Le siège de Québec/La joie d’un père

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 43-46).

XII

LA JOIE D’UN PÈRE


Le contre-coup de l’explosion avait ébranlé toute la cité, et à plusieurs endroits du côté des faubourgs les remparts s’étaient à demi écroulés ; et la campagne elle-même jusqu’à dix lieues de distance avait été secouée par la force du choc.

Tout ce qui restait de citadins dans la ville et toute la garnison s’étaient mis sur pied à la hâte, pensant que la poudrière venait de sauter. Les poudres et munitions, il est vrai, avaient été transportées à Montréal avant l’arrivée de la flotte anglaise, mais on en avait conservé une quantité assez considérable. L’explosion de la poudrière étant donc possible, on se demandait avec étonnement comment la chose avait pu se produire, lorsque des soldats de la garnison, à leur plus profonde stupeur, découvrirent une immense excavation pratiquée près des remparts entre la porte Saint-Jean et la Porte du Palais, et entourée d’amas de terre et de roc. Nous ne parlerons pas de l’énorme surprise des citadins et de la garnison, ni des mille hypothèses qu’on fit à ce sujet ; nous dirons seulement que l’affaire demeura un mystère impénétrable et qu’on se livra aux conjectures les plus fantastiques.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Verdelet avait-il dit la vérité en confessant à Flambard que l’enfant du capitaine Vaucourt avait été confié à un paysan du nom d’Aubray, habitant au delà du faubourg Saint Roch ? Oui, les deux grenadiers Pertuluis et Regaudin avaient, en effet, confié à Verdelet que l’enfant du capitaine Vaucourt, que Flambard recherchait, était chez ce paysan-milicien, Aubray. Et voici comment la chose s’était faite : en attendant que l’occasion se présentât pour les deux grenadiers de réclamer mille louis au capitaine Vaucourt pour la rançon de son enfant, ils s’étaient rendus chez Aubray. Celui-ci était parti pour le camp de Beauport. Les deux bravi offrirent à la jeune femme, qui se trouvait seule avec son petit enfant et le père du milicien, la garde de l’enfant moyennant la somme de vingt-cinq louis qu’ils lui payeraient de suite, plus vingt-cinq autres louis lorsqu’ils viendraient dans quelques jours réclamer l’enfant qu’ils avaient appelé simplement « le petit Adélard ». Intimidée par les physionomies terribles des deux gaillards, et aussi par pitié pour ce pauvre petit, la paysanne accepta le marché sans oser demander des explications sur la provenance et l’origine de cet enfant.

Avant de se retirer, les deux bravi remarquèrent que le vieux paysan, assis près du foyer, s’amusait avec le petit de la paysanne qu’il avait sur ses genoux, et ils virent la jeune femme aller vivement déposer le petit Adélard dans un berceau.

— Il est entre bonnes mains, le poupard, fit remarquer Pertuluis à son compagnon.

— Oui, répliqua Regaudin, ici il sera beaucoup mieux qu’à notre cambuse !

Et, satisfaits, ils remercièrent poliment la jeune femme, et s’en allèrent.

Les jours avaient succédé aux jours sans qu’aucun incident ne vînt changer la position de nos personnages, puis survint l’affaire de Montmorency. Ce soir-là, après la bataille, le milicien Aubray avait obtenu la permission d’aller rendre visite à sa femme et à son vieux père.

Après les premiers épanchements entre l’époux et l’épouse qui ne s’étaient pas vus depuis près d’un mois, le premier courut au berceau pour y embrasser son enfant. Il poussa une haute exclamation de surprise en trouvant au berceau un enfant qui n’était pas le sien.

La jeune femme sourit, et, lui montrant un lit dans un angle de la pièce, elle dit :

— Le nôtre est là, Anatole !

Le milicien regardait sa femme avec une sorte d’hébétement comique.

Elle lui expliqua de suite comment cet enfant lui avait été apporté un mois auparavant par deux grenadiers inconnus.

— Et tu dis qu’il s’appelle Adélard ?

— C’est ainsi que l’ont nommé ces deux hommes.

— Et ils n’ont pas ajouté un autre nom ?

— Non.

— Ô mon Dieu ! s’écria le milicien avec un émoi joyeux, si cet enfant était celui du capitaine Jean Vaucourt !

— Hein ! de ton capitaine ?

— Oui. Son enfant lui a été enlevé l’an passé et il n’en a jamais entendu parler depuis.

— Et comment s’appelait-il l’enfant de ton capitaine ?

— Comme celui-ci… Adélard.

La jeune femme demeurait tout abasourdie.

Le milicien reprit :

— Ma chère Amandine, je pense qu’on devrait de suite aller montrer cet enfant au capitaine Vaucourt.

— Mais tu ne t’es pas encore reposé, mon ami ?

— Ça ne fait rien, je me reposerai après. Mon capitaine a trop souffert. Oh ! il ne le fait pas voir, mais, après qu’on a su son histoire, on devine bien qu’il n’a pas l’esprit et le cœur tranquilles. Donc, Amandine, ça serait seulement une bonne action comme on voudrait qu’on nous en rende, s’il nous arrivait le même malheur.

— Tu parles avec raison, Anatole, et je consens qu’on aille montrer l’enfant à ton capitaine !

— C’est bon, je vais embrasser notre petit, puis j’irai atteler notre cheval au cabriolet. Pendant ce temps-là tu feras tes préparatifs.

Sur le lit, placé dans l’angle de la pièce, un enfant à peu près de l’âge d’Adélard sommeillait doucement. Le milicien le contempla longuement avec amour, il l’embrassa doucement, puis il courut à l’étable.

Il était plus de huit heures lorsque le cabriolet d’Aubray s’arrêta devant la tente du capitaine Vaucourt, non loin du village de Beauport. Le capitaine était seul sous sa tente et rédigeait un mémoire quelconque. En apprenant qu’Aubray et sa femme lui apportaient un enfant inconnu, il se précipita dehors comme un fou, et tandis qu’une sentinelle éclairait la scène d’une lanterne, Jean Vaucourt saisissait l’enfant, le reconnaissait, le serrait sur lui et rentrait précipitamment sous sa tente, répétant :

— Mon petit Adélard ! Mon petit…

L’enfant, tout étonné, souriait et murmurait « papa ».

Le capitaine l’avait peu après déposé sur un lit de camp, et, à genoux près du lit, il considérait son enfant avec amour, l’embrassait et pleurait doucement. Il ne pouvait parler, tant la joie lui serrait la gorge.

Aubray et sa femme, entrés sous la tente, demeuraient immobiles à quelques pas de là et silencieux ; la jeune femme essuyait furtivement ses yeux qui se mouillaient malgré elle.

Le capitaine parvint enfin à dompter son émotion. Il se leva, remercia les deux braves paysans et se fit raconter l’aventure.

— Ah ! ah ! fit-il peu après en fronçant terriblement les sourcils, c’étaient deux grenadiers ces gens qui vous ont apporté l’enfant ? Eh bien ! je les connais.

Et dans les prunelles sombres du capitaine, Aubray et sa femme virent des flammes effrayantes.

Jean Vaucourt reprit en s’adressant au milicien :

— Mon ami, puisque vous retournez chez vous de suite, voulez-vous me prendre avec vous et aller me déposer à l’Hôpital-Général ? Ce sera un service de plus que je ne manquerai pas de reconnaître, le moment venu.

— Avec plaisir, mon capitaine, ça nous fera rien qu’un petit crochet. Voyez-vous, puisque vous êtes content comme ça, on est content nous autres aussi, pas vrai, Amandine ?

Cette fois, la jeune femme, âme tendre et bonne, pleurait pour de bon : c’était la séparation qu’elle entrevoyait, car elle s’était attachée au petit Adélard presque autant qu’à son propre enfant, et à cette séparation elle n’avait pas songé avant. Mais à présent qu’elle voyait un père heureux serrer jalousement sur sa poitrine le fruit de sa chair, en pensant que bientôt ce serait au tour de la mère, de la vraie mère, elle se sentait comme dépossédée tout à coup d’un objet cher à son cœur de femme et elle en souffrait. Mais pourtant cette souffrance lui paraissait encore une joie, lorsqu’elle assistait au bonheur délirant presque du capitaine Vaucourt.

Et ce bonheur, dont exultait le jeune capitaine, n’était pas encore complété…

Le cabriolet reprit quelques instants plus tard le chemin de la ville, il portait deux voyageurs de plus : Jean Vaucourt et son enfant. On atteignit en peu de temps l’Hôpital-Général où tout le personnel demeurait debout et très affairé autour des blessés qui y avaient été transportés après la bataille.

Jean Vaucourt fit tout d’abord appeler Marguerite de Loisel à qui il voulait confier la bonne nouvelle, pour qu’elle pût à son tour préparer Héloïse de Maubertin à cette joie inattendue. La femme du capitaine, comme toujours, demeurait seule en sa chambre, rêveuse et mélancolique. Mais comme si un étrange pressentiment eût envahi sa pensée, à la vue de Marguerite dont la physionomie reflétait une joie inaccoutumée, Héloïse se leva vivement, son teint s’anima, ses yeux brillèrent d’éclats nouveaux et, s’élançant à la rencontre de la garde-malade, elle demanda :

— Ah ! Marguerite, m’apportez-vous enfin des nouvelles de mon petit ?

Marguerite, surprise, et ne pouvant expliquer l’attitude étrange de la jeune femme, qui, tout à coup, paraissait avoir recouvré presque en entier le mécanisme sain et ordonné de ses facultés mentales, Marguerite ne sut répondre autre chose que ceci :

— Héloïse, votre enfant est ici !

— Ici…

Et le vieillard creusait avec ardeur la fosse où il devait cacher son trésor.

Ce fut un cri de joie irrésistible qui s’échappa des lèvres de la jeune femme. Et comme attirée par un aimant puissant, elle courut à la porte demeurée ouverte, s’engagea dans un long couloir, prit un escalier qu’elle descendit pour ainsi dire quatre à quatre, et, la minute d’après, elle faisait irruption dans le parloir et se jetait au cou de son mari.

La scène qui suivit est indescriptible.

Marguerite s’était élancée à la poursuite de la jeune femme, avec l’espoir de la retenir et de la préparer au bonheur qui l’attendait en bas. Lorsqu’elle pénétra dans le parloir une demi-minute au plus après Héloïse, elle vit celle-ci accrochée au cou du capitaine Vaucourt couvrant de baisers fou le visage de son mari et celui de l’enfant qu’il tenait dans ses bras. Marguerite vit encore qu’on ne parlait pas. Là, un peu à l’écart, Aubray et sa femme, émus tous deux, souriaient, pleuraient… Vaucourt pâle, mais heureux, rendait à sa femme baiser pour baiser… L’enfant jetait des « maman » et des « papa » joyeux… Puis Marguerite vit Héloïse enlever son enfant des bras du capitaine, le presser avec une sorte de furie sur son sein et répéter d’une voix troublée par le bonheur :

— Mon pauvre petit Adélard…

Puis elle s’assit sur une banquette, déposa l’enfant sur ses genoux et se mit à le considérer avec un sourire heureux, tandis que de ses yeux coulaient d’abondantes larmes.

Les spectateurs de cette scène étouffaient.

Jean Vaucourt se précipita vers sa femme, s’agenouilla, voulut parler, mais il éclata en sanglots… Non ! jamais joie pareille n’avait fait bondir son cœur !

La jeune femme l’attira tendrement à elle, et mêlant ses larmes aux siennes, elle murmura :

— C’est donc, bien toi, mon Jean, qui me ramène mon enfant !

Il n’y avait plus de doute, et Jean Vaucourt, ce rude soldat, faillit s’évanouir…

C’était miracle !

Comme l’avait prévu Maître Authier, ce médecin à la solde de Michel Cadet, Héloïse avait recouvré la raison et le souvenir… cela avait été instantané !