Le siège de Québec/Les plaines d’Abraham

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Éditions Édouard Garand (p. 80-81).

XX

LES PLAINES D’ABRAHAM


Flambard, comme on le sait, en quittant la maison de l’intendant Bigot, avait pris la direction du camp de Beauport, afin de prévenir Montcalm du danger qui menaçait la colonie. Mais ce ne fut qu’aux petites heures du matin suivant qu’il finit par découvrir le général. Celui-ci, aux premiers coups de canons de la flotte de Saunders, était immédiatement parti pour aller inspecter ses lignes, croyant que les Anglais allaient tenter un nouveau débarquement. Ce ne fut donc qu’au matin qu’il apprit l’arrivée des Anglais sous les murs de la ville.

Traçons ici un bref portrait de l’un des plus grands défenseurs de la Nouvelle-France.

De physique, Montcalm était un homme très attrayant. Sa haute culture intellectuelle lui donnait une conversation facile et érudite. Sa voix était généralement douce et persuasive, mais elle tonnait impétueusement dans la bataille. De taille plutôt petite, mais très élégant quand même, toujours soigneusement et richement mis, se battant en jabot et en dentelles, il avait plutôt l’apparence d’un personnage de cour que d’un soldat en campagne. Les traits de son visage très ovale conservaient un grand air de distinction, son front haut et large annonçait l’intelligence et l’énergie et ses yeux très mobiles étincelaient de flammes ardentes. Bien que d’aptitude généralement sévère et grave, ses lèvres ne dédaignaient pas le sourire, sourire toujours charmant qui lui conquérait vivement les sympathies de ceux qui l’approchaient. Il était affable envers ses inférieurs, mais hautain avec ses supérieurs, notamment avec M. de Vaudreuil de qui il relevait.

Au moral, vaillant soldat, mais d’un tempérament chaud, emporté, violent. D’un esprit trop fougueux, il ne mûrissait pas ses décisions. D’un premier coup d’œil, par exemple, il croyait tenir tous les détails d’une opération militaire. Il possédait de fortes théories dans les choses de la guerre, et si son action ne concorda pas toujours avec ses théories, ce fut peut-être à cause de sa trop grande impétuosité. Il faut tenir compte aussi qu’il n’avait pas toute la latitude voulue pour développer ses théories et en appuyer son action, attendu qu’il devait le plus souvent se soumettre aux vues exprimées par M. de Vaudreuil qui était l’autorité suprême. Vaudreuil était la tête, Montcalm le bras droit, mais un bras droit, qui ne fonctionnait pas de bonne volonté et qui se montrait souvent rebelle, car Montcalm croyait être revêtu d’une autorité égale tout au moins à celle de M. de Vaudreuil. Avant de condamner les grandes fautes que commirent ces deux personnages, il importe de ne pas oublier la plus grande faute encore qu’avaient commise le roi et ses conseillers : leur faute fut de n’avoir pas mis à la tête du pays un chef suprême capable de diriger d’une même main les affaires civiles et militaires. Au contraire, ils mirent deux chefs qui cherchaient en toutes occasions à se montrer supérieurs l’un à l’autre, et cette rivalité leur fit commettre des fautes terribles. Que si Montcalm, quoique impétueux, eût été chef suprême avec un M. de Vaudreuil comme simple administrateur des choses civiles, il n’y a pas de doute qu’il eût sauvé la colonie de l’invasion et de la conquête. Et il est à peu près certain aussi que si M. de Vaudreuil eût été général en chef de l’année, avec un Montcalm comme simple aide-de-camp, que les Anglais auraient subi un désastre irrémédiable. Chose plus certaine encore, sans la rivalité et la mésentente de ces deux chefs, on n’aurait pas lu en notre histoire cette page sanglante que fut celle des Plaines d’Abraham. Certes, un chef unique et suprême, il faut l’admettre, n’eût pas empêché le jeu des traîtres ; mais ces traîtres sans les rivalités et les dissensions qui existaient entre les maîtres auraient eu beaucoup moins de chances de faire aboutir leurs trames infâmes. Et une chose non moins certaine : si le marquis de Montcalm avait été la tête dirigeante, il aurait eu tôt fait de rayer de la liste des fonctionnaires les Bigot, les Cadet et les Vergor.

Mais après la faute de l’Anse au Foulon, dont la responsabilité doit retomber sur M. de Vaudreuil, celui-ci allait commettre une autre faute non moins grave, le lendemain, en n’appuyant pas Montcalm sur les Plaines d’Abraham comme il aurait dû le faire. Nous allons voir comment.

D’abord Montcalm ne voulut pas croire la nouvelle du débarquement des Anglais à l’Anse au Foulon apportée par notre ami Flambard. Il y croyait d’autant moins qu’il lui était permis d’observer, aux premières clartés du matin, les manœuvres inquiétantes de la flotte ennemie

dans la rade de Québec. On eût juré que les Anglais s’apprêtaient à un débarquement sur la plage de Beauport. Il envoya immédiatement un courrier aux nouvelles, tandis qu’il se rendait auprès du gouverneur pour se concerter avec lui. Aussi allait-il apprendre bientôt, et avec quelle stupeur, que non seulement les Anglais avaient débarqué des troupes à l’Anse au Foulon, mais qu’ils étaient déjà en position à un mille à peine des murs de la ville.

En effet, il était environ deux heures du matin lorsque Wolfe avait lancé ses premiers soldats sur les hauteurs de l’Anse. À quatre heures, mille hommes y étaient déjà assemblés. Le poste de sentinelles fut enlevé comme un rien, puis trois cents hommes reçurent ordre d’aller entourer le cantonnement de Vergor dont on pouvait voir les tentes à peu de distance de là, et de faire prisonniers tous ses soldats. Ce qui fut fait promptement, et Vergor lui-même fut capturé dans son lit.

Wolfe avait conduit lui-même ses hommes.

Encore ivre, Vergor regarda un moment le jeune général anglais avec ahurissement, puis il s’écria :

— Ah ah ! je parie, mon général, que vous venez faire la partie avec moi !

— Non seulement je viens faire la partie avec vous, sourit Wolfe, mais je viens aussi la gagner !

Vergor demeura béat.

À cinq heures, Wolfe, avec déjà dix-huit cents hommes et quelques petits canons, gagnait les Plaines d’Abraham où il faisait commencer un système de tranchées et de petites redoutes propres à protéger son armée contre les canons de la ville et les balles des Français. Et d’heure en heure, son armée grossissait : Holmes, à l’Anse au Foulon, ne demeurait pas inactif. Si bien qu’à huit heures le général anglais avait en position cinq mille hommes, tous soldats réguliers. Quant aux hauteurs du Foulon, elles étaient gardées par un détachement de six cents matelots qui avaient reçu ordre de barrer la route à Bougainville, au cas où celui-ci serait venu au secours de la ville.

Lorsque Montcalm apprit cette nouvelle, il était en entretien avec M. de Vaudreuil, l’intendant Bigot et quelques officiers supérieurs. La décision fut vite prise : Montcalm gagnerait la cité immédiatement avec l’armée du centre, c’est-à-dire deux mille hommes, donnerait ordre à M. de Ramezay de l’appuyer avec les soldats de la garnison, et irait prendre position en face de l’armée ennemie. Pendant ce temps, M. de Vaudreuil verrait à faire garder les principaux postes du camp de Beauport en cas d’une attaque possible par les Anglais, puis il ferait mouvoir vers la cité et vers les hauteurs d’Abraham une partie de l’armée de Montmorency, c’est-à-dire deux autres mille hommes, miliciens pour la plupart. Ainsi fait, Montcalm se serait donc trouvé à la tête d’une armée d’un peu plus de cinq mille combattants, et tout aussi forte en nombre que l’armée ennemie.

Des ordres furent donnés immédiatement, et peu après Montcalm avec l’armée du centre se dirigeait vers la ville. On pouvait apercevoir alors sur les hauteurs d’Abraham les lignes rouges de l’ennemi. Il était sept heures.

À huit heures, Montcalm traversait la ville, donnait ordre à M. de Ramezay de l’appuyer avec ses hommes, et lançait ses soldats sur les Plaines par les portes Saint-Jean et Saint-Louis.

Ramezay allait obéir à l’ordre du général, quand survint une estafette de la part de Vaudreuil pour signifier au commandant de la ville de rassembler tous les soldats de sa garnison, de fermer les portes et de se mettre en bon état de défense. Entre l’ordre reçu du général et cet ordre du gouverneur, Ramezay demeura indécis et convoqua ses principaux officiers pour leur demander leur avis. Cette indécision et ces pourparlers firent que Montcalm engagea l’action avant d’avoir sous la main le nombre de combattants nécessaires. De toute la garnison de la ville, cent cinquante hommes seulement prirent part à la bataille : ce furent les 150 hommes que commandait le vicomte de Loys à la Porte Saint-Louis.

De Loys savait par un aide-de-camp que Ramezay avait reçu ordre d’appuyer de mille hommes l’armée de Montcalm, et il attendit impatiemment la garnison pour se joindre à elle et marcher à la bataille. Au moment où dix heures sonnaient aux horloges de la ville, la bataille s’engageait. De Loys, ne voyant pas venir Ramezay, rassembla les cent cinquante hommes de son poste et à leur tête s’élança vers les Plaines d’Abraham. C’était tout ce que Montcalm allait avoir des soldats de la garnison. Il allait encore manquer des miliciens de Beauport retenus dans le camp par Vaudreuil dans la crainte d’une attaque de la flotte ennemie, si bien que Montcalm, avec des forces à moitié moindre que celles de l’ennemi, engagea une action qu’un miracle seul aurait pu tourner à son avantage.