Le siège de Québec/Le souterrain

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Éditions Édouard Garand (p. 10-15).

IV

LE SOUTERRAIN


On n’a pas oublié comment, en un récit antérieur intitulé La Besace de Haine, Flambard avait vu le plancher s’ouvrir sous ses pas en la maison de l’intendant Bigot, après qu’une corde déroulée par une main invisible s’était enroulée autour de son cou, corde que le garde Verdelet avait rapidement ajustée. Mais non si rapidement que Flambard, qui venait d’échapper sa rapière, n’eût eu le temps de saisir le garde par un bras et de l’entraîner avec lui dans un abîme de feu — l’enfer peut-être ! — en lequel il tombait.

Cela n’avait duré ce que dure un éclair, puis deux portes avaient glissé dans les murs et s’étaient refermées, juste au moment où Héloïse de Maubertin venait de trancher la corde, qui s’était enroulée au cou du spadassin, avec la rapière même de ce dernier.

Et, alors, que s’était-il passé de l’autre côté de cette porte ? Voici :

Flambard, entraînant Verdelet avec lui, était tombé dans un brasier ardent.

D’abord, au contre-coup que subit le spadassin au bout de la corde, il perdit presque le sens de la vie : il échappa Verdelet, qui venait de pousser un cri terrible, et saisit son cou…

À la seconde même il sentit la corde lâcher… Héloïse venait de la couper, sans quoi notre ami aurait été suspendu au-dessus des flammes, et il aurait été grillé comme dindon à la broche.

Flambard tomba donc sur un bûcher, du moins il le pensa. Sur la seconde même il ne perçut que flammes rouges qui hurlaient, se tordaient et le brûlaient horriblement. Il piétinait sur des braises et des charbons ardents qui, en brûlant la plante de ses pieds, semblaient lui souffler leur feu jusqu’en la petite moelle de ses os. Et ses cheveux grésillaient, son nez chauffait et se rosissait à l’extrême, ses paupières fondaient sous les flammes, ses yeux tournaient au blanc, sa bouche avalait des flammes, et ses doigts avaient l’air de se fendre sous l’action de la chaleur intense. Bref, il sentait qu’il était tombé en enfer ! Mais était-ce bien pour l’éternité ?… Il en douta un peu, quand il sentit la mort l’envahir…

Si Flambard fût tombé à l’eau, comme tout autre mortel il eût cherché une planche de salut… un objet flottant quelconque pour s’agripper et se tirer de la noyade. Or, étant descendu dans un gouffre de feu et de flammes, il chercha un objet… une planche de salut, pour se sauver de la brûlade.

À l’instant où ses pieds touchaient le lit de charbons rouges, il sentit un corps quelconque frôler ses jambes. Il plongea ses deux mains dans les flammes et saisit quelque chose… un être quelconque qui semblait ramper dans ce brasier, et Flambard pensa que c’était un pied… le pied d’un homme probablement ou d’un démon ! N’importe ! il serra ce pied, cette planche de salut… À la même minute une porte ou un panneau s’ouvrait… Le brasier rugit affreusement, les flammes sifflèrent et parurent soulever notre héros et l’emporter dans l’espace. Il serra plus fort le pied… il serra avec l’énergie du désespoir, et il vit un corps humain se glisser par la porte… un trou dans lequel il fallait passer à quatre. Flambard suivit le pied qu’il tenait, et à son tour il se trouva dans ce trou qu’il franchit. Il se trouva hors du brasier… mais il n’en brûlait pas moins. Il lâcha le pied, et il aperçut une silhouette humaine toute en flammes grimper une courte échelle appliquée à un mur de pierre et disparaître. Il entendit que cette silhouette humaine venait de plonger dans de l’eau. À son tour le spadassin se rua à l’échelle, et, la seconde d’après, plouque ! il venait de plonger dans l’eau d’un réservoir ou d’une citerne. Et alors il ressentit un tel bien-être qu’il fut tenté de rester là tranquillement le reste de ses jours ! De fait, il y avait là huit à dix pieds d’eau et rien de plus facile que d’y rester.

Mais Flambard venait de voir la même ombre humaine remonter précipitamment sur le bord du réservoir et sauter en bas du mur à l’extérieur. La curiosité poussa notre ami à reconnaître cet être humain. D’un bond prodigieux il sauta par-dessus le mur de la citerne et tomba sur un individu qu’il reconnut pour Verdelet. Celui-ci, tombé sur les dalles de la cave, se relevait pour s’enfuir.

— Attends un peu, mon ami, lui dit Flambard en le saisissant au collet ; puisqu’il a été convenu que nous devions partir ensemble pour ce voyage dans les enfers, il est juste et naturel que nous l’achevions de compagnie. Néanmoins, si ma compagnie te déplaît le moins du monde, je te refourre corps et âme dans cette magnifique fournaise !

Ce disant, Flambard poussa le malheureux Verdelet dans la porte ouverte d’une immense fournaise en laquelle des flammes ardentes hurlaient. C’était, comme Flambard le vit, la fournaise en laquelle il avait été précipité.

— Non ! non ! cria Verdelet en se débattant avec fureur.

Les chairs à demi brûlées, il ne semblait pas tenir à refaire la terrible expérience.

— Tu ne veux pas ? ricana Flambard. C’est bien. En ce cas, montre-moi le chemin qu’il faut suivre pour sortir d’ici, puisque tu sembles connaître si bien les aîtres.

— C’est bien, suivez-moi ! Et vite… sinon dans cinq minutes il sera trop tard, car toute la maison va s’effondrer sur nos têtes.

— Bon, je te comprends, répliqua Flambard. Mais c’est à toi de faire vite, moi je suis.

Verdelet tourna à gauche du réservoir, enfila un couloir au bout duquel il monta quatre marches de pierre et ouvrit une porte. Cette porte donnait dans une salle basse des sous-sols, et, à voir quantité de barriques et de futailles rangées le long des murs, Flambard comprit que c’était là la cave à vins de l’Intendant. Et comme il s’était arrêté pour examiner d’un regard ébloui ces magnifiques futailles, Verdelet lui cria d’une voix qui sonnait la folie :

— Vite… nous n’avons plus qu’une minute ou deux, venez !

— Mettons que nous avons deux minutes, mon ami, répliqua tranquillement Flambard. Or, attendu que je viens d’attraper une formidable suerie, il est de toute justice que je prenne l’une de ces deux minutes pour me rafraîchir l’intérieur, après m’être rafraîchi l’extérieur.

Et notre ami s’approcha d’une barrique fort ventrue juchée sur un chevalet, en tourna la cannette, mit sa bouche sous l’ouverture et but à longs traits d’un vin exquis qui lui remit au cœur comme un élixir de vie, après s’être dans la fournaise ardente soûlé d’un élixir de mort.

— Bien, dit-il en regardant Verdelet, tremblant, noir de fumée et de charbon, brûlé, dégouttant d’eau, ce vin m’a retrempé ! Tu n’en veux pas ?… Non ?… Tant pis !

Et Flambard, laissait la cannette couler, suivit Verdelet qui traversa la salle au pas de course. Au bout de cette salle, on tomba dans un passage court et sombre qui était fermé par une porte de fer. Le garde ouvrit cette porte et il s’engagea aussitôt dans un escalier qui donnait dans une noirceur d’encre.

— Refermez la porte ! dit-il au spadassin.

Celui-ci obéit.

Mais en lâchant le bouton de la porte il perdit l’équilibre et dégringola l’escalier qui comptait une dizaine de marches. Si Verdelet n’eût été rendu au bas de cet escalier pour amortir, sans le vouloir bien entendu, la chute de Flambard, celui-ci se fût assommé sur la pierre. Mais il avait eu la bonne fortune de rebondir contre Verdelet qu’il avait seulement saisi, et ne s’était fait aucun mal ; il avait seulement risqué de casser quelque chose au pauvre garde qui, à cette minute, valait bien peu de chose comme mortel.

— Merci, mon ami, dit Flambard, de m’avoir servi de marchepied. Ce n’est pas précisément ma faute si je descends un peu vite, depuis quelques minutes je me sens muni d’une paire d’ailes.

— Ici, souffla Verdelet, nous sommes en sûreté.

— À la bonne heure. Mais il y fait peu clair, avoue-le, on y voit à peine la longueur de son nez ! Et encore suis-je bien sûr de voir l’extrémité de mon nez ? N’importe ! Et où sommes-nous ici, cher ami ?

— Dans un souterrain.

— Dans un souterrain ! répéta Flambard comme un écho ahuri. Tu ne me dis pas !

— Ce souterrain débouche dans des taillis sur le bord de la rivière Saint-Charles.

— Oh ! oh ! s’écria Flambard intéressé, j’étais bien loin de m’imaginer qu’il existât des souterrains dans cette bonne cité de Québec ! Sommes-nous donc revenus au bon temps du régent de France, alors que tout Paris était creusé de souterrains ? Alors que pas une demeure de ces grands et nobles seigneurs de la Cour n’eussent en leurs sous-sols pourvus de souterrains, de caves secrètes, d’oubliettes, et de toutes ces bonnes choses qui vous mettent la petite mort dans le cœur ?

— Ce souterrain, reprit Verdelet, passe sous les murs de la ville, traverse le faubourg et descend vers la rivière, comme je vous l’ai dit ; seulement, pour en suivre la voie il faut s’y connaître un peu à cause d’obstacles qui s’y trouvent.

— Ah ! ah ! dit Flambard. Et qui a fait creuser ce beau souterrain ?

— Monsieur l’intendant. Il l’a fait creuser par cas où, un jour, la ville serait prise d’assaut par les Anglais.

— Bon, je comprends, sourit Flambard. Monsieur l’intendant se ménageait une issue pour s’échapper.

— Lui et ses amis, compléta Verdelet.

— Parbleu ! Et son argent aussi, naturellement ? fit placidement Flambard.

— Naturellement, oui.

— Bon, bon, très ingénieux ce bon monsieur Bigot ! Maintenant, mon ami, reprit Flambard, puisque tu connais ce souterrain et attendu que nous n’avons pas un luminaire pour éclairer notre marche, va le premier et guide-moi !

Les deux hommes se remirent en marche. Flambard remarqua que ce couloir sous terre était bas, tortueux et très étroit. Si étroit qu’en étendant les bras à demi seulement, il touchait aux parois. Et puis il était obligé de se courber pour ne pas heurter sa tête aux pierres rugueuses de la voûte. Ce souterrain lui rappela le passage secret que lui avait fait suivre Deschenaux au Palais de l’Intendance pour le conduire sur la trappe d’une oubliette, trappe que l’intendant Bigot avait fait jouer sous ses pieds.

À ce souvenir notre héros frissonna. Mais ici, dans ce souterrain, il ne redoutait pas les trappes et les oubliettes. Mais n’empêche qu’il demeurait sur ses gardes.

— Au moins, dit-il à Verdelet en ricanant, tu m’assures qu’il ne se trouve pas dans ce joli souterrain de trappe à renard ?

— Non, soyez tranquille. Mais il y a à mi-chemin un ruisseau à franchir, mais un ruisseau profond, un torrent au fond duquel il ne ferait pas bon de tomber.

— Bah ! s’écria Flambard avec indifférence, serait-il fleuve, mer, que nous le passerons, mon ami. Il se pourra peut-être que nous prenions un second bain, mais quel mal cela nous fera-t-il, attendu que nous sommes encore tout trempés comme des rats muskés. Et puis, quand on a voyagé à travers les fournaises de M. l’intendant, il n’y a pas de mal, que je sache, à voyager quelque peu à travers ses citernes et ses torrents !

Et Flambard se mit à ricaner longuement.

Verdelet marchait lentement et avec précautions. Le chemin était raboteux et plein de trous. À chaque pas il était à craindre de buter, de tomber, de donner de la tête contre les parois et s’assommer du coup.

Après une bonne heure de marche, Flambard tressaillit en entendant un sourd grondement qui semblait partir de sous ses pieds mêmes.

— Qu’est-ce cela ? demanda-t-il.

— C’est le torrent, répondit Verdelet, nous y arrivons.

À cet instant le spadassin fit un faux pas. Il étendit les mains pour chercher un appui. Sa main gauche toucha la paroi, et cette paroi lui parut si polie et si lisse qu’il ne put s’empêcher de tressaillir. Sa main ne touchait plus les aspérités qu’elle avait sans cesse senties aux murailles du souterrain. Il tâtonna rapidement et comprit que cette surface lisse était une porte de fer.

— Oh ! oh ! se dit-il, serait-ce une porte ouvrant sur un autre souterrain qui, décidément, commence à m’intéresser très fort ?

Saisi de curiosité, il aurait voulu s’assurer de la justesse de son hypothèse, mais il lui fallut suivre Verdelet qui avançait toujours.

Il pensa :

— Par satan ! je serais désireux de visiter à loisir ce souterrain, j’y reviendrai peut-être !

Verdelet cria :

— Attention ! Ici se trouve le torrent. Pour le franchir il faut passer sur deux poutres jetées en travers. Comme vous le devinez, ricana Verdelet, ce n’est pas le Pont-Neuf !

— N’importe, passe ! répliqua rudement Flambard.

Il entendait une eau mugir au fond d’une gorge profonde. Du pied il tâta pour localiser les deux poutres. Verdelet venait de franchir l’abîme.

— Est-ce large ? interrogea le spadassin.

— Vingt pieds au plus, répondit de l’autre côté le garde.

Vingt pieds, dans une obscurité pareille, à franchir sur deux poutres vermoulues et glissantes suspendues au-dessus d’un précipice qui semblait bien avoir trente ou quarante pieds de profondeur, ce n’était pas absolument chose facile et agréable. Mais bah ! Flambard en avait vu bien d’autres.

Il s’engagea sur les poutres. Il s’aperçut que ses pieds glissaient. Il fut pris d’un léger vertige…

— Par les deux cornes de satan ! murmura-t-il, vais-je m’évanouir pour si peu ?

À la minute même un étrange filet de lumière traversa le souterrain, rayant l’obscurité d’une blancheur terne. Ce jet de clarté sembla venir derrière le spadassin. Il vit distinctement l’abîme sous lui, les deux poutres qui formaient pont et, de l’autre côté, le garde qui l’attendait. Profitant de cette clarté imprévue, il fit un saut énorme et franchit le gouffre. Il était temps : le souterrain était subitement retombé dans la noirceur.

— Qu’était-ce que cette lumière que nous avons vue ? demanda-t-il au garde.

— Je me le demande, répondit Verdelet.

Soudain un bruit résonna sourdement et tout pareil à celui d’une porte de fer qu’on referme.

— Pan ! dit Flambard, voilà la porte close et la chandelle éteinte. Peux-tu m’expliquer, mon ami ?

— Je n’y comprends rien, répliqua Verdelet.

— Non ? Eh bien ! moi non plus. Allons ! poursuivons notre chemin. J’ai hâte de voir la lumière du jour, car je ne suis pas fait pour vivre comme les taupes.

Verdelet se remit en marche.

Chemin faisant, Flambard pensait :

— C’est sûrement une porte qu’on vient de refermer, et ce ne peut être que cette porte que mes mains ont tâtée. Quant à la lumière, ça devait être la lueur d’un falot, et ce falot devait éclairer la marche d’un personnage quelconque. Par ma foi ! je reviendrai certainement… je reviendrai avec un luminaire et je connaîtrai tout ce que peut avoir d’intéressant ce souterrain. Décidément, monsieur Bigot est un homme à secrets, et de ces secrets il doit en avoir plein le ventre ! Oh ! je finirai pourtant par savoir ce qu’il y a dans ce ventre-là, par les deux cornes de Lucifer !

Tout à coup Flambard buta contre Verdelet qui venait de se laisser choir sur le sol.

— Que diable fais-tu là ? demanda le spadassin.

— Je suis à bout, répondit le garde d’une voix défaillante, les forces me manquent.

— Sommes-nous loin de la sortie ?

— Environ une heure de marche encore.

— Je te porterai, si tu veux.

— Non… je sens que j’ai besoin d’un long repos. D’ailleurs vous pouvez à présent sortir de ce souterrain sans moi.

— Tu penses.

— J’en suis sûr. Je vais vous expliquer le chemin. À partir d’ici, comme vous vous en apercevrez, le couloir devient plus haut et plus large. Quand vous aurez marché un quart d’heure, vous vous arrêterez. Il vous faudra alors avancer avec beaucoup de précautions pour ne pas tomber dans un trou qui mesure au moins quinze pieds de profondeur.

— Un trou ? dit Flambard.

— Un trou où se trouve une échelle qui vous descendra dans un autre souterrain, et ce souterrain, qui va en pente douce, vous conduira directement dans les taillis tout près de la rivière.

— Donc, passé ce trou, le chemin à suivre est tout simple ?

— Simple comme bonjour !

— Bien. Ainsi donc tu ne veux pas que je te porte, tu préfères te reposer un moment ?

— Oui, je suis épuisé.

— Comme il te plaira, mon ami. Toutefois, avant de te quitter, je tiens à te dire que je ne t’en veux pas trop de m’avoir fait jeter dans cette fournaise où tu m’as suivi. Pour le service que tu viens de me rendre je te pardonne. Adieu, mon ami, et souviens-toi que qui se met sur le chemin de Flambard finit toujours par se faire écraser ! Adieu !

— Adieu ! monsieur, je me souviendrai !

Flambard s’en alla.

Il ne marchait pas vite, par crainte d’arriver trop tôt au trou mentionné par Verdelet et d’y faire le plongeon. Il avançait plutôt lentement, tâtonnant des pieds et des mains. Plus d’un quart d’heure s’était écoulé, lorsque, tout à coup, il sentit du vide devant lui. Il n’eut que le temps de se rejeter en arrière : il avait senti que ce vide l’avait attiré.

Il se baissa et des mains chercha une échelle. Il n’en trouva pas.

— L’aurait-on retirée ? se demanda-t-il.

Il chercha encore en tâtonnant… rien !

Alors il réfléchit :

— Quinze pieds… c’est peu de chose. En supposant que je me laisse glisser au bout des bras, il ne me restera plus qu’un saut de sept ou huit pieds.

C’est ce qu’il fit sans plus. L’instant d’après il était suspendu dans le vide. Alors il eut comme le pressentiment que Verdelet l’avait trompé, et qu’il était maintenant au-dessus d’un abîme sans fond. Un frisson le secoua. Il eût l’idée de remonter immédiatement. Il essaya de se hisser, mais ses doigts déjà fatigués glissaient peu à peu.

— Allons ! se dit-il, il n’y a rien à faire. Maintenant que je suis en chemin pour descendre, il faut descendre jusqu’au bout, même s’il n’y avait pas de bout ou de fin !

Il ferma les yeux, serra les dents et lâcha…

La chute lui parut fort longue. Mais il toucha brusquement un sol mou dans lequel ses pieds enfoncèrent… il était rendu !

Il respira avec allégement.

— Bah ! un jeu d’enfant ! murmura-t-il. Décidément, j’ai calomnié ce Verdelet ; maintenant je dois avouer que c’est un bon diable, il ne m’a pas trompé !

Et Flambard se trouvant dans un autre souterrain de quinze à vingt pieds plus bas que le premier, se mit en marche avec l’espoir de se trouver bientôt hors de cette noirceur qui devenait étouffante.

Mais après avoir fait quelques pas, il constata que, contrairement à ce que lui avait dit Verdelet, le couloir allait en montant. Le garde avait dit « en pente douce », et Flambard avait pensé que le couloir allait en déclive. Or, il constatait tout le contraire : c’était une montée continuelle, douce si l’on veut, mais une montée quand même. Verdelet l’avait-il donc trompé ? Et pourquoi ?…

Tout en poursuivant lentement son chemin, Flambard méditait. Un souterrain qui monte ainsi vers le lit ou la berge d’une rivière…

Il s’arrêta tout à coup en tressaillant. Il prêta l’oreille : devant lui, dans le lointain, il croyait percevoir un bruit bizarre… un bruit semblable à un bourdonnement sourd.

Ce bruit augmentait, grandissait de minute en minute ; et il sembla à notre ami que ce bourdonnement était produit par une chute d’eau.

— Ah ! diable, se dit Flambard, est-ce que Verdelet se serait trompé en me parlant de la rivière Saint-Charles ? Ce souterrain ne va-t-il pas plutôt aboutir à la cascade de la rivière Montmorency ?

Il reprit sa marche, un peu surpris, un peu inquiet aussi.

Puis ses pieds trempèrent dans des flaques d’eau.

De l’eau !…

Oui, des flaques d’eau qui se faisaient peu à peu mares, étangs, lacs, rivière… Oui, une rivière coulait dans le souterrain, une rivière dont les eaux bruissaient et moutonnaient.

Flambard eut comme une révélation en se remémorant les paroles de Verdelet : que le souterrain aboutissait à la rivière Saint-Charles ! Pourquoi à la rivière et non ailleurs ? Pour, le jour venu et une fois que ce souterrain serait devenu inutile à celui ou à ceux qui l’avaient fait creuser, en faire disparaître tous vestiges. Et Flambard devina que la sortie du souterrain devait être aménagée d’une sorte d’écluse recevant les eaux de la rivière, et de cette écluse un canal devait amener l’eau dans le souterrain. De ce moment, il ne pouvait plus être possible de saisir les secrets des sous-sols. Oh ! monsieur Bigot avait des idées géniales, comme le pensa Flambard. À ce nom de Bigot il frémit ! Et il frémit davantage en songeant que cette écluse ne pouvait échapper son eau sans qu’une main d’homme n’en ouvrit la vanne ! Et cette vanne venait-elle d’être ouverte à l’intention de Flambard ?…

N’ayant pas le temps d’approfondir cette question et voyant l’eau monter, ou mieux descendre rapidement, notre ami prit sa course par instinct de salut. Il prit sa course en avant, vers la sortie. Pourquoi ne revint-il pas en arrière afin d’échapper au flot envahisseur ? Parce qu’il savait se heurter à une muraille de quinze ou vingt pieds de hauteur qu’il ne pouvait escalader : c’était la noyade sûre et certaine au pied de ce mur. Mais en allant de l’avant aussi vite que possible, il avait la chance d’atteindre la sortie avant que le souterrain fût tout à fait rempli d’eau. Flambard courait donc aussi vite que ses poumons pouvaient lui fournir de souffle, et en usant de toute l’élasticité et l’agilité de ses jambes. Il courait dans les ténèbres au risque de se défoncer le crâne contre les pierres des parois… il courait dans un ruisseau dont l’eau atteignait déjà la hauteur de ses genoux.

Il courait, et sa course diminuait à mesure que montait l’eau ; ses jambes se fatiguaient, son souffle faiblissait, et il se demandait avec angoisse s’il allait atteindre l’issue de ce tunnel avant qu’il fût tout à fait rempli par les eaux de la rivière.

L’issue !… Il lui semblait qu’il ne l’atteindrait jamais !

L’issue… c’était peut-être la fin de son existence !

Pour la première fois en sa vie, peut-être, Flambard sentit le souffle de la petite peur effleurer son échine.

Quelle souricière pour mourir !…

Il se rappela avoir lu certains livres, dans lesquels on racontait des histoires d’oubliettes et de souterrains qu’on emplissait d’eau pour empêcher les victimes de la vengeance humaine d’échapper à la mort, ou par simple raffinement de cruauté.

Et voilà qu’il vivait réellement une de ces horribles combinaisons de l’esprit du mal !

Et il courait toujours, et l’eau atteignait son ventre !

Mais n’allait-il pas enfin atteindre la sortie de cet antre affreux ?

Il avançait bien moins rapidement et toujours à tâtons. Ses yeux, maintenant hagards, ne percevaient dans cette obscurité qu’une sorte de blancheur mate qui s’agitait autour de lui, comme pourrait s’agiter un linceul. Il frissonna ! Ses oreilles bourdonnaient ! Ses poumons s’épuisaient ! Et l’eau montait toujours et plus rapidement.

Presque à bout de souffle, il s’arrêta un moment, la face humide de sueurs brûlantes, les jambes mortes. Il étendit les bras de chaque côté de lui, et le couloir lui parut plus large. Il éleva une main au-dessus de sa tête : il toucha la paroi supérieure. Il réfléchit.

— Allons ! je suis bien traqué et pincé, murmura-t-il. Ah ! je comprends bien à présent cette fatigue soudaine dont s’est plaint ce Verdelet d’enfer. Suis-je un peu nigaud ? Du diable ! s’il me reste un peu de cervelle ! Et ce Verdelet… s’il doit rire ! Il refusait que je le porte, jusqu’à la sortie ! Pardieu ! il avait bien raison, l’animal, puisqu’il savait que je venais donner dans une citerne !…

Mais dans cette citerne l’eau montait toujours…

— Voyons ! se dit Flambard, que vais-je devenir ?

Il se remit, non à courir cette fois, mais à marcher. Courir… il n’aurait pu le faire. L’eau atteignait sa poitrine. Le courant devenait plus rapide, et si lourd qu’il le repoussait en arrière.

— Il ne me reste qu’une seule et unique chance, se dit-il, me transformer en poisson !

Il se mit à nager. Ainsi, il pouvait avancer plus vite, mais non sans misères et difficultés. Parfois le souterrain se rétrécissait et nuisait à ses mouvements. Puis l’eau montant sans cesse, bientôt sa tête frôla les pierres de la voûte. Encore quelques pouces d’eau de plus, il serait dans un abîme ; et, épuisé comme il était, il n’irait pas loin !

Soudain, une grande clarté frappa ses yeux ahuris, et il poussa un soupir de joie indicible ; il se trouvait presque sans transition dans le grand jour.

Dans le grand jour ? Non… c’était le crépuscule qui tombait sur la terre. Mais ce demi-jour, après l’enfer qu’il venait de traverser, lui apparut comme un soleil rayonnant. Alors il reconnut qu’il nageait dans une sorte de canal qui, traversant des taillis, aboutissait à la rivière. Il jeta un rapide coup d’œil derrière lui, et il ne put découvrir l’entrée du souterrain.

— Allons ! murmura-t-il en soupirant de nouveau, je suis sorti à temps de cette taupière.

Et, à bout de forces, il se hissa sur le bord du canal pour se laisser choir sur un lit d’herbes molles et odorantes. Là, il aima se reposer et oublier la folle aventure qu’il venait de vivre, Il se reposa tant, qu’il s’endormit.

Il se réveilla en sursaut, dans la noirceur et dans le silence solennel de la nuit.

Un songe l’avait réveillé, un songe dans lequel Héloïse de Maubertin lui avait demandé son enfant !

Il se dressa debout, égaré, cherchant à ressaisir sa pensée, à secouer une torpeur inouïe qui engourdissait et ses membres et son esprit.

Puis un rayon de clarté passa dans l’obscurité de son souvenir, et il se dit :

— Comment ai-je donc oublié l’enfant d’Héloïse ?… Ah ! oui… le père Raymond… le mendiant de la basse-ville… C’est là qu’est l’enfant !…

Et, comme un détraqué, Flambard s’élança dans une course rapide vers la ville basse…