Le siège de Québec/La chambre de fer

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Éditions Édouard Garand (p. 38-43).

XI

LA CHAMBRE DE FER


Pris comme un renard au piège, Flambard n’avait marqué ni étonnement ni crainte, du moins sa figure hâlée était demeurée narquoise et souriante. Mais en lui-même, tandis que les deux grenadiers, les gardes et les cadets buvaient et s’ébaudissaient à qui mieux mieux, il ne manquait pas de se fustiger vertement.

— Par mon âme ! ne suis-je pas devenu tout à fait imbécile ? Ah ! ces blancs-becs peuvent bien pouffailler… Pardieu ! qui n’en ferait autant ? Voilà que je pense remorquer deux imbéciles, et il arrive que ce sont ces deux imbéciles mêmes qui traînent un idiot ! Ah ! oui, ils peuvent bien rigoler et ripailler tout leur saoul ! Et moi-même, le premier, j’ai envie d’éclater ! Par ma foi ! je pourrais rire plus fort que toute cette ribaudaille stupide ! Non, décidément, je ne vaux plus grand’chose ! Ma peau racornie n’est tout au plus bonne, à présent, qu’à fabriquer des mocassins pour les galopins de la ville !

Et notre héros allait fort probablement allonger le chapitre de ses apostrophes, quand il vit Verdelet s’écarter des gardes et cadets qui ne semblaient plus s’occuper de leur prisonnier, et marcher vers lui en dissimulant un objet dans les basques de son uniforme.

— Allons ! que me veut cet animal ? se demanda Flambard légèrement intrigué.

Verdelet vint s’arrêter près du spadassin, laissant courir sur ses lèvres un sourire ambigu. Puis il tira de ses basques un carafon qu’il présenta aux lèvres de Flambard :

— Vite ! murmura-t-il, buvez, on ne s’apercevra de rien.

Flambard ravala son étonnement pour avaler à demi le contenu du carafon.

— Merci, dit-il en pourléchant ses lèvres humides, c’est exquis. Ma foi ! ajouta-t-il, je dois bien le confesser, je ne t’en veux pas trop à toi !

— Pourquoi m’en voudriez-vous ? demanda placidement Verdelet. Ne vous ai-je pas déjà sauvé de la mort certaine et assurée ?

— Certes, certes.

— Eh bien ! je viens vous dire de demeurer bien tranquille, et que je vous sauverai encore une fois !

— Vraiment ! fit joyeusement Flambard,

— Foi de Verdelet !… Voyez-vous, c’est de la comédie que je file avec ces bavards de cadets ! Ayez confiance… je vais vous escamoter, le moment venu, ils n’y verront que vide et vent !

Et Verdelet s’empressa de rejoindre la bande joyeuse qui n’avait pas paru remarquer ce manège du garde.

Ahuri, Flambard se demandait comment deux mois auparavant, ce Verdelet avait pu sortir du souterrain au fond duquel lui, Flambard avait failli laisser sa peau. Il aurait donné gros pour le savoir et satisfaire sa curiosité. Et comme notre bon lecteur est tout probablement sous l’empire de la même curiosité, nous ferons machine arrière, pour revenir un peu plus tard à notre héros que nous laisserons en compagnie des gardes et cadets de M. Bigot.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On se rappelle comment Flambard, au moment où il allait franchir le torrent du souterrain, avait vu une subite clarté envahir le souterrain puis s’éteindre, et comment, après avoir sauté par-dessus l’abîme, il avait entendu une porte se refermer avec un bruit d’acier. Verdelet, naturellement, avait vu la même clarté et entendu le même bruit de porte. Et l’on se rappelle encore que, peu après, il avait manifesté une énorme lassitude et déclaré à Flambard qu’il ne pourrait aller plus loin sans se reposer un bon moment. Muni des indications du garde, Flambard avait donc poursuivi seul sa marche dans le souterrain, et l’on sait comment il en était sorti.

Or, après que Flambard eut disparu et que ses pas ne furent plus entendus, Verdelet s’était vivement dressé debout. Il avait rebroussé chemin, franchi de nouveau le torrent et couru jusqu’à cet endroit de la galerie souterraine où Flambard avait cru toucher une surface lisse qui lui avait paru une porte de fer. C’était bien une porte, en effet, à laquelle Verdelet frappa rudement du pied.

— Qui est là ? demanda de l’intérieur d’une pièce quelconque une voix marquée de surprise.

— C’est moi, monsieur Deschenaux… c’est Verdelet !

— Verdelet ! exclama la voix, tout empreinte de stupeur, du secrétaire de l’intendant Bigot.

La porte fut ouverte et Verdelet pénétra dans une chambre souterraine étroite et basse où, à la lueur d’un flambeau, il reconnut les physionomies sombres de Bigot et Deschenaux, tous deux enveloppés de manteaux et armés jusqu’aux dents.

Et ces deux personnages, en apercevant Verdelet brûlé, mouillé, effaré, reculèrent, saisis d’un mystérieux effroi, comme s’ils avaient vu surgir devant eux le spectre d’un trépassé.

— Ah ! diable ! fit Deschenaux la voix tremblante, reviens-tu de l’autre monde, Verdelet ?

En peu de mots le garde fit le récit de son aventure en compagnie de Flambard.

— Oh ! cria Bigot avec rage, le ciel protégera-t-il sans cesse ce Flambard maudit ? Par Notre-Dame !…

— Si ce n’est pas le ciel, répliqua Verdelet, c’est assurément l’enfer. Quoi qu’il en soit, si cette fois nous agissons vite, il n’échappera pas.

— Où est-il ? interrogea Deschenaux avec un grincement de dents.

— À présent il doit être dans la fosse du souterrain.

— Dans la fosse ? dit Bigot. Mais l’écluse est fermée !

— C’est vrai, admit Deschenaux.

— Nous aurons peut-être le temps d’aller l’ouvrir, émit le garde.

— En effet, reprit Deschenaux. Eh bien ! cours à la caserne des cadets et envoie l’un d’eux à la rivière… qu’il ne perde pas une minute !

— J’irai moi-même ouvrir l’écluse, dit Verdelet, ce sera plus sûr !

— Bien, fit Bigot avec un sourire sombre.

Deschenaux marcha immédiatement à une autre porte de fer et l’ouvrit. Cette porte donnait dans une autre galerie souterraine, mais une galerie si haute et si large qu’elle pouvait permettre le passage d’un chariot. Verdelet s’élança dans cette galerie. Nous savons donc qu’il avait réussi à ouvrir l’écluse avant que Flambard n’eût atteint l’issue du souterrain.

Avant d’aller retrouver notre héros, prisonnier des gardes et cadets de Bigot, nous assisterons au colloque qu’eut ce dernier avec son factotum, après le départ de Verdelet pour la rivière Saint-Charles.

Disons d’abord que la chambre souterraine en laquelle se trouvaient les deux hommes était toute de fer ; ou plutôt c’était comme une cage d’acier qui avait été, pour ainsi dire, enfouie à près de quarante pieds sous terre. Formidablement boulonnée dans ses angles et avec des murs d’une épaisseur extraordinaire, elle offrait un aspect de solidité qui pouvait défier les incendies et toutes les catastrophes possibles. Cette cage, à ce moment, renfermait vingt-deux coffres énormes faits de bois de chêne et renforcés d’épaisses lames de fer. Que contenaient ces coffres ? Ce sont ces deux personnages eux-mêmes qui vont nous l’apprendre.

— Du diable ! prononça Deschenaux avec humeur, si nous finirons jamais à nous débarrasser tout à fait de ces fâcheux qui se trouvent sans cesse sur notre route et toujours mêlés de quelque façon à nos affaires !

— J’avais bien cru les tenir tous aujourd’hui même, répliqua Bigot d’une voix basse, et voilà encore qu’ils nous échappent.

— Hormis ce Flambard que nous tenons bien cette fois, reprit Deschenaux avec un sourire cruel.

— Oui, si Verdelet arrive à temps à l’écluse.

— Il arrivera, monsieur l’intendant, car Verdelet hait Flambard… il le hait autant que nous pouvons, nous, le redouter ! Et quant à Vaucourt, nous nous reprendrons !

— Mais, malheureux, oublies-tu sa femme ?

Deschenaux se mit à ricaner.

— Sa femme ? dit-il. Bah ! elle ne compte plus… elle est comme morte !

— Sans doute. Mais souviens-toi des paroles de Maître Authier, « qu’un événement pourrait se produire qui lui rendrait la raison ».

— Si, par exemple, elle retrouvait son enfant ?

— Oui. C’est bien le cas de ne pas être trop sûrs de notre coup.

— Mais elle ne le retrouvera pas son enfant, assura Deschenaux avec un sourire féroce, quand je devrais l’étouffer net de mes deux mains !

Bigot, si peu émotionnable qu’il fût d’ordinaire, ne put s’empêcher de frémir à l’expression de son secrétaire.

Il demanda :

— Sais-tu ce que l’enfant est devenu ?

— Il a été confié à un mendiant de la basse-ville. Demain, j’irai le chercher et jamais plus il ne reverra sa mère.

— C’est bien, sois sans pitié. Ensuite, il faudra mettre ces coffres en sûreté.

— Ils sont très précieux, en effet, dit Deschenaux, c’est notre fortune monnayée ; sept millions en beaux louis d’or !

— Et vos pierres précieuses que je n’ai pas oublié d’y déposer avant que vous missiez le feu à votre maison.

— Je regretterai bien un peu mes tableaux et certains meubles de prix qui m’ont coûté fort cher ; néanmoins, il était prudent, je pense, de les laisser anéantir pour que je ne fusse pas soupçonné d’être l’auteur de ce désastre.

— Bah ! il vous restera toujours le mobilier de votre maison de la rivière Saint-Charles et celui de votre château de Beauport.

— Certes. Aussi, faudra-t-il que je m’entende avec messieurs les Anglais pour qu’ils respectent ces deux propriétés ; car ils vont certainement se rendre maître du pays cette fois.

— Je le souhaite ardemment, dit Deschenaux.

— Moi aussi, tant il me tarde d’aller me reposer sous notre ciel de France.

— Et pour partir de suite, répartit Deschenaux, je donnerais volontiers la moitié de ce que je possède.

— Pourquoi donner, ami Deschenaux, quand il n’y a pas nécessité. Non, non… nous emporterons autant que nous pourrons. Nous essaierons même de nous tailler un autre petit million avant de partir !

— Vous avez raison, monsieur l’intendant. Nous taillerons deux autres millions ! Nous prendrons autant qu’il nous sera possible de prendre, et tant pis pour les nigauds qui crèveront de soif et de faim !

Et il se mit à rire sourdement.

Bigot alla prendre le flambeau qui reposait sur l’un des coffres et dit :

— Allons, maintenant, je veux donner des ordres pour que soient creusées les caves de mon château, afin d’y mettre ces coffres à l’abri.

— Hormis celui-là ? fit en ricanant Deschenaux et en indiquant un coffre à l’écart des autres et placé dans un angle de la chambre de fer.

Ce coffre, d’une dimension égale à celle des autres, également fait de chêne et renforcé d’acier, était recouvert, d’une couche de peinture rouge qui le différenciait des autres que recouvrait une peinture noire.

Bigot sourit à son tour et répliqua :

— Ce coffre a aussi son importance, sinon sa valeur ! Ah ! non ! ami Deschenaux, qu’on se garde bien de l’enlever de là !

Et, ricanant, il marcha vers la porte par laquelle Verdelet était sorti.

L’instant d’après, les deux coquins quittaient la chambre de fer et s’engageaient dans la large galerie souterraine.

Quant à nous, revenons à notre héros à la caserne des cadets.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Verdelet eut quitté Flambard après lui avoir promis de le sauver encore une fois, notre ami se mit à poser la valeur de sincérité des paroles du garde. Naturellement, le spadassin n’avait pas une grande confiance en ce garde qui voulait se dire son ami et qui pactisait peut-être avec ses ennemis, les gardes et cadets de Bigot. Que penser au juste ? Flambard ne pouvait se faire une opinion sûre de la sincérité ou de l’hypocrisie du garde. Mais une chose sûre et certaine : garrotté comme il était, réduit à la plus parfaite impuissance, il devait nécessairement, pour recouvrer l’usage de ses membres et la liberté, compter sur l’assistance d’autrui. Donc, sans autre espoir de secours, Flambard espéra fortement que Verdelet lui tiendrait parole.

Pendant qu’il repassait dans sa mémoire les paroles que lui avait dites le garde, les cadets s’amusaient fort à faire des mots d’esprit et à décocher mille traits malicieux à l’adresse du spadassin toujours impassible. Peu après, Verdelet rassembla autour de lui toute la bande, et lui tint un petit discours bas et mystérieux qui la fit rire aux plus grands éclats. Puis toute la bande à la file gagna la porte de sortie, sauf Verdelet qui demeura assis à une table. En passant devant Flambard, toujours étendu sur le plancher, le cadet qui marchait en tête de la file s’arrêta, enleva son tricorne, exécuta une révérence profonde et ironique, et, regardant le spadassin dans les yeux, cria :

— Pouf !

Et il partit d’un grand éclat de rire tout en gagnant la porte.

Ainsi fit le deuxième cadet. Ainsi firent tous les cadets et tous les gardes. En queue venaient nos deux bravi, Pertuluis et Regaudin.

— Pouf ! fit Pertuluis après sa révérence.

— Pouf ! Pouf ! imita Regaudin.

— Que diable ! veulent dire ces singes avec leurs « Poufs » ? se demanda Flambard assez intrigué.

Pertuluis et Regaudin, qui fermaient la queue de la file, venaient de sortir de la baraque et la porte avait été refermée. Alors Verdelet se leva et s’approcha de Flambard.

— Monsieur Flambard, dit le garde avec un air grave, j’ai promis de vous sauver, et je vais tenir parole.

— D’abord, mon ami, explique-moi un peu pourquoi tu veux me sauver ? demanda Flambard dont la défiance se réveillait.

— Parce que je me souviens toujours de la fournaise, et parce que, en vous sauvant la vie, c’est un peu me venger de celui qui a allumé cette fournaise et qui m’y a exposé.

— Bigot ? interrogea Flambard.

— C’est tout comme… Je veux parler de Deschenaux.

— Ah ! ah !

— Vous comprenez donc l’intérêt qui me fait agir. Or, pour arriver à mes fins, j’ai réussi à trouver un truc pour me débarrasser de la présence des cadets et des gardes de Monsieur Bigot.

— Quel truc ? demanda Flambard toujours défiant.

— Je vous le dirai tout à l’heure, quand nous serons hors de cette maison.

— Ah ! ah ! nous allons sortir de cette maison ?

— Vous allez voir !

Vivement Verdelet avec un poignard trancha les cordes qui liaient les mains et les pieds du spadassin.

Celui-ci se dressa debout d’un bond et respira avec une large satisfaction.

Pendant ce temps Verdelet soulevait de nouveau le panneau de la trappe et disait, en s’engageant dans l’escalier obscur :

— Suivez-moi !

— Ne trouves-tu pas qu’il fait un peu noir là-dedans demanda Flambard en hésitant.

— De vrai, vous ne connaissez pas les aires comme moi… Eh bien ! prenez ce flambeau qui gît là près du fourneau et allumez-le à l’une de ces bougies.

Le spadassin fit comme lui avait dit le garde, et, la minute d’après, il descendait à la cave après avoir laissé retomber le panneau de la trappe.

La cave était profonde et spacieuse. À deux extrémités opposées il remarqua deux immenses portes de fer qui se faisaient face l’une à l’autre, et il vit que Verdelet marchait vers l’une d’elles. Mais avant d’atteindre cette porte, le spadassin remarqua, suivant la longueur de la cave, l’empreinte dans le sol de roues de chariots.

— Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il à Verdelet qui venait de s’arrêter devant l’une des deux portes.

— Je vous expliquerai tout à l’heure. Venez, nous n’avons pas de temps à perdre.

Il ouvrit la porte qui tourna sur des gonds énormes en grinçant.

— Une vraie porte d’oubliette ! remarqua Flambard.

— Soyez assuré ici, répliqua le garde, c’est la liberté que vous donne cette porte !

Malgré ces paroles du garde, notre ami n’était pas trop rassuré. Mais il se disait qu’il était pris et qu’il devait suivre cet homme, honnête ou coquin, quitte à saisir la première occasion qui s’offrirait à lui pour recouvrer sa liberté. Car Flambard ne désespérait jamais, même dans les pires extrémités. Il se disait : tant qu’un homme possède la faculté de penser, il ne doit jamais désespérer ou de la liberté ou de la vie. Car la pensée, c’est la grande force de l’homme qui sait s’en servir, c’est le levier avec l’aide duquel il peut remuer tout un monde, c’est la puissance invincible de l’homme vraiment fort, puissance qui, unie à la volonté, accomplit souvent des prodiges. La mort seule peut en avoir raison.

Or, Flambard possédait cette puissance de la pensée et de la volonté, par conséquent il avait le sang-froid et le courage qui lui permettaient de combattre, avec succès souvent, les dangers qui se présentaient sur son chemin. Et puis, très défiant de sa nature avec ses ennemis, il demeurait toujours en éveil. Si, par-ci par-là, il donnait dans les pièges tête baissée, c’est qu’un intérêt puissant commandé par sa générosité le poussait à affronter l’inconnu et à exposer sa liberté et sa vie.

Cette nuit-là, il avait décidé de savoir ce qu’était devenu l’enfant du capitaine Vaucourt, et il voulait découvrir la retraite de l’enfant, dût-il pour cela descendre aux enfers. Il suivit donc Verdelet dans la large galerie souterraine qui aboutissait à la chambre de fer.

Les deux hommes marchaient depuis cinq minutes, lorsqu’un bruit de chariot se fit entendre derrière eux.

— Alerte ! murmura Verdelet.

Il éteignit le flambeau qu’il avait pris l’instant d’avant des mains de Flambard et dit :

— Donnez-moi la main et suivez !

Il entraîna le spadassin dans un enfoncement de la galerie et ajouta :

— Demeurons ici bien silencieux.

— Sommes-nous menacés ? demanda Flambard.

— Pas moi, mais vous. Si ceux-là qui viennent vous découvraient ici, c’en serait fait de votre existence.

— Et qui sont ceux-là qui viennent ?

— Attendez, vous allez voir.

Le bruit produit par le roulement d’un chariot augmentait de seconde en seconde. Puis la galerie s’éclaira peu à peu, et au bout de dix minutes Flambard, à sa grande stupéfaction, vit défiler devant lui vingt cadets de Bigot tirant et poussant un lourd chariot. Deux cadets précédaient le cortège bizarre avec chacun un flambeau pour éclairer la marche, deux autres suivaient portant aussi deux flambeaux. Puis le cortège s’enfonça dans l’obscurité de la galerie et disparut.

Flambard demanda :

— Pouvez-vous m’expliquer. Mons. Verdelet, ce que signifie cette procession aux flambeaux ?

— Ne bougez pas, recommanda Verdelet, et attendez encore ! Comme vous l’avez vu, ce sont les cadets de Monsieur Bigot. Depuis trois nuits ils charroient les coffres d’argent et d’or de Monsieur l’intendant ; à présent ils vont chercher leur dernière charge.

— Oh ! oh ! exclama Flambard, sommes-nous donc dans les cachettes de Monsieur Bigot ou, plus précisément, dans la Caverne des Quarante Voleurs ?

— C’est peut-être l’un et l’autre, ricana Verdelet. Une chose certaine, Monsieur l’intendant n’est pas un imbécile !

— Certes non, ricana le spadassin à ton tour. Mais on peut bien dire qu’il est un peu coquin.

— Oh ! ce n’est pas moi qui lui jetterai la pierre le premier !

— Parbleu !

— Comme on dit, chacun pour soi en ce monde !

— C’est la meilleure charité à pratiquer, sourit malicieusement Flambard.

— Voyez-vous, reprit Verdelet avec un accent convaincu, l’un cherche à sauver sa fortune comme l’autre sa peau…

— Et souvent les deux à la fois, interrompit Flambard.

— Si vous voulez. N’importe, que sauver l’une ou sauver l’autre revient pas mal au même ; de sorte qu’on ne peut sans injustice dire coquin à qui sauve sa peau.

— Non, parce que sa peau est à lui et qu’il ne l’a pas volée ; tandis que l’autre, le plus souvent…

— Il a volé sa fortune ! acheva le garde en se mettant à rire.

Puis il ajouta, ironique :

— Monsieur Flambard, voler, admettez-le, c’est un mot seulement, et un mot pas mal synonyme de prendre.

— Oui, de prendre ce qui n’est pas à soi !

— Bah ! ce sont des nuances qui n’ont aucune valeur, monsieur Flambard.

— La justice sait leur trouver une valeur, ami Verdelet.

— La justice ?… Encore un mot que le monde interprète à sa façon.

— Oui, mais n’empêche que la justice possède de beaux et bons gibets, et qu’elle sait fort bien s’en servir.

— Et qui donc voyez-vous aller à ces gibets ?… Des gueux et des sots ! Mais silence… voici le chariot qui revient !

Peu après, le même cortège repassa sous les yeux du spadassin ; seulement, cette fois, le chariot contenait six gros coffres que Flambard jugea fort lourds, à voir l’effort terrible que faisaient les cadets à le tirer.

— Maintenant, dit Verdelet, quand le cortège eut disparu, nous allons rallumer notre flambeau et poursuivre notre chemin, tout danger a disparu.

Dix minutes après une marche rapide, Verdelet s’arrêta devant la porte ouverte de cette chambre de fer en laquelle nous avons déjà introduit le lecteur. Élevant le flambeau qu’il portait à la hauteur de sa tête, le garde pénétra dans la chambre. Flambard le suivit, sa curiosité était à ce moment si aiguillonnée par ce qu’il avait vu, qu’il était saisi de l’envie de bousculer le garde et de prendre les devants.

Lorsqu’il fut dans la chambre, il remarqua de suite qu’elle était vide. Mais non… son œil perçant et inquisiteur découvrit un coffre qui paraissait oublié dans un angle de la pièce.

— Tiens ! remarqua-t-il, on a oublié ce coffre !

— C’est vrai, fit Verdelet en manifestant une grande surprise. C’est peut-être un présent qu’on nous a laissé, ajouta-t-il en ricanant. Il faut voir ça !

Il s’approcha lentement du coffre, mais cette fois en abaissant son flambeau.

À cette minute, le regard de Flambard se posait sur l’autre porte de fer qui, celle-là, demeurait close. De suite, par un rapprochement rapide, il comprit que cette porte ouvrait sur un autre souterrain, et fort probablement celui qu’il avait traversé avec Verdelet deux mois auparavant. Car il se souvenait encore de cette surface polie que ses doigts avaient rencontrée sur la paroi. Néanmoins, pour être plus certain de la vérité, il décida d’interroger le garde. Il se tourna vers Verdelet. Il tressaillit violemment : il voyait le garde approcher son flambeau d’une sorte de mèche qui émergeait du coffre. Un soupçon traversa aussitôt son esprit. Il esquissa un sourire narquois, puis il se glissa comme une ombre furtive derrière le garde très occupé à sa besogne, gagna la porte ouverte, sortit hors de la cage et repoussa doucement cette porte, juste au moment où un singulier crépitement frappait son oreille.

Toute cette scène s’était passée en si peu de temps que Verdelet n’avait pu s’apercevoir de la disparition de Flambard. Lorsque la mèche qu’il venait d’allumer à la flamme de son flambeau se mit à crépiter, il fit un bond rapide du côté de la porte qui ouvrait sur la galerie souterraine. Il trouva, non sans étonnement et non sans terreur, la porte close. Alors seulement il remarqua la disparition de Flambard.

Il fit entendre un cri terrible, puis il frappa à coups redoublés dans la porte de fer.

— Flambard ! appela-t-il d’une voix qui tremblait d’épouvante.

De l’autre côté de la porte partit un long ricanement, puis la voix nasillarde et railleuse du spadassin jeta ces paroles :

— Hé ! hé ! mon petit Verdelet, tu t’étais bien promis de me faire proprement sauter ; mais je pense à présent que c’est toi qui vas faire la sauterie à ma place… bonne chance !

Le garde lança une imprécation de haine et d’horreur, et se rua vers le coffre : il venait d’avoir le fol espoir d’éteindre la mèche qu’il avait allumée. Mais il n’eut pas fait deux pas qu’une formidable détonation sembla ouvrir la terre tout entière, et le garde se sentit soulevé, emporté…

Au même instant, Flambard, qui avait pris sa course vers l’extrémité opposée de la galerie souterraine, fut violemment projeté par terre par la force de l’explosion. Puis il sentit le sol craquer, s’ouvrir, grincer… À la même seconde, il était soulevé par une force inconnue, transporté à travers une avalanche de terre et de pierres, lui sembla-t-il, puis il tomba lourdement sur ce qui lui parut un amas de terre quelconque. Il demeura là étourdi, presque inconscient, mais avec une vague sensation de vide devant lui. Il demeurait à plat ventre, essayant de ressaisir ses esprits, se demandant s’il était encore vivant ou trépassé.

Trois ou quatre minutes s’étaient écoulées depuis que l’explosion s’était produite, lorsqu’il crut entendre tout près de lui une sorte de râlement. Puis tout à coup il sentit un corps d’homme ou de monstre ramper le long de son corps et le dépasser. Il fit un effort inouï pour reprendre ses sens, à tout hasard il étendit une main et cette main se posa sur ce qui lui parut être un pied humain. Il saisit avidement ce pied et serra… il serra d’autant plus fort que le pied devint aussitôt d’une pesanteur énorme. En même temps un cri affreux sembla monter à ses oreilles, et Flambard sentit que le pied qu’il tenait était un poids qui l’entraînait dans un abîme quelconque. De l’autre main il s’agriffa à une pierre qu’elle rencontra, et il comprit aussitôt qu’il se trouvait penché au-dessus d’un abîme du fond duquel montait un sourd grondement. Il eut alors la vision de ce torrent souterrain qu’il avait franchi en compagnie de Verdelet, deux mois auparavant. Mais par quel prodige se trouvait-il ainsi jeté au bord de ce torrent ? Le mystère demeurait pour le moment impénétrable. Mais ce qu’il réussit à pénétrer, c’est que le pied qu’il tenait solidement dans sa main droite appartenait au garde Verdelet.

Il fit entendre un ricanement sinistre.

— Holà ! cria-t-il d’une voix qu’il ne pouvait plus reconnaître comme sienne, est-ce toi, ami Verdelet ?

— Pour l’amour du ciel, monsieur Flambard, tirez-moi d’ici ! gémit le garde.

— Ah ! ah ! tu n’étais donc qu’à moitié de ton saut ?

— Grâce ! grâce !

— Grâce ! Oui bien.

Notre ami venait d’avoir une idée. Il reprit :

— Je te ferai grâce, ami Verdelet, seulement si tu peux me fournir un renseignement.

— Parlez ! oh ! parlez vite, monsieur Flambard !

— Sais-tu, par tes accointances avec deux gredins de grenadiers que je regrette bien de ne pas tenir ici en ton lieu et place, où je pourrai trouver l’enfant du capitaine Vaucourt ?

— L’enfant du capitaine Vaucourt ? En effet, Pertuluis et Regaudin m’ont raconté un mot de cette affaire.

— Ah ! ah ! où est l’enfant ?

— Me ferez-vous grâce ? demanda Verdelet que l’épouvante affolait.

— Certainement, si tu me dis la vérité !

— Je dirai la vérité, mais jurez-moi !

— Je jure, répondit Flambard fermement.

Mais à part lui il pensa aussitôt :

— Ah ! gredin, je suis bien décidé, cette fois, à me parjurer !

— Eh bien ! reprit Verdelet, l’enfant du capitaine a été confié à la femme d’un milicien qui habite au delà du Faubourg Saint-Roch… c’est un nommé Aubray.

— Aubray ? Milicien de la compagnie de Jean Vaucourt ? Je le connais. Merci, mon brave Verdelet ! Et maintenant, que le diable rouge de l’enfer t’avale pour le reste de l’éternité… Va !

Flambard lâcha le garde qui poussa un cri effrayant et disparut dans la noirceur de l’abîme.

Flambard se releva, éreinté, étourdi encore, et se mit sur son séant.

Il prit dans ses mains sa tête qui faisait mal atrocement. Ses cheveux étaient tout mouillés d’un liquide qu’il pensa être du sang. N’importe ! il se mit à réfléchir.

— Où suis-je ici ? se demanda-t-il avec une certaine anxiété.

Par un instinct quelconque il leva la tête, et ses yeux ahuris découvrirent un firmament étoilé.

Il bondit de joie folle… la liberté s’offrait à lui !

— Par les deux cornes de satan ! jura-t-il avec stupeur, me voici sauvé encore une fois !

Il était au fond d’une large excavation et il n’avait qu’à grimper une pente presque douce pour se trouver sur terre.