos pas d’une année, en ce mois d’octobre où le vicomte Fernand de Loys avait, à l’Hôpital-Général, frappé Jean Vaucourt d’un coup de poignard, nous retrouvons trois jours après cet attentat le vicomte dans sa garçonnière et allongé sur un divan de son petit salon.

Pâle et sombre, il médite. Il croit qu’il a tué Jean Vaucourt, il y croit d’autant plus que Marguerite de Loisel l’en a accusé :

— C’est vous qui l’avez tué ! avait-elle dit.

Cette accusation avait fait sur lui l’effet d’un coup de foudre : il avait été atterré. Et, à présent, cette accusation pèse étrangement sur lui, sur son esprit bouleversé, elle pèse sur sa conscience ! Il revoit sans cesse Marguerite, livide, grave, terrible… Il entend sa voix accusatrice ! Il entend cette voix sévère qui, naguère, lui avait murmuré des paroles d’amour ! Et cette réminiscence le torture plus que le remords de son crime. Il glisse une main dans une poche intérieure de son habit et tire un parchemin. Il le déploie et le parcourt des yeux. Ce parchemin, c’est celui que, par mégarde, Marguerite avait laissé tomber près de la porte de sa cellule à l’Hôpital : de Loys l’avait promptement relevé. Et ce parchemin, c’était l’acte de naissance de Marguerite, de Marguerite issue du mariage du vrai Baron de Loisel avec Marguerite de Chabannes, de Marguerite noble, et non issue de la roture, de Marguerite qu’il a retrouvée plus belle que jamais, de Marguerite que, sans le savoir, il n’a pas cessé d’aimer !

De Loys a voulu haïr cette fille, qu’il avait pensé la fille de Lardinet, il a voulu la bafouer, la jeter dans l’égout comme une épave sordide, et pourtant, au tréfonds de son être vivait un souffle d’amour pour cette fille ! Maintenant, il entend bruire ce souffle d’amour, il le sent, il en est secoué, et, avec un long tressaillement, il s’avoue qu’il aime Marguerite ! Cet amour lui paraît tout à coup impétueux, le souffle se fait vent, rafale… c’est la folie de l’amour ! Oui, il aime, il lui semble qu’il aime éperdument ! Mais il aime avec honte ! Cet amour le fait rougir ! Marguerite est vertueuse, lui est débauché ! Elle est l’innocence, lui est le péché et le mal !…

Il souffre… Il revoit toute sa vie, et il comprend qu’elle n’a été qu’une souillure !

Alors que lui marchait dans le crime, qu’il piétinait dans l’ignominie, elle, s’élevait vers les clartés sublimes !

Il lui semble donc qu’un gouffre insondable le sépare à jamais de cette jeune fille, et cette pensée le jette dans un affreux désespoir ! C’est le châtiment des damnés : aimer Dieu, et ne pas le voir ! Et sa pensée devient un tel bourreau sur son cœur, le remords se révèle tellement atroce, que le vicomte, pour oublier, pour échapper, décide de se replonger plus avant dans les plaisirs, dans l’ignominie ! Cette décision est irrévocable : durant tout l’hiver qui suit il est de toutes les fêtes, de toutes les orgies, il a voulu s’engouffrer dans un déluge de débauches inouïes, alors que l’homme a rejeté tout ce qui le distingue de la bête, alors qu’il ne reste plus qu’un monstre… et, malgré cette effrayante plongée, l’image de Marguerite de Loisel est demeurée intacte dans son esprit ! Il résolut de tuer son esprit, afin de tuer cette image qui le suppliciait : il a plongé encore dans les pires bas-fonds, là où le vice fait peur au vice… Un matin, au moment où il remontait à la surface, un matin, après une nuit d’horribles joies, alors qu’il venait de rentrer chez lui avec son inséparable, le chevalier de Coulevent, deux hommes survinrent pour enfin mettre une fin à cette existence bestiale. Ces deux sommes sont Jean Vaucourt et Flambard. La vue seule de ces deux hommes est une condamnation : de Loys va mourir, il le sait, il le sent. Et Vaucourt arme un second pistolet, le premier ayant manqué. C’est fini, cette fois, car Vaucourt ne manquera pas deux fois ! De Loys, en cette seconde effroyable, voit l’au-delà, ce néant où l’on va revivre, autre monde, inconnu, mystérieux, qui sème l’effroi, qui glace d’épouvante, dont la vision tue et ressuscite à la fois, monde qui nous attire et auquel on résiste, monde sur la frontière duquel on s’agriffe désespérément pour rester en deçà… Oui, de Loys, a vu, et dans une seconde il a souffert une éternité… et il a déjà un pied sur la frontière affreuse ! Survient soudain Marguerite qui le sauve !…

Ce fut le miracle !

Le lendemain de ce jour, Fernand de Loys répudiait Bigot et sa bande, il allait à Monsieur de Ramezay qui le prenait à son service. Il venait de jurer de marcher désormais dans la voie du devoir et de l’honneur, il avait juré sur l’image de Marguerite de Loisel !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant que nous savons comment s’était opérée cette transformation du vicomte Fernand de Loys, rendons-nous chez l’intendant Bigot où nous précéderons Flambard.

Les trois salons de l’intendant étaient remplis d’un monde énormément fastueux, une folle joie y régnait ! Là, on vivait, pendant que tout un peuple agonisait ! C’est le plaisir des grands et des puissants de danser sur la misère d’autrui, oubliant que le plus souvent ils dansent sur un abîme !

Depuis que les Anglais étaient apparus devant l’Île d’Orléans, Bigot et toute son escorte avaient abandonné la cité. Nous savons du reste que l’intendant avait incendié sa demeure de la rue Saint-Louis, pour effacer peut-être tous vestiges de ses désordres, pour qu’il n’en restât que des pierres calcinées incapables de dire ce qu’elles avaient vu et entendu. Dans cette maison de la rivière St-Charles il avait donné asile à tous ses amis dont, entre autres et surtout, Péan et sa femme. Cadet avait acheté, non loin de là, la maison de M. Pierrelieu retourné en France ; il y avait transporté toute sa suite. Il est vrai que plusieurs fonctionnaires, qui faisaient partie de cette société qu’on pourrait appeler « occulte », avaient dû suivre M. de Vaudreuil qui, de Beauport, continuait à diriger les affaires du pays. Mais ces fonctionnaires ne manquaient pas les fêtes que continuait à donner ou Bigot ou Cadet.

Et ce soir, retenons-le, c’était le 12 septembre 1759 !

Mme Péan… la belle et ravissante Mme Péan, vêtue d’une robe somptueuse que garnissait la plus fine dentelle et qu’enrichissaient des perles d’un prix inestimable, avec ses pieds… mais ses pieds nus… mais des pieds magnifiques, coulés dans une paire de petites mules fabriquées avec un tissu de fil d’or, comme toujours présidait à la fête. Nous avons dit que tous les membres de la société étaient là ? Pardon ! il manquait Bréart que M. de Vaudreuil avait dépêché aux Trois-Rivières pour y organiser un convoi de vivres et le diriger vers Beauport. Il manquait Duchambon de Vergor qui commandait le poste de l’Anse au Foulon. Il manquait encore, au moment où nous pénétrons dans la demeure de l’intendant, le factotum de ce dernier, Deschenaux. Oui, mais Deschenaux s’était absenté à la fin du jour pour aller se renseigner au sujet d’un bruit qui avait couru durant quelque temps, que le capitaine Vaucourt avait retrouvé son enfant.

Cette nouvelle avait failli tuer net Bigot et Deschenaux, car le soir même de la bataille de Montmorency, c’est-à-dire un peu plus d’un mois auparavant, Pertuluis et Regaudin avaient apporté et remis à Deschenaux, moyennant mille livres, un enfant… un enfant qu’ils avaient assuré être celui du capitaine Vaucourt. Cet enfant devait servir à attirer le capitaine dans un guet-apens imaginé par Bigot et son secrétaire, guet-apens dans lequel Vaucourt serait tué net par les gardes de l’intendant.

Mais depuis la bataille de Montmorency il ne leur était pas facile d’aborder le capitaine Vaucourt dans ses cantonnements à Beauport. Quant à Héloïse de Maubertin, qui leur avait échappé, ils n’avaient pu savoir où elle s’était réfugiée après avoir quitté l’Hôpital-Général. Donc, en apprenant que Jean Vaucourt avait retrouvé son enfant, Bigot avait dit à Deschenaux ;

— Mon ami, il importe d’être fixés positivement sur la vérité ou la fausseté de cette rumeur, et il importe énormément, si la rumeur est vraie, de découvrir la retraite d’Héloïse de Maubertin et son enfant. Si vraiment Héloïse a été remise en possession de son enfant, il faudra bien admettre alors que Pertuluis et Regaudin nous ont trichés, et de ce côté encore il nous faudra frapper à mort.

Deschenaux avait aussitôt entrepris des recherches, et ce soir-là, au moment où la fête battait son plein, alors que les vins coulaient à flots ambrés, alors que la joie éclatait dans toute sa puissance, Deschenaux parut. Bigot, qui, naturellement, tenait compagnie à Mme Péan, s’excusa et alla à la rencontre de son factotum.

— C’est fait, murmura ce dernier. Vaucourt a retrouvé son enfant !

— Ah ! fit l’intendant sans que son visage ne perdît rien de son impassibilité. Et elle… Héloïse ?

— Je n’ai pu rien découvrir de sa retraite. L’intendant demeura un moment méditatif.

Puis, entraînant son secrétaire, il dit :

— Viens avec moi !

Les deux hommes montèrent à l’étage supérieur pour pénétrer dans un appartement composé d’un petit boudoir et d’une chambre à coucher. Tout était riche et luxueux. Une cheminée réchauffait de ses flammes claires l’appartement. Un lustre d’argent éclairait le boudoir. La chambre, séparée du boudoir par une large arcade dont les portières avaient été poussées, demeurait dans une obscurité relative : le lustre n’y projetait qu’une partie de sa lumière. Une femme d’un certain âge, allongée dans une bergère faisant face à la cheminée, sommeillait.

Bigot alla toucher cette femme sur l’épaule.

Elle s’éveilla en sursaut, effrayée. Mais reconnaissant les deux visiteurs, elle se leva pour demeurer dans une attitude respectueuse.

— Marie, dit l’intendant, nous voulons voir cet enfant, car il appert qu’il n’est pas celui que nous avons pensé.

La femme prit un bougeoir sur une table, l’alluma aux flammes de la cheminée et conduisit les deux hommes dans la chambre voisine. Là, près d’un lit tout paré de soie et de dentelle, se trouvait un berceau. Un enfant y dormait doucement. Bigot le considéra longuement. Puis, reportant ses regards sur Deschenaux, il dit :

— Non, cet enfant ne présente aucune ressemblance avec les traits de Vaucourt ou ceux de sa femme, nous avons été joués.

— Alors, qu’allons-nous en faire ? demanda Deschenaux d’une voix basse et dépitée.

— Je ne sais, répondit Bigot, songeur. Puis, comme s’il se fût parlé à lui-même, il ajouta : cet imbécile de vicomte nous aurait plus tôt renseignés. Bah ! fit-il plus haut avec indifférence, il n’y a qu’une chose à faire, mon ami, c’est d’aller déposer ce poupon quelque part sur le bord de la route où des passants le ramasseront demain matin.

— C’est bien, dit Deschenaux.

— Demain, reprit Bigot, nous aviserons au sujet de Vaucourt.

— Sans oublier Pertuluis et Regaudin, ricana terriblement Deschenaux.

Bigot sourit seulement. Puis, tandis que Deschenaux s’apprêtait à enlever l’enfant de son berceau, l’intendant dit à la femme :

— Marie, descendez en bas et réjouissez-vous avec les autres serviteurs ; mais silence… silence sur tout ceci !

Dans la voix de Bigot il y avait une menace affreuse, et Marie parut le comprendre ; elle s’inclina et quitta l’appartement.

Deschenaux alors souleva l’enfant et le roula doucement dans une épaisse couverture de lit. Cela fait il dit à Bigot :

— Monsieur l’intendant, veuillez m’éclairer vers cette porte secrète qui, par un escalier dérobé, me conduira dans la serre, de là dans le jardin, de sorte que personne n’aura eu vent de cette histoire.

L’intendant acquiesça à cette demande, et les deux hommes, Bigot portant le bougeoir allumé, sortirent de l’appartement.

Cinq minutes après, l’intendant rentrait dans les salons et reprenait sa place près de Mme Péan. La fête éclatait de rumeurs joyeuses. Il pouvait être environ onze heures et déjà une nuée de serviteurs transformaient l’un des salons en une salle de banquet.

Depuis que l’intendant était revenu près d’elle, Mme Péan paraissait préoccupée, sa conversation était inégale et moins enjouée, dans ses yeux vert sombre flottait comme un nuage d’inquiétude, surtout lorsqu’elle levait ses paupières vers Bigot. Lui, saisit cette préoccupation et cette inquiétude.

— Ma chère amie, murmura-t-il avec un accent très tendre, vous ne paraissez pas aussi gaie que de coutume ; cette fête n’est-elle pas à votre goût ?

— Cette fête ? se mit à rire doucement la jolie femme. Mais elle est magnifique !

— Alors, pourquoi cette mélancolie dans vos chers yeux ?

— C’est de l’inquiétude, monsieur l’intendant, et non pas de la mélancolie.

— De l’inquiétude ? Pourquoi, chère âme ?

À cet instant un groupe joyeux et très bruyant de jeunes hommes et de jeunes femmes choquaient des coupes de pur cristal dans un salon voisin et tous criaient :

— À la santé de Madame Péan !

— À Monsieur l’Intendant-royal !

— À la France !

— Au roi !

— À Madame de Pompadour !

Les jeunes femmes lançaient une fusée de rires claires.

— Voyez, chère amie, reprit l’intendant, comme on est gais là ! Entendez-vous que vous êtes la première saluée par leurs acclamations ? On boit à votre santé, mais surtout à votre beauté, avant la santé de la France, avant la santé du roi…

— Et avant la santé de Madame de Pompadour ! sourit avec orgueil Mme Péan.

— N’est-ce pas de quoi suffire pour chasser vos mélancolies ou vos inquiétudes ? Voilà que vous êtes reine tout à fait ! Bientôt, dès que les Anglais seront partis, vous serez proclamée reine de la Nouvelle-France !

— Mais les Anglais partiront-ils ?

Elle darda ses regards limpides et perçants dans les yeux tranquilles de l’intendant.

Lui, sourit avec ambiguïté et répondit :

— S’ils ne partent pas, ou plutôt s’ils persistent à demeurer, ce sera nous qui partirons.

— Mais je ne serai point la reine que vous dites !

— Vous le serez ailleurs, qu’importe ! Qui peut dire que vous ne feriez pas une admirable reine de France ?

Mme Péan éclata de rire.

Puis elle étouffa son rire, et un voile de douce gravité enveloppa tous ses traits. Elle dit :

— Mon inquiétude, monsieur l’intendant, vient de je ne sais quel pressentiment bizarre qui m’empoigne depuis quelques jours ; il me semble qu’un grand malheur plane sur nos têtes !

— Mon amie, sourit l’intendant, il faut chasser les pressentiments comme on chasse les petites bêtes qui nous incommodent.

— Je les chasse, mais ils reviennent à la charge.

— Il faut les tuer.

— Je les tue, mais ils ressuscitent aussitôt.

— Enterrez-les, noyez-les dans les plaisirs !

— Ces plaisirs n’y suffisent plus !

— Mais alors, vous souffrez… vous souffrez réellement ?

— Oui, monsieur, je souffre, soupira Mme Péan en penchant sa tête vers son éventail comme si elle eût voulu y dissimuler des yeux humides.

— Un silence se fit.

L’intendant jeta autour de lui un regard rapide et inquisiteur. Il vit que personne ne les observait. Vivement il pencha ses lèvres sur la nuque merveilleuse de la jolie femme et murmura :

— Faites un souhait, exprimez un désir, et s’il m’est possible de vous arracher à cette souffrance, je le ferai quoiqu’il en coûte !

Mme Péan releva son beau visage, rendu plus beau peut-être par l’expression d’amertume qui s’y manifestait, et elle répliqua :

— Ce n’est pas un désir ni un souhait, c’est une prière que je désire vous adresser.

— Je vous écoute, chère âme.

— Monsieur l’intendant, murmura la voix tremblante de la belle femme, tandis que ses prunelles vertes s’allumaient de flammes étranges, rendez à sa mère l’enfant que vous gardez là-haut !

Bigot tressaillit, mais imperceptiblement. Très calme en apparence, il demanda :

— Craignez-vous que sa présence n’attire quelque catastrophe sur cette maison ?

— Oui, je le crains. Car cet enfant, s’il pouvait parler, vous redemanderait sa mère. Et sa mère, en ce moment et depuis tout le temps qu’elle a été séparée de son cher petit, doit verser des larmes de sang ! Frapper ainsi le cœur d’une mère innocente, quelle malédiction cela pourrait nous attirer ! Et cet enfant, monsieur, c’est un ange… un ange du bon Dieu… prenons garde que Dieu ne se venge !

Bigot tressaillit encore. Il regarda profondément Mme Péan, trouvant étrange que cette femme, jetée dans un chaos de vices, y vivant, s’y vautrant même, pût parler ainsi de Dieu et avec un visage aussi sincère, et d’une voix aussi sereine. Et il allait peut-être lui décocher quelque trait sarcastique, lorsqu’il vit Deschenaux apparaître et venir à lui.

— Chère amie, dit-il, voici mon secrétaire qui vient me faire part d’une communication quelconque ou me confier une nouvelle, écoutez bien ce qu’il va me dire.

Deschenaux venait de s’arrêter à deux pas, demi courbé devant Mme Péan, respectueux devant l’intendant. Celui-ci interrogea :

— Quoi de nouveau, mon ami ?

— Monsieur l’intendant, j’ai accompli la mission… Il se tut. Interrogeant du regard son maître. Celui-ci, par un jeu des paupières que tous deux entendaient à merveille, fit comprendre au factotum sa pensée.

— Ah ! ah ! sourit-il, j’avais oublié. Eh bien ! la mère était-elle contente ?

— Monsieur, lorsque je lui eus remis son enfant, elle est tombée à genoux en remerciant le ciel et en vous bénissant.

Bigot sourit et regarda profondément Mme Péan.

À son tour elle sourit divinement et murmura :

— Merci, monsieur l’intendant, vous avez devancé mon désir.

— Parce que je l’avais deviné, madame !

La jeune femme regarda l’intendant avec admiration, puis elle s’écria, subitement frémissante de gaieté :

— Alors, oh ! alors, je veux me réjouir… je n’ai plus de pressentiment, je n’ai plus d’inquiétude, je n’ai plus…

Ses paroles furent couvertes par un carillon de cloches qui tintaient dans le salon transformé en salle de banquet : la table était servie !

Un « hourra » éclata comme un coup de canon. Un brouhaha indescriptible se produisit dans la foule des invités ; les hommes cherchaient leurs compagnes, les jeunes filles appelaient leurs amants. Des cris joyeux montaient dont les échos se répercutaient de salon en salon. Des rires éclataient, argentins, jeunes, heureux… Puis l’ordre s’étant fait, toute l’assistance entre le deuxième et le troisième salon, où était dressée une table excessivement fastueuse, fit double haie pour recevoir et laisser passer les héros de cette fête : Bigot et Mme Péan.

L’intendant venait d’offrir son bras à sa compagne, lorsqu’un domestique s’approcha rapidement et, tout effaré, murmura ces paroles :

— Monsieur l’intendant, il y a à la porte, ce grenadier, ce… Flambard, qui demande ! à vous entretenir !

— Flambard !…

Mme Péan, qui avait saisi le nom du visiteur, pâlit affreusement et son bras trembla sous le bras de l’intendant.

Lui, ne parut pas se troubler ; seulement, dans ses yeux un feu ardent brilla.

Il renvoya le domestique, puis, calme et souriant, Il dit à ses amis de sa voix suave et légèrement moqueuse :

— Amis, on m’informe qu’un visiteur fort importun est là à la porte de ma maison ; dois-je le faire entrer ?

— Son nom ! cria une voix de femme.

— Écoutez… mais silence : Flambard !

Il n’était pas besoin de commander le silence, ce nom créa une stupeur qui sembla paralyser pour une minute tout le monde. Tous les regards s’immobilisèrent sur l’intendant, et dans cette minute toutes les respirations étaient demeurées comme suspendues, si bien qu’on eût pensé que l’existence humaine avait été anéantie.

Puis une voix s’éleva dans le fond du dernier salon, une voix troublée par l’ivresse :

— Par Notre-Dame ! voici encore ce chien qui revient aboyer !

— Silence, Cadet ! commanda Bigot.

C’était bien Cadet qui, à demi ivre et entre deux jeunes femmes qui le supportaient, venait de lancer ces paroles.

— C’est un chien qui aboie et qui mord, prenons garde ! dit Péan en tirant son épée.

— Mes amis, reprit l’intendant, si vous vous croyez de force à museler le chien, je donne ordre qu’on l’introduise !

Il ricanait sardoniquement.

— Donnez cet ordre, cria Cadet. Par l’enfer et ses démons ! je lui perce le ventre de cette épée !

Et le gros munitionnaire brandissait sa courte épée de salon, un véritable jouet qui n’eût pas manqué de faire rire Flambard à se pâmer.

Ce geste de matamore fit de suite pouffer toutes les femmes qui, l’instant d’avant, avaient manqué de s’évanouir au seul nom entendu de Flambard.

— Voyons, mon ami Cadet, sourit Bigot, rengainez, rengainez ! Il importe d’abord de savoir si notre Flambard vient ici en ennemi ; il sera toujours temps de le mater.

— Une chose sûre, répliqua Cadet avec un grognement de dogue mal retenu à la chaîne, il ne vient pas en ami.

— Qu’en savons-nous ? reprit l’intendant avec un sourire moqueur. De façon ou d’autre nous allons lui faire voir que nous sommes gens de haute tenue et d’excellente courtoisie, et pour le prouver nous laisserons attendre cette table merveilleuse pour aller recevoir ce visiteur distingué. Que tous me suivent !

Il pivota avec Mme Péan toujours à son bras. Il se trouva face à face avec Deschenaux.

— Mon ami, lui murmura Bigot, faites aposter douze gardes dans les draperies du vestibule, ces gardes devront, guetter le signal que je pourrai leur faire.

Deschenaux s’inclina et sortit du salon.

Bigot et ses gens traversèrent le deuxième salon où ils se trouvaient à ce moment et pénétrèrent dans le large vestibule par où l’on pouvait gagner la porte du péristyle. Ce vestibule était magnifiquement éclairé par trois immenses lustres à trente-six bougies chacun. Il était décoré de splendides boiseries dans lesquelles s’encadraient des panoplies merveilleuses et des peintures d’un riche coloris qu’amplifiait la puissance des feux tombant des lustres. Çà et là des bronzes remarquables éclataient de leurs fauves qui se reflétaient en rayons lumineux sur les tapisseries aux couleurs claires et vives qui les avoisinaient. Le décor était fort en harmonie avec les riches parures de cette masse de courtisans qui, à cette minute, donnaient l’illusion d’un spectacle ou d’une réception à la Cour de Versailles. D’ailleurs c’était toujours l’effet auquel visait Bigot dans la splendeur qu’il déployait, et volontiers il prenait les attitudes d’un roi et d’un maître, en tout et partout il plagiait un Louis xv

Bigot s’était arrêté à douze pas de la grande porte qui ouvrait sur le péristyle, face à cette porte, avec Mme Péan à son bras toujours, et entre deux lustres qui les enveloppaient, lui et sa compagne, de lumières éblouissantes. À quelques pas en arrière de ces deux personnages, la bande des jouisseurs effrénés demeurait immobile : les hommes avaient la main à la poignée de leurs épées, les femmes s’accrochaient aux bras de leurs amants. Quelques-unes avaient furtivement décroché des panoplies une dague, un poignard, un stylet et même un pistolet, et ces armes, elles les avaient prestement glissées dans leurs corsages.

L’intendant fit un geste à un domestique. Celui-ci ouvrit la porte à deux battants. Alors, sous la voûte du péristyle où venaient mourir les rayons des lustres, et sur le fond noir de la nuit se découpa la haute et sombre silhouette de Flambard. Il franchit le seuil de la porte et pénétra dans le vestibule. La porte fut refermée doucement derrière lui. Il enleva son feutre, un sourire quelque peu narquois semblait se jouer sur ses lèvres blêmes. À cet instant, plusieurs jeunes femmes, qui ne connaissaient pas Flambard, firent deux ou trois pas en avant pour mieux voir ce visiteur, dont le nom était devenu célèbre. Flambard leur adressa un sourire large tout en exécutant une révérence cérémonieuse. Les curieuses, stupéfaites mais ravies, retraitèrent immédiatement comme ces petites chattes qui à reculons s’éloignent prudemment du jeune dogue qui leur a souri. Puis, devant Mme Péan le spadassin s’inclina jusqu’à terre disant de sa voix nasillante :

— Madame, je vous prie de me pardonner cette indigne intrusion de ma part ; mais je suis venu remplir auprès de Monsieur l’intendant une mission importante… si importante qu’elle ne saurait admettre ni retard ni délai.

Tout le monde avait remarqué que le ferrailleur apparaissait sans arme… du moins sans rapière. Cette constatation parut soulager un grand nombre de femmes, et, peut-être, d’hommes aussi.

L’intendant, dont le sourire n’était pas moins narquois que celui de son visiteur, prit la parole :

— Monsieur, la maîtresse de céans vous pardonne de tout esprit. Quant à l’intendant-royal, il est tout disposé à vous entendre, du moment que vous ne vous présentez pas en ennemi.

— En ennemi ? sourit Flambard. Cela dépend de l’accueil qu’on me fera. Si l’accueil est cordial, tel qu’il me semble déjà le voir, je me contenterai de remplir paisiblement ma mission, ou plutôt la mission dont j’ai été chargé. Je dois avouer que je suis tout confondu d’avoir troublé aussi magnifique fête que celle-ci.

— Oh ! aucun trouble, mon ami, ne nous est causé, aucun, je vous l’assure, répliqua Bigot. Mais si vous daignez nous faire connaître de suite cette mission…

— Monsieur l’intendant, interrompit Flambard, je suis venu ici chercher un enfant.

— Un enfant ! fit Bigot avec surprise, mais une surprise que seul l’œil de lynx du spadassin put saisir. Je pense que vous arrivez trop tard.

— Ah ! ah ! vous dites trop tard ? C’est ce que je devrai constater de moi-même.

Et ce disant le spadassin fit quelques pas vers l’intendant et ses gens pressés derrière lui.

— Un moment ! dit Bigot avec autorité, du geste imposant au spadassin l’ordre de ne pas avancer.

Flambard venait de s’arrêter sous le premier lustre, et la profusion des lumières faisait prodigieusement valoir l’énergique audace de son masque légèrement cuivré, la mobilité de ses yeux perçants et surtout la hauteur de sa taille dont on pouvait aisément deviner l’extraordinaire souplesse. Devant cet homme Bigot, de taille plutôt petite, avait l’air d’un nain se mesurant à l’ombre amplifiée d’un géant. Avec un geste autoritaire et hautain il essayait de s’élever pour dominer. Mais il était dominé par Flambard, il se sentait dominé, comme toute sa bande à cet instant subissait elle aussi la domination du bretteur impassible. Bigot en ressentait une certaine jalousie qui piquait son orgueil. Excessivement vaniteux, il prenait plaisir à faire attendre les grands personnages qu’appelaient chez lui certaines affaires. Il y avait des moments où cet homme était presque impossible d’abord. Il avait refusé à diverses reprises, sous prétexte de besognes pressantes, des entrevues au Marquis de Montcalm, à M. de Lévis, et à d’autres. Il avait même, une fois, refusé de recevoir M. de Vaudreuil en le faisant informer qu’il se trouvait déjà en audience et qu’il le recevrait volontiers le lendemain. À certains jours, selon l’humeur qu’il avait, il faisait ouvrir toutes grandes ses portes devant le visiteur annoncé. Toutefois, pour les inimitiés, les petits fonctionnaires — et ce caprice de tempérament nous paraît inexplicable — il semblait quelque peu condescendant et les faisait rarement attendre. Et s’il ne les recevait pas lui-même, il donnait instructions qu’on s’occupât des demandes ou des besoins de ces personnes. Ceci nous fait donc comprendre que si, ce soir-là, Bigot avait de suite reçu Flambard, c’est qu’il ne lui reconnaissait pas la qualité de grand personnage ; et peut-être aussi avait-il pensé pouvoir s’amuser aux dépens de ce visiteur importun. Si tel avait été son désir, il se trouvait fort déçu : car, selon les premières apparences, c’est Flambard qui semblait être venu pour s’amuser… mais s’amuser peut-être à un jeu terrible, car il avait demandé un enfant !

Un enfant !

Bigot avait seulement feint la surprise, il avait deviné. Un moment il pensa qu’on pourrait tourner le spadassin en ridicule, et donner à sa fête un impromptu auquel personne, certes, n’avait pu s’attendre. Puis en voyant Flambard prendre une attitude dominatrice, il sentit une sourde colère gronder en son être. Si, à cette minute, Bigot avait pu tuer Flambard par la pensée, le spadassin serait tombé raide mort, tant cette pensée était accentuée de rage sanguinaire. Et c’eût été la seule arme pour tuer sûrement, irrémédiablement. Car Bigot commençait à croire que cet homme était protégé par une puissance surnaturelle, car l’épée ou la poudre n’avait pas même entamé la peau cuivrée de ce grand diable. Le feu et l’eau n’avaient pas eu raison davantage. Les murailles les plus solides s’étaient ouvertes devant lui. Y avait-il donc du sortilège dans cet homme ? Oui, Bigot commençait à penser ainsi. Alors, il résolut d’essayer une autre arme, mais une arme tout à fait nouvelle, une arme originale même ! Son regard sournois venait d’aviser le beau et lourd lustre qui demeurait suspendu au-dessus de la tête de notre ami. L’intendant ébaucha un sourire imperceptible, et il dit de sa voix douce qu’il savait si souvent rendre suave :

— Monsieur Flambard, je vous prie d’attendre un moment, je vais envoyer un domestique là-haut pour savoir si l’enfant est encore là.

Il fit signe à un valet qui s’approcha rapidement, et à ce valet l’intendant murmura quelques paroles que Flambard ne put entendre. Le valet s’inclina, gagna un large escalier placé à peu près vers le milieu du vestibule et monta vivement vers l’étage supérieur.

— Comme vous voyez, monsieur, reprit l’intendant, avec un sourire ambigu, j’ai dépêché ce domestique auprès de la femme de charge à laquelle l’enfant avait été confié. Cette femme nous fera savoir bientôt si cet enfant est encore là.

— Il devait donc partir ? demanda Flambard qui épiait ardemment tout ce qui se pouvait mouvoir devant lui.

— Ce soir même il allait être rendu à sa mère.

— Ah ! ah ! vous saviez quelle était la mère de l’enfant ?

— Je l’ai su aujourd’hui seulement. Deux de mes gardes avaient trouvé cet enfant sur le bord d’une route. Ils l’apportèrent ici. Je mis de suite des agents en campagne afin de découvrir les parents du petit. Aujourd’hui, comme je vous l’ai dit, on est venu m’informer que l’enfant était celui du capitaine Jean Vaucourt et de sa femme, Héloïse de Maubertin. J’ai donc donné des ordres pour que l’enfant fût rapporté à sa mère.

Naturellement, Flambard ne pouvait se laisser prendre à cette histoire, puisqu’il savait que Jean Vaucourt avait retrouvé son enfant, et que cet enfant lui avait été remis par le milicien Aubray. Mais ce mensonge de l’intendant l’étonna. Il se demandait pour quel motif Bigot mentait ainsi. Est-ce qu’on ne méditait pas contre lui quelque traîtrise ? Certes, Flambard était sur ses gardes ; mais avec des gens aussi lâches que la bande qu’il avait sous les yeux, il avait tout à redouter. Et cette bande, jusqu’alors silencieuse et immobile, se mit à osciller légèrement, les têtes se penchèrent vers les têtes, les bouches s’approchèrent des oreilles, des chuchotements mystérieux survolèrent, des sourires se croisèrent, des grimaces s’esquissèrent et les regards ou méprisants ou moqueurs se mirent à toiser le spadassin. Lui, vit ce manège nouveau et il comprit qu’on allait essayer de le rendre ridicule. Il vit même sur les belles lèvres rouges de Mme Péan un sourire… mais un sourire qui parut avoir une signification outrageante pour lui et la dignité qu’il déployait à ce moment. Il décida d’achever sa mission sans plus tarder.

— Monsieur l’intendant, dit-il, il me semble que votre valet tarde beaucoup à revenir ; je vais aller voir ce qu’il fait. Il fit mine d’avancer.

— Ne bougez pas ! ne bougez pas ! cria vivement Bigot en levant une main. Ce domestique va revenir, soyez-en sûr.

— Hé ! clama Flambard, croyez-vous que je vais me laisser prendre à vos mimiques de singes et à vos supercheries ?

Il se mit à ricaner.

— Au fait, ajouta-t-il moqueur, si vous me commandez de ne pas bouger, c’est donc qu’on est en train de couper le parquet sous mes pieds ? Eh bien ! je suis fatigué de vos trappes et de vos caves, de vos fournaises et de vos citernes, je bouge… j’avance… car il me faut cet enfant !

Il marcha cette fois rudement vers l’intendant.

À la seconde même un bruit effrayant retentit, un choc se produisit qui secoua violemment les murs de la maison, et un cri d’effroi échappé aux belles jeunes femmes de l’assistance emplit l’espace.

Flambard s’était vivement retourné ; car ce bruit, car ce choc s’était produit derrière lui, sur ses talons presque, et il vit, mais sans surprise, le beau et lourd lustre sous lequel il était arrêté la seconde d’avant ; oui, il vit le magnifique lustre tombé du plafond et écrasé sur les dalles du vestibule, avec ses bougies, pour la plupart éteintes, brisées en mille miettes. Il ne s’en était donc fallu que de quelques pouces que ce lustre ne fût tombé sur la tête de notre héros et qu’il ne l’eût écrasé à mort.

Des domestiques se précipitèrent pour éteindre les bougies qui étaient demeurées allumées.

Alors le spadassin se mit à rire doucement.

— Monsieur, fit-il remarquer à l’intendant qui demeurait très pâle, vos lustres me paraissent très mal suspendus. C’est une épée de Damoclès sous laquelle il n’est pas bon de rester. Prenez garde, monsieur ! car je vois au-dessus de votre tête un autre de ces superbes lustres !

Mme Péan jeta un petit cri d’effroi et elle abandonna le bras de l’intendant pour s’écarter du lustre. Car elle et Bigot, lorsque Flambard avait marché vers eux, s’étaient vivement reculés, et à la chute du lustre, ils s’étaient soudainement arrêtés sous un autre.

Bigot, aux paroles de Flambard, ne bougea pas ; il se borna à sourire.

Parmi ses gens une grande excitation régnait. Flambard surprenait des regards de haine ou de déception dirigés contre lui, il voyait des lèvres remuer et il pensait que ces lèvres prononçaient des imprécations contre lui ou proféraient des menaces. Mais il ne parut pas se préoccuper, attendu que le danger le plus sérieux était maintenant évité.

Il reprit, très ironique :

— Oh ! je comprends bien, monsieur l’intendant, que ce lustre, qui vient de se briser sur ces dalles au lieu de se casser sur ma tête, ne tenait qu’à un fil auquel vous l’aviez tout probablement vous-même attaché. Vous êtes très ingénieux. Je m’étais habitué à me défier de vos parquets qui ont la manie de s’ouvrir sous les pas de vos visiteurs ; maintenant et dorénavant je devrai me défier de vos plafonds qui s’écrasent sur la tête de vos amis.

Bigot continuait de sourire, mais dans ses regards on pouvait voir passer des flammes terribles.

Tout à coup, juste au moment où le spadassin prononçait ses dernières paroles, Bigot éleva sa voix douce qui, cette fois, tonna :

— Gardes ! jeta-t-il.

À l’instant même des draperies s’agitèrent brusquement près du grand escalier, un hurlement s’éleva, et douze gardes, l’épée au poing, surgirent et se ruèrent sur le spadassin. Mais avant qu’aucune épée n’eût effleuré la peau de ce dernier, il se produisit une chose inattendue : dès qu’il avait entendu l’appel de Bigot, Flambard, sans arme, s’était baissé pour s’emparer du lustre tombé du plafond. Les gardes n’étaient plus qu’à deux pas de lui, qu’il élevait ce lourd projectile au-dessus de sa tête.

Dans le moment de stupeur qui suivit on entendit ce juron :

— Par les deux cornes du diable !

Et Flambard, balançant une seconde le lustre, le lança comme un trait foudroyant contre les gardes. Quatre d’entre eux furent culbutés, renversés, écrasés…

Mais notre héros se trouvait de nouveau désarmé et à la merci des épées nues.

— À lui ! vociféra tout à coup Cadet. Mort à ce chien de bretteur !

En même temps que son épée vingt autres lames sortirent des fourreaux, et ces lames, s’unissant à celles des gardes, avancèrent leurs pointes aiguës. Mais le choc d’acier qu’on croyait entendre n’eut pas lieu, l’élan s’arrêta comme de lui-même, un recul se fit dans la bande armée : car Flambard venait d’apparaître avec une rapière en sa main droite, c’était celle d’un garde renversé par le lustre.

— Eh ! eh ! ricana-t-il, j’aime mieux cela que les lustres de Damoclès et les trappes à renards.

Il brandit sa rapière, ploya les jarrets et comme un tigre parut s’apprêter à bondir.

Bigot se jeta devant les épées, et, faisant un geste autoritaire à ses amis et aux gardes, il cria :

— Pas de telle effusion de sang dans ma maison, c’est assez que quatre de mes gardes gisent inanimés sur les dalles. Monsieur, ajouta-t-il, en se tournant vers Flambard, il y a malentendu entre nous. Ce lustre est tombé par accident. Il faut penser que le crochet qui le retenait était de matériel défectueux et n’a pu résister plus longtemps au poids qu’il supportait. C’est une malheureuse coïncidence, voilà tout.

— Et ces gardes que vous avez appelés ? ricana Flambard.

— C’était pour prévenir tout attentat de votre part !

— Oh ! s’écria Flambard avec mépris, vous êtes donc trop poltron pour confesser la vérité ?

— Monsieur… clama Bigot frémissant sous l’outrage.

— Ah ! tenez, François Bigot, je vous le dis devant tout ce tas de chiens qui grognent et tremblent derrière vous, je vous le dis, vous êtes encore plus lâche que le dernier de vos valets !

— Par l’enfer ! rugit Cadet, nous laisserons-nous insulter de la sorte ?

Comme un fou le munitionnaire, armé de sa courte épée, fonça contre Flambard. Lui, dédaignant de se servir de sa rapière, leva un pied qu’il appliqua vigoureusement au menton du gros munitionnaire ; celui-ci alla rouler lourdement sur les dalles.

— Voilà ! dit Flambard, comment on apaise les chiens hargneux ! Et vous, monsieur, ajouta-t-il en marchant sur l’intendant, dites-moi et vite ce que vous avez fait de l’enfant que vous aviez ici !

— Il est parti ! répliqua froidement Bigot.

— Vous mentez ! cria le spadassin pris enfin de colère.

— Fouillez la maison et assurez-vous de cette vérité ! Faites place ! commanda aussitôt l’intendant, en s’effaçant lui-même pour laisser libre passage au spadassin.

— Vous espérez encore, ricana Flambard, que j’irai me prendre dans vos pièges, ou que ces épées me perceront, les reins à la première occasion ?

— Brisez les épées ! cria Bigot.

L’ordre fut obéi comme par magie, et des tronçons de lames brillantes tombèrent avec un bruit métallique sur les dalles du vestibule.

— Allez, monsieur, fouillez ! reprit Bigot en se croisant les bras, et sur mon honneur je vous garantis vie sauve !

Flambard le regarda en ébauchant un sourire sceptique.

— C’est, repartit Bigot, pour vous prouver que je ne vous redoute pas, que je vous laisserai fouiller cette maison et en sortir vivant !

Flambard jeta sa rapière et se mit à rire.

— Je vous crois, dit-il. Depuis que je suis entré ici, on a eu le temps d’enlever l’enfant. Toutefois, monsieur…

Il fut interrompu par un heurt violent dans la porte d’entrée.

Bigot, d’un geste commanda à un valet d’aller ouvrir.

— Non ! dit Flambard rudement. C’est moi qui ouvrirai, car c’est moi qui commande ici quand j’y suis !

Et, impassible comme un maître sûr de lui, il alla ouvrir la porte.

Un soldat, essoufflé, haletant, se tenait sous le péristyle :

— Que veux-tu ? interrogea Flambard.

Avant que le soldat n’eût répondu, le grondement des canons de la flotte anglaise fit trembler la nuit. Un long frisson secoua tout le monde. Flambard, lui-même, malgré toute son impassibilité, ne put s’empêcher de tressaillir. Une sourde rumeur courut dans le groupe des invités de Bigot. Cadet, qui venait de se relever, tout étourdi du coup de pied de Flambard, murmura en passant près de Bigot :

— Les Anglais sont là !

L’intendant fronça les sourcils.

Du côté de Lévis un autre grondement roula dans les ténèbres de la nuit, puis un autre, puis encore…

— C’est la ville qu’on bombarde ! dit une voix de femme dans le vestibule.

Mme Péan venait de se laisser choir, blême et tremblante, sur une banquette près de là, elle défaillait. Dix fois, elle avait failli s’évanouir depuis le commencement de cette scène, mais elle avait résisté pour ne pas laisser voir sa faiblesse, son trouble, son émoi.

Une minute les canons ennemis firent silence, et ce silence devint si imposant qu’il mit une sorte d’effroi dans le cœur de nos personnages.

— Eh bien ? interrogea Flambard au soldat toujours sous le péristyle.

— Le commandant Vergor m’envoie informer Monsieur l’Intendant, répondit le soldat, que les Anglais occupent les hauteurs de l’Anse au Foulon.

Flambard frémit.

Un murmure circula, d’étonnement ou de joie, le spadassin n’aurait pu le traduire.

Mais il vit Bigot sourire, et d’un sourire qu’il crut comprendre.

Mme Péan, à demi affaissée sur la banquette, cria :

— Les Anglais au Foulon !… Ô mon Dieu ! mon pressentiment !

Bigot s’élança vers elle, comme pour la réconforter et la soutenir.

Un autre murmure s’éleva parmi les invités de l’intendant, tandis que tous rentraient dans les salons par groupes confus. Cadet allait les suivre pour laisser seuls Bigot et Flambard se débrouiller comme ils l’entendraient. Il grommela à un courtisan qui lui offrait son bras :

— Ces diables d’Anglais, je les avais oubliés !… Et les quatre cents sacs de farine…

Bigot s’élança sur lui, lui saisit un bras et rugit sourdement :

— Tais-toi, misérable, tais-toi… ne vois-tu pas Flambard ?

Cadet ricana lourdement et s’en alla.

Flambard, après avoir refermé la porte, revenait vers l’intendant qui, penché sur Mme Péan, lui murmurait des paroles d’encouragement. Des domestiques et des gardes demeuraient encore là, prêts à obéir à un ordre, à un geste, de leur maître. Derrière l’escalier, plus loin, quelques jeunes femmes s’entretenaient à voix basse, et leurs regards se reportaient de temps à autre vers Bigot et Mme Péan.

L’intendant, en voyant le spadassin revenir à lui, se redressa, et, plus hautain que jamais, dit :

— Je croyais que votre mission était terminée ?

— C’est vrai, monsieur, sourit Flambard. Mais avant de m’en aller je veux vous dire ceci : l’heure est grave et terrible et elle commande le devoir à tout soldat du roi ! Je m’en vais, mais nous nous reverrons. Nous nous reverrons, parce que je ne veux pas qu’il soit dit que les traîtres ont échappé au châtiment qui leur est dû.

— C’est une menace ? demanda froidement Bigot.

— Oui.

— Eh bien ! monsieur, allez ! Si vous avez des torts à redresser, faites ! Si vous avez des amis à venger, vengez-les ! Si vous avez à frapper, frappez !

Bigot le défiait, bras croisés, ironique, hautain, mordant. Comme d’habitude il était sans arme.

Flambard répliqua :

— Certainement, je me suis juré de frapper, je frapperai ! Je pourrais vous frapper de suite, mais je ne suis pas un meurtrier, je ne saurais tuer de sang-froid un homme désarmé. Ensuite, tuer comme ça, d’un coup, ça ne vaut pas la peine. Je désire mieux que cela. Aussi, je vous le dis, j’aurai mon heure !

Et, en ayant votre heure, ricana Bigot, vous pensez que vous aurez l’avantage contre l’intendant-royal ?

— J’aurai sûrement l’avantage, parce que, alors, cet intendant ne sera plus dans la main protectrice d’une Pompadour ! Prenez garde, monsieur, et adieu !

Flambard s’en alla, laissant l’intendant tout secoué de colère et d’épouvante. Bigot se rappelait tout à coup les termes sévères contenus dans une lettre à lui écrite par le ministre de la marine, Berryer, et Berryer était une créature de Mme de Pompadour. Oh ! ce Flambard damné viendrait-il secouer et renverser un édifice que lui, Bigot, croyait, suffisamment solide pour résister à toutes les poussées, à tous les chocs, à toutes les tempêtes !

Bigot sentit une seconde la peur l’effleurer. Il se réfugia près de Mme Péan. Plusieurs jeunes femmes entouraient celle-ci. Des serviteurs réparaient les désordres du vestibule. Les gardes enlevaient les cadavres de leurs camarades tués presque net par le lustre que leur avait lancé Flambard, cependant que celui-ci gagnait la porte d’un pas sûr. Comme il y arrivait, une femme se glissa au travers des serviteurs, et se penchant à l’oreille du spadassin, murmura :

— Je pense que l’enfant a été déposé cette nuit sur le bord d’une route par Deschenaux !

— Deschenaux ! se dit Flambard en tressaillant. Tiens ! comment se fait-il que je n’aie pas aperçu ce coquin ici ?

Il voulut interroger cette femme. Mais il s’aperçut qu’elle s’éloignait déjà et se perdait dans le fond du vestibule.

— Sur le bord d’une route… a dit cette femme. C’est bon, je chercherai !

Il sortit.