Le siège de Québec/La bataille

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Éditions Édouard Garand (p. 81-85).

XXI

LA BATAILLE


En arrivant sur les Plaines, Montcalm avait trouvé l’armée de Wolfe prête à l’action. Cette armée formait trois carrés, comme si le général anglais avait redouté une attaque sur ses flancs, soit du côté du Cap-Rouge d’où pouvait survenir Bougainville, soit du côté de la Rivière Saint-Charles et du camp de Beauport d’où Vaudreuil aurait pu envoyer des secours. Ainsi disposée l’armée anglaise pouvait faire face à toutes éventualités, sans compter qu’un bon corps de réserve demeurait posté dans les tranchées et redoutes construites à la hâte.

Mais Bougainville ne viendrait que trop tard : le courrier que lui avait dépêché Montcalm n’avait trouvé le colonel qu’au moment même où la bataille s’engageait. Et quant à Vaudreuil, il n’allait songer à envoyer des renforts qu’au moment où la bataille serait à peu près perdue pour les Français.

Devant cette armée ennemie bien retranchée et disposée, et beaucoup plus nombreuse qu’il n’avait pensé, Montcalm éprouva une vive surprise et un certain désappointement. Avec les milices de Sénézergues et de M. de Saint-Ours, qui l’avaient rejoint peu après son arrivée sur les Plaines, Montcalm fit le compte de ses combattants. Après M. de Saint-Ours, Jean Vaucourt était survenu avec 250 miliciens et quelques matelots. L’armée française comptait, en comprenant un petit détachement de sauvages, en tout deux mille six cents hommes, et de ce nombre à peine quinze cents réguliers. Les historiens ne s’accordent pas encore là-dessus ; d’aucuns ont dit cinq mille hommes, d’autres quatre mille, d’autres trois mille… Mais il est facile, croyons-nous, d’aboutir à la presque certitude en se basant sur la désorganisation de l’armée après Montmorency. À ce moment, l’armée de Montcalm était forte de treize mille combattants, dont quatre mille réguliers. Or, Bougainville était allé prendre position au Cap-Rouge avec deux mille cinq cents hommes, dont mille réguliers. Vaudreuil avait dépêché Lévis, au commencement d’août, sur les frontières de la Nouvelle-Angleterre avec mille hommes, tous soldats de campagne. La garnison comptait en ce 13 septembre dix-huit cents hommes, miliciens et matelots. Trois mille miliciens environ avaient quitté Beauport et Montmorency pour aller sauver la moisson. Mille miliciens et trois cents réguliers étaient demeurés dans le camp de Beauport, ce matin du 13, sous les ordres de Vaudreuil. Et, enfin, cinq cents miliciens et quatre cents sauvages gardaient Montmorency, Ce qui, déduit des 13,000 hommes qui composaient originairement l’année, n’aurait laissé à Montcalm sur les Plaines qu’environ deux mille cinq cents combattants. Ce qui empêche d’arriver à une exactitude absolue, c’est qu’on ignore le nombre exact des forces gardées par M. de Vaudreuil à Beauport et à Montmorency. Mais une chose certaine, c’est que Montcalm n’a pu avoir sous ses ordres plus de trois mille hommes. Et si l’on tient compte que le général français n’avait que quinze cents réguliers à opposer aux cinq mille réguliers de Wolfe, si l’on compare l’armement inférieur des soldats français et des miliciens à celui de l’ennemi, sans compter l’avantage de la position en faveur des Anglais, on découvre que, de fait, l’armée de Montcalm se trouvait trois fois moindre en valeur militaire que celle de son adversaire.

Nous avons parlé de l’avantage de la position occupée par les Anglais ? Oui, ils avaient cet avantage. À un mille environ des murs de la cité, ils avaient pris position au milieu de bosquets qui les dérobaient en partie à la vue des Français, et au pied de tertres appelés « Les Buttes-à-Neveu ». L’armée ennemie avait à sa droite, pour s’y déployer selon les circonstances, des champs de maïs et d’orge. En cas de confusion elle y pourrait refaire ses rangs, protégée encore par de petites éminences qui s’élevaient en gradins vers la cité. Ces champs, à l’ouest, étaient bordés de buissons et de fourrés du sein desquels les tirailleurs anglais auraient pu empêcher tout mouvement en flanc tenté par la gauche de Montcalm. À l’est, l’armée anglaise gardait les pentes qui descendaient vers la rivière Saint-Charles, et sur leurs hauteurs elle avait élevé de petites redoutes en terre armées de petits canons et défendues par des Montagnards écossais, de sorte qu’elle se trouvait suffisamment protégée contre tout mouvement de troupes venues du camp de Beauport par la rivière Saint-Charles.

Seul son centre était susceptible de subir le plus dur choc, et être enfoncé et refoulé en bas des plateaux et vers des marais où l’ennemi aurait pu être cerné et taillé en pièces. Mais, comme nous l’avons dit, le centre anglais était protégé par les buttes, et avant que les Français n’eussent pu heurter les carrés de l’armée, celle-ci par un feu bien nourri aurait semé la confusion ou tout au moins arrêté l’élan des Français. Wolfe avait tout prévu cela, et sachant que Montcalm n’aurait à sa disposition qu’une armée beaucoup moindre que la sienne, il était sûr de la victoire. Cette certitude lui fit perdre la pensée d’une défaite éventuelle, car, advenant telle défaite, il lui aurait été impossible d’échapper à un désastre, il n’avait pas prévu une issue pour retraiter. Si Bougainville était arrivé à temps, il coupait à Wolfe le passage vers l’Anse au Foulon ; et si Vaudreuil eût été plus prévoyant, il aurait lancé des renforts vers les pentes de la rivière Saint-Charles, et Montcalm, ayant été appuyé par toute la garnison de la ville, aurait culbuté l’armée anglaise dans les marais qui s’étendaient, parsemés de broussailles, au pied des hauteurs dites « Plaines d’Abraham ». Oui, mais le sort allait être tout autre.

La confiance de Montcalm s’était trouvée fortement ébranlée en découvrant une armée aussi forte et aussi bien déployée. Mais son courage et sa vaillance prirent vite le dessus, soutenus par l’espoir de se voir bientôt secondé par les troupes de la garnison et les milices demeurées à Beauport. Il rassembla autour de lui les principaux officiers pour se concerter avec eux. Il y avait là Montreuil, son principal aide-de-camp, qui avec le général allait commander les réguliers ; Sénézergues, qui commandait les milices de Montréal ; Fontbonne, à la tête des milices des Trois-Rivières ; Saint-Ours avec les tirailleurs canadiens ; M. de Privas et le chevalier d’Herbin, ainsi que quelques autres officiers français et canadiens, entre autres le capitaine Jean Vaucourt. Notre ami Flambard était là aussi, mais à l’écart, examinant les positions de l’armée ennemie et supputant en lui-même les chances de succès de l’armée française. Montcalm l’ayant aperçu, le fit venir et lui demanda de se rendre auprès de M. de Vaudreuil pour l’exhorter à envoyer immédiatement des renforts de miliciens. Flambard partit immédiatement.

Montcalm et ses officiers décidèrent d’engager l’action en attendant l’arrivée de renforts du côté du Cap-Rouge et de celui de Beauport, car on était assuré de voir bientôt accourir les troupes de la garnison. Ensuite, les officiers français croyaient que l’armée ennemie n’avait pas terminé ses préparatifs et ses dispositions, et qu’il valait mieux l’attaquer immédiatement pour avoir tous les avantages d’une prompte offensive.

L’armée française, trop petite pour faire masse compacte contre l’armée de Wolfe, fut disposée en une seule ligne allant du chemin Sainte-Foye au chemin Saint-Louis et sur trois hommes de profondeur. Montcalm avait le centre composé de quinze cents réguliers des bataillons de la Sarre, Languedoc, Guyenne et Royal-Roussillon ; la droite fut confiée à Sénézergues et ses milices secondées par un peloton de sauvages ; la gauche fut donnée à M. de Fontbonne et à M. de Saint-Ours secondés par les miliciens de Jean Vaucourt. Ainsi éparpillée, sans corps de réserve, avec des distances trop grandes entre les différents corps, l’armée française était incapable de soutenir un choc et sa ligne trop mince pouvait être rompue à tout instant.

Il était dix heures environ quand Montcalm donna ordre à sa ligne d’avancer lentement vers les positions anglaises. Sénézergues et de Saint-Ours avaient ordre de commencer l’attaque sur les deux ailes de l’armée anglaise, afin de distraire l’attention du centre sur lequel Montcalm avec ses réguliers se jetteraient à l’improviste du haut des buttes. Mais Wolfe avait deviné les projets de Montcalm et il allait leur faire échec.

Ce fut Sénézergues qui, le premier, donna l’attaque. Tandis que ses miliciens avançaient le long du chemin Sainte-Foye, des tirailleurs canadiens dissimulés dans les broussailles et sur les éminences du voisinage faisaient pleuvoir une grêle de balles sur les Montagnards écossais que commandait Townshend à la gauche de Wolfe. Cette attaque fut trop précipitée, car elle donna l’éveil à Wolfe qui résolut d’attendre le centre de Montcalm. Il est fort probable, qu’ayant vu la ligne si mince de l’armée française, il avait été tenté de sortir de ses positions pour rompre cette ligne sur ses deux ailes, culbuter les réguliers de Montcalm, puis se rabattre sur la gauche et la droite et les disperser. Par une telle action, il aurait pu s’approcher des murs de la ville et la prendre d’emblée.

L’attaque de Sénézergues n’eut pas d’autre effet que de faire riposter les francs-tireurs de l’armée ennemie, qui se trouvaient postés derrière les tranchées et redoutes construites aux abords du chemin Sainte-Foye. Cet échange de mousqueterie, qu’on n’attendait pas si tôt, créa de l’inquiétude dans le centre qui précipita sa marche vers les buttes. Là seulement on pouvait apercevoir dans leur ensemble les carrés ennemis. À cette vue, les grenadiers, qui ne comprenaient qu’un faible détachement, firent feu sur les lignes rouges. Montcalm venait d’arrêter sa ligne, et cinquante verges au plus le séparaient du centre de l’armée ennemie. Mais le feu des grenadiers fut entendu de M. de Saint-Ours qui, croyant l’action tout à fait engagée et se pensant en retard, jeta ses milices sur l’aile de Monckton. Ce manque d’entente et de coopération entre les officiers français et leurs troupes leur fut funeste. Car Wolfe commandait à son centre le feu, et ce feu fut si terrible que l’armée de Montcalm fut ébranlée. Alors comprenant qu’une action brusque et rapide pouvait seule lui donner le premier avantage, le général français cria de sa voix impétueuse et retentissante :

— Foncez, soldats du roi !

La fumée de la première décharge s’évaporait déjà. Les Français s’élancèrent au pas de course, la baïonnette au canon de leurs fusils.

Leur élan fut brusquement arrêté par une seconde décharge des ennemis.

Les balles anglaises cette fois creusèrent de grands vides dans les rangs des Français. À son tour Montcalm commanda le feu. Cet ordre fut encore trop précipité, puisque la fumée de la deuxième mousqueterie anglaise n’était pas encore tout à fait dissipée, de sorte que les balles françaises firent peu de mal à l’ennemi. Et Montcalm n’avait pas reformé ses rangs, qu’un corps de fusiliers royaux, en réserve derrière Wolfe, faisait pleuvoir sur les Français une troisième grêle de balles meurtrières.

La confusion se mit dans les rangs de Montcalm, car on comprenait maintenant qu’il serait insensé d’essayer une action en bloc contre l’ennemi, sans troupes de réserve et d’appui qu’on était. À ce moment, les miliciens conduits pur Fontbonne et Saint-Ours étaient vivement attaqués à la baïonnette par les troupes de Monckton, et ils reculaient en deçà du chemin Saint-Louis et vers les remparts de la cité. Là, à la gauche de l’armée française, il y avait, outre le désavantage du nombre, celui de l’armement. Car les milices de Trois-Rivières n’étaient armées en partie que de fusils de chasse et sans baïonnettes. Donc avec un centre en confusion et une aile gauche en retraite, l’armée de Montcalm avait bien peu de chances d’une victoire, et une victoire d’autant plus douteuse que toute l’armée ennemie demeurait encore intacte presque et solide.

Seule, la droite de Sénézergues tenait bon. Mais elle avait cet avantage d’être secondée par les tireurs canadiens qui, très habiles, semaient la mort dans les rangs de Townshead. Mais cette droite ne pourrait résister longtemps, alors que le reste de la ligne française fléchissait, et alors que Townshead et Murray allaient lancer leurs régiments en masse contre les Français.

Montcalm, sans perdre la tête, fit retraiter sa ligne d’une centaine de verges et la reforma sur deux hommes de profondeur seulement. À ce moment ses regards ardents avaient vainement fouillé les abords de la cité pour en voir surgir les soldats de la garnison, et les pentes de la rivière Saint-Charles pour voir monter les milices restées à Beauport ! Mais rien ! La ville à cet instant était violemment bombardée par les batteries anglaises de Lévis, tandis que la flotte de Saunders canonnait Beauport. Non, rien ni d’un côté ni de l’autre n’apparaissait, aucun secours ne venait. Alors s’armant d’énergie, Montcalm jeta ses réguliers contre les réguliers de Murray qui venaient apparaître sur les buttes en poussant des cris terribles. Montcalm commanda le tir. Malgré cette décharge presque à bout portant, les Anglais n’arrêtèrent pas leur élan, et le choc qui se produisit fut terrible. Les réguliers de Montcalm furent culbutés, repoussés, emportés avec leur général. Wolfe venait d’être blessé de deux balles, l’une l’avait atteint d’abord au bras droit, l’autre peu après s’était logé dans l’aine gauche. Mais cela ne l’empêchait pas de parcourir les rangs de son armée et de la diriger. La bataille ne fut plus qu’une suite de petites escarmouches. Les Français se reformaient par pelotons çà et là, et revenaient à la charge pour se heurter toujours en vain contre une masse de soldats mieux équipés et toujours plus nombreux.

Il y avait un quart d’heure que le combat durait, que la victoire penchait déjà du côté des Anglais. Wolfe fut atteint d’une troisième balle en pleine poitrine. Ses aides-de-camp le ramassèrent parmi les cadavres et d’autres blessés et le transportèrent à l’arrière des lignes où il allait expirer quelques minutes plus tard, sans avoir eu le temps de saluer la victoire de ses troupes. La disparition du premier chef ne parut pas affecter le moral des Anglais. Monckton ayant été gravement atteint à son tour, ce fut Townshend qui prit le commandement de l’armée, secondé par le brigadier Murray et le colonel Burton.

De ce moment la bataille entière se concentra sur les centres des deux armées.

Sénézergues n’avait pu contenir plus longtemps les Montagnards écossais, et il s’était replié du côté de la Porte Saint-Jean. Les milices de Fontbonne étaient déjà en déroute et retraitaient en désordre vers la Porte Saint-Louis. Ce que voyant, la gauche et la droite de l’armée anglaise s’unirent au centre pour achever la défaite des Français. Alors on vit des prodiges accomplis par les miliciens, que commandaient Jean Vaucourt, et qui unissaient la gauche au centre. Montcalm était un peu à l’arrière des lignes, où il essayait d’empêcher la retraite sur la ville et en même temps de reformer des bataillons de réguliers et de miliciens. Il y avait un tel désordre dans le centre de l’armée française, que les grenadiers de Louisbourg et les Highlanders, commandés par Murray, se ruèrent en une suprême attaque pour y semer la panique. Mais Jean Vaucourt survenait à ce moment-là avec ses miliciens qui n’avaient pas encore beaucoup souffert du feu ennemi.

Les grenadiers anglais et les Highlanders arrivaient comme une trombe en jetant des cris de victoire.

— Canadiens, cria Jean Vaucourt, il ne faut pas qu’ils passent.

Un rugissement s’éleva, et les Canadiens s’apprêtèrent à prendre l’élan pour se heurter contre les Anglais.

À cette minute une voix énergique s’éleva au-dessus des bruits du combat :

— Capitaine, dit la voix, ils ne passeront pas.

Surpris, le capitaine Vaucourt aperçut près de lui le vicomte de Loys à la tête de ses cent cinquante hommes. Sa marche avait été retardée par les fuyards, et il arrivait juste au moment où les Anglais allaient donner le coup de mort. Et Vaucourt n’avait pas donné l’ordre à ses miliciens de se jeter contre les grenadiers, que de Loys et ses hommes se ruaient tête baissée contre les Highlanders.

Vaucourt demeurait stupéfait.

— Non, ventre-de-cochon ! ils ne passeront pas ! hurla une voix de tonnerre.

— Biche-de-bois ! nous sommes là ! dit encore une autre voix.

Et Vaucourt et ses miliciens virent Pertuluis et Regaudin ensanglantés, déchirés, noirs de poudre, se jeter, la rapière au poing, contre les grenadiers de Louisbourg qui arrivaient.

— Holà ! grenadiers du roi ! vociféra encore Pertuluis, mangez-moi cette racaille de grenadiers anglais !

On entendit l’éclat de rire de Regaudin. Il riait parce que, devant eux, se massaient six cents grenadiers anglais, et qu’ils n’étaient, eux, que deux grenadiers du roi de France !

— Taille en pièces ! rugit Pertuluis.

— Pourfends et tue ! hurla Regaudin.

Le choc fut homérique…

Mais Vaucourt aussitôt lançait ses miliciens à la rescousse.

Il serait difficile de décrire le corps-à-corps qui s’en suivit. Une chose, c’est que, au bout de cinq minutes d’un carnage inouï, Vaucourt, de Loys et les deux grenadiers, appuyés par les miliciens et les soldats de la Porte Saint-Louis, réussirent à culbuter en bas des Buttes-à-Neveu les grenadiers de Louisbourg et les Highlanders.

À cet instant, il eut été facile de gagner une victoire qui échappait depuis longtemps à l’armée française, si seulement Montcalm avait pu réussir à reformer quelques régiments. Mais le général français venait d’être atteint d’une balle, ses principaux officiers étaient morts ou blessés, et ses ordres se confondaient avec les bruits de la guerre. On voyait de toutes parts des soldats réguliers et des miliciens gagner la ville dans une course éperdue ; d’autres, aveuglés par la fumée des fusils, égarés sur ce champ de bataille qu’ils ne reconnaissaient plus, couraient çà et là, butaient contre des cadavres, des blessés, se relevaient, bondissaient, se heurtaient à d’autres camarades non moins éperdus, puis finissaient par trouver les pentes raides qui, descendaient en arrière des faubourgs et vers la rivière Saint-Charles. Et de tous côtés s’élevaient des appels, des cris stridents, des vociférations que dominaient de temps à autre des décharges de mousqueterie.

Vaucourt et de Loys allaient sauter en bas des buttes et poursuivre les grenadiers, lorsque Townshend vit le danger. À la hâte il lança un corps de fusiliers royaux pour prendre les miliciens en queue. Vaucourt comprit qu’il s’était aventuré déjà trop avant, et que c’était folie de poursuivre la tâche si bien commencée ; il voyait que toute l’armée française était dans la plus grande confusion et plus de la moitié en retraite vers la ville et vers la rivière Saint-Charles. Pour ne pas envoyer ses hommes à une boucherie inutile, il donna l’ordre de la retraite. À cet Instant, de Loys tombait tout meurtri de coups.

Jean Vaucourt le désigna à ses miliciens.

— Au vicomte ! ordonna-t-il.

Mais déjà Pertuluis et Regaudin s’élançaient vers de Loys, le relevaient et l’emportaient à l’arrière.

Jean Vaucourt et ses miliciens se retirèrent en se battant comme des lions contre les fusiliers royaux qui, à la fin, abandonnèrent l’action.

Vaucourt, blessé, déchiré, arriva près de Montcalm qui, finalement, se décidait à abandonner la partie. Vaucourt le vit pâle et chancelant sur sa monture qu’il n’avait pas quittée.

— Vous êtes blessé, général ! dit-il avec émoi.

Montcalm sourit. Mais ce sourire était si triste qu’il serra le cœur du jeune capitaine.

— Holà ! cria-t-il à ses hommes, au général, il est blessé !

Des miliciens s’élancèrent vers le général. Mais ils furent devancés par les deux grenadiers, Pertuluis et Regaudin, qui venaient de confier de Loys à d’autres miliciens qui emportaient le jeune vicomte vers la cité.

— Mon général, dit Pertuluis en s’approchant, vous allez tomber !

— Prêtez-moi votre épaule, mes amis, sourit le général.

Les deux grenadiers se précipitèrent. Jean Vaucourt prit le cheval de Montcalm à la bride et le triste cortège, suivi par les miliciens, se dirigea lentement vers la Porte Saint-Louis.

La défaite de l’armée française avait circulé comme un coup de foudre dans la cité qui, après ce dernier bombardement, n’était plus qu’un amas de débris encore fumants. Toute la garnison et la population étaient accourues aux Portes pour entendre les nouvelles.

Lorsque Montcalm parut sous la porte Saint-Louis, des femmes tombèrent à genoux en gémissant.

On entendit cette rumeur plaintive :

— Dieu du ciel ! le général est blessé… il est blessé !

Des sanglots brisaient les gorges.

Les soldats se découvraient, et l’on voyait leurs yeux chagrins se mouiller de larmes.

Des enfants, étonnés et curieux, se pressaient près du cortège pour mieux voir le général, ce héros de leur jeune imagination et de leurs rêves.

La cloche des Ursulines s’éleva parmi toutes ces rumeurs confuses comme un glas funèbre.

Et le triste cortège poursuivait son chemin par les rues encombrées de poutres, de pierres, de ruines, vers le Château Saint-Louis.

Puis on voyait encore s’engouffrer par les portes Saint-Louis et Saint-Jean les restes de l’armée vaincue.

Des voix désespérées clamaient :

— La bataille est perdue !…

Le silence s’était fait de toutes parts, un silence qui, durant quelques minutes, parut sépulcral. Puis tout à coup, toute la cité fut violemment secouée par le bruit d’une violente mousqueterie qui venait d’éclater sur les Plaines d’Abraham. Et des cris de guerre montaient encore dans l’espace.

On pensa que la bataille reprenait… que Bougainville peut-être venait d’arriver du Cap-Rouge et qu’il prenait les Anglais en flanc !

Non, ce n’était pas Bougainville !

Alors que les Anglais se réjouissaient de la victoire, ou entouraient pieusement le corps rigide et inerte de leur jeune général, un homme grimpait à la course un rude sentier qui, du côté de la rivière Saint-Charles, zigzaguait vers les abords du chemin Sainte-Foye. L’homme était un colosse portant l’uniforme des grenadiers du roi de France. Sa main droite tenait une terrible rapière, et sous le bras gauche de l’homme se trouvait un paquet, et ce paquet était un enfant.

Il y avait là près du chemin Sainte-Foye un bataillon de Highlanders. Ils barrèrent la route au grenadier français.

Lui arriva, essoufflé, sur une éminence d’où un moment il domina de sa haute stature le champ de bataille. Il vit s’enfuir vers la ville les restes de l’armée française. Il fit entendre un juron terrible :

— Par les deux cornes de Lucifer !…

C’était Flambard !

Il serra l’enfant sous son bras et assujettit sa rapière dans sa main droite.

Un officier anglais lui cria :

— Rends-toi, l’ami !

Flambard jeta un ricanement sinistre. Puis, sans mot dire, il bondit comme un tigre, se rua contre le bataillon de Highlanders, et de sa rapière s’ouvrit un chemin affreux et sanglant. Cent coups de feu éclatèrent, cent claymores brillèrent… mais Flambard passa ! Il passa par-dessus des cadavres et des blessés, il passa sans que l’enfant sous son bras gauche n’eût reçu la moindre égratignure. Et les Anglais n’étaient pas revenus de leur stupeur ou de leur effroi, que le spadassin gagnait dans une course de géant la Porte Saint-Jean par où il disparaissait.

Comme on fermait les portes sur les derniers débris de l’armée, Bougainville apparaissait aux abords de l’Anse au Foulon. Apprenant la défaite de l’armée de Montcalm, et se sachant incapable de reprendre l’action contre les Anglais, il rebroussa chemin.

Vaudreuil, de son côté, avait dépêché des secours trop tard. Tout ce qu’il put faire, fut de masser des troupes près de la rivière Saint-Charles pour protéger son camp de Beauport. Mais les Anglais ne songeaient pas pour le moment à poursuivre leur succès : ils avaient des devoirs à rendre à leurs blessés et à leurs morts, et, tout particulièrement, à leur jeune et brillant général, James Wolfe, qui, tout près du champ de bataille et de victoire, avait rendu son âme avec un sourire aux lèvres.

Il était mort content, et il l’avait dit lui-même !

Il avait donc suffi de deux heures seulement pour décider du sort de la Nouvelle-France. Pauvre Nouvelle-France ! Douze cents de ses vaillants soldats et plusieurs de ses officiers étaient tombés pour elle, morts, blessés ou prisonniers !

Après ce premier désastre, la colonie n’allait éprouver que revers sur revers, découragements, désespoirs. Un homme, non moins vaillant que Montcalm, allait essayer de la sauver : le Chevalier de Lévis. Mais lui aussi, après une belle victoire, finirait par perdre tout espoir ; puis il allait briser son épée pour ne pas la rendre à l’ennemi.

C’était fini !