Le siège de Québec/Qui avait réclamé l’enfant du capitaine ?

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Éditions Édouard Garand (p. 15-19).

V

QUI AVAIT RÉCLAMÉ L’ENFANT DU CAPITAINE ?


Jean Vaucourt et Marguerite de Loisel avaient souvent frémi durant le cours de ce récit que venait de terminer notre héros.

Puis, le capitaine demanda en promenant son regard surpris autour de lui :

— Mais où diable est le père Croquelin ?

Le spadassin se rappela aussitôt avoir vu l’ancien mendiant à son entrée. Il gagna rapidement le vestibule, où il ne tarda pas à découvrir le père Croquelin étendu de tout son long sous le divan et immobile.

— Eh là ! père Croquelin, que faites-vous ? cria Flambard en le secouant rudement.

L’ancien mendiant sursauta, passa sa tête sous le divan et demanda, tremblant :

— Quoi ! c’est vous, monsieur Flambard ? Le diable noir n’est donc pas entré tout à l’heure ?

Le spadassin se mit à rire.

— Non, père Croquelin, le diable noir n’est pas entré ; ce n’était que son parent que j’ai prestement exorcisé.

— Au fait, vous êtes sorcier, et vous possédez des pouvoirs…

— Justement, père Croquelin, et entre autres celui de renvoyer en enfer tous les diables cornus, intrus et malotrus. Venez donc maintenant et n’ayez crainte ; celui-là qui est venu est reparti à belle vitesse.

L’ancien mendiant se releva, et, pour plus de sécurité s’étant signé, il suivit Flambard au salon.

Marguerite était allée chercher Héloïse à sa chambre pour l’emmener sans plus tarder aux Hospitalières.

— Mon ami, dit Jean Vaucourt au spadassin, Marguerite a décidé d’emmener sans plus tarder Héloïse à l’hôpital. Dès que toutes deux seront parties, nous nous rendrons chez le père Raymond pour, de là, nous présenter au Château Saint-Louis où Monsieur de Vaudreuil, qui demain se retirera à Beauport, m’a donné rendez-vous pour dix heures.

— Dix heures… dit Flambard, il reste peu de temps à notre disposition, car il est maintenant neuf heures.

Quelques instants après Marguerite de Loisel partait emmenant Héloïse, et nos deux amis sortirent à leur tour pour aller en la basse-ville. Avant de partir, le capitaine recommanda au père Croquelin de ne pas s’absenter, afin de se trouver là au cas où M. de Vaudreuil enverrait l’un de ses officiers chargé d’une communication quelconque.

Au moment où le capitaine et le spadassin s’engageaient sur la rue Saint-Louis, un détachement de la garnison s’éclairant de flambeaux passait. En tête marchait M. de Ramezay, et ce détachement était en train de faire une inspection des différents postes de défense de la ville, et aussi pour voir si les derniers édits et règlements relatifs au couvre-feu étaient partout suivis et respectés. La capitale vivait, depuis deux semaines, uniquement sous le régime de la loi militaire. Passé huit heures du soir il était enjoint aux citadins de ne pas sortir de leurs demeures et d’éteindre tous les feux, et ceux-là qui enfreignaient ces édits étaient exposés à subir des peines sévères. Si la capitale avait été à demi dépeuplée, il demeurait encore assez de populace à gouverner et à administrer ; et ce gouvernement, que menaçaient les canons anglais, se voyait contraint d’émettre des règlements sévères et d’user de mesures radicales pour assurer le plus possible la protection de la ville et de ses habitants. Donc nulle lumière et nul feu n’étaient autorisés dans l’intérieur des habitations, à moins, toutefois, que ces lumières demeurassent invisibles tout à fait de l’extérieur. Car on redoutait d’attirer l’attention de la flotte anglaise, et l’on voulait laisser croire à l’ennemi que la ville entière avait été abandonnée. Aucun habitant non plus ne devait sortir hors de ses murs, à moins d’un permis spécial du commandant de la place.

Aussi, en apercevant ces deux silhouettes humaines, qu’étaient celles de Vaucourt et de Flambard, qui se glissaient ou semblaient se glisser subrepticement dans l’ombre de la rue, M. de Ramezay arrêta-t-il aussitôt sa troupe pour demander d’une voix rude :

— Qui va là ?

Les deux amis s’arrêtèrent net, et le capitaine répondit en assourdissant sa voix sonore :

— Jean Vaucourt !

Et le jeune capitaine, suivi de Flambard, marcha vivement vers M. de Ramezay pour se faire reconnaître et lui expliquer les motifs de sa sortie nocturne. Le commandant sourit avec bienveillance, et, comme il se rendait en la basse-ville, il invita Vaucourt et Flambard à se joindre à son détachement dont les flambeaux éclairaient la marche. Les deux amis acceptèrent l’invitation, et la troupe reprit sa marche dans la direction de la Porte du Palais où avait été aposté un corps de garde important.

À la satisfaction du commandant la place paraissait, cette nuit-là, tout à fait inhabitée. Et pourtant, en dépit des édits rigoureux, on pouvait, de temps à autre percevoir à la lueur rougeâtre des flambeaux des ombres furtives qui, reconnaissant le guet, hâtaient de s’enfouir dans l’obscurité voisine. Car la plus grande noirceur enveloppait toute la ville, à part çà et là en quelques points plus obscurs et véritables casse-cou où l’on permettait l’allumage de réverbères ; mais ces réverbères, engouffrés qu’ils étaient en des amas de baraques et en des ruelles étroites et tortueuses, ne pouvaient être aperçus de la flotte anglaise ou de rôdeurs ennemis.

Chemin faisant M. de Ramezay disait à Jean Vaucourt pour exprimer sa satisfaction :

— La ville est tranquille, capitaine, et je penche à croire que messieurs les Anglais ont la certitude que ces murs ont été tout à fait désertés. Tant mieux, ils ne seront pas tentés d’ouvrir contre nous des feux meurtriers et dévastateurs.

— Ils s’en garderont bien, répondit le capitaine ; malgré la multitude de leurs navires, ajouta-t-il, et tout bien chargés que peuvent être ces navires, les Anglais n’ont certes pas, ou je me trompe fort, de munitions et de projectiles à gaspiller. La ville en cette nuit, comme vous le pensez, monsieur, semble un rocher désert.

— Je n’ai nullement à me plaindre de la haute-ville, répliqua M. de Ramezay ; ici les règlements sont respectés. Mais je me suis laissé dire qu’en la basse-ville il se trouve certains cabarets et tavernes qui ont l’air de faire fi de nos édits. Entre autres, me dit-on, cette taverne de la mère Rodioux où se rassemblent tous les rapaces de la mendicité et de la gueuserie, et auxquels se mêlent, ajoute-t-on, des soldats de ma garnison. Aussi, vais-je, ce soir, mettre un frein à ces « je-m’en-fichards ». Par Notre-Dame ! j’entends que nous soyons obéis !

Jean Vaucourt sourit et répliqua, un peu narquois :

— N’allez pas oublier, monsieur le commandant, que la mère Rodioux est une favorite de Monsieur Bigot !

— Au diable Monsieur Bigot ! repartit rudement M. de Ramezay qui, comme chef suprême de la ville à cette heure menaçante, n’entendait recevoir d’ordres de personne, hormis peut-être de M. de Vaudreuil. Il n’entendait pas non plus faire de faveurs aux protégés de tel ou tel personnage.

— Au reste, ajouta-t-il goguenard, Monsieur Bigot tient tellement à sa peau et à ses coffres, qu’il n’aurait nulle envie de venir en une ville assiégée, ou pour y dicter des ordres ou pour voir à la sécurité de ses protégés ou favoris.

Que ces paroles du soldat et du chef échappées dans un moment d’humeur ne nous trompent pas ; car M. de Ramezay — et ses paroles étaient peut-être l’expression de sa rancœur — avait lui-même et à contre-cœur subi l’influence néfaste de l’intendant-royal. Non, disons-le pour sauvegarder toute la vérité de l’Histoire, M. de Ramezay, brave gentilhomme, courageux soldat et excellent serviteur de la royauté, n’avait pu échapper à cette influence terrible de Bigot, de même qu’il allait la subir encore, lorsque viendrait le moment décisif ou de garder encore la ville contre les Anglais ou de la rendre !

Ajoutons pour l’amour de la vérité, disons-le franchement et sans la moindre pensée de diminuer la gloire des héros français, qui allaient accomplir tant de prodiges pour défendre contre la conquête étrangère cette terre précieuse de la Nouvelle-France, oui, disons-le, Bigot était devenu un maître !… Maître des chefs qui dirigeaient ! Maître des soldats qui allaient engager des mêlées sanglantes avec l’ennemi ! Maître du peuple qu’il fascinait et qui le redoutait ! Maître du pays entier qui, sans le vouloir, ployait comme sous le geste arbitraire du dompteur ! Maître ?… Oui… et tel il allait demeurer jusqu’à la consommation du dernier sacrifice de la Nouvelle-France, jusqu’à la dernière gorgée de larmes d’un petit peuple vaillant et malheureux, jusqu’à la dernière saignée des héros français et canadiens qui allaient rivaliser d’efforts surhumains et de luttes immortelles ! Bigot, par l’administration crapuleuse des finances de la colonie, par main basse qu’il fit sur les revenus du commerce intérieur et extérieur du pays, par la formation d’un budget colonial qui était devenu une ruine, par l’accaparement de tous les pouvoirs, accrédité et soutenu qu’il était par une bande occulte de courtisans de la Cour de Versailles qui, sur les profits énormes, formidables, réalisés par Bigot dans la transaction des affaires et dans l’exploitation d’un commerce outrancier et malhonnête, touchaient de forts beaux bénéfices sans compter nombre de primes rondelettes, oui Bigot avait découragé finalement le peuple français et le trésor royal. Le roi qui, malheureusement, ne donnait qu’un rare et insignifiant coup d’œil aux choses des colonies, s’aperçut enfin que cette terre lointaine de la Nouvelle-France devenait un abîme en lequel s’engouffraient d’années en année, de mois en mois, des sommes d’argent formidables qu’il considérait comme entièrement perdues pour la France et son peuple. Il y voyait périr de braves soldats inutilement, soldats dont il avait un si pressant besoin lui-même pour faire face aux armées ennemies qui, à tout instant, menaçaient ou pouvaient menacer les frontières de la France ! Louis XV était à ce point découragé par les difficultés budgétaires de la Nouvelle-France, qu’il ne voyait plus jour de combler les déficits, de rétablir un équilibre et de tendre encore et sans cesse sa main secourable. Oui, à ce point découragé et rebuté que, si, à présent, on lui venait demander secours, il se rebellait, s’indignait, quand il eût dû encore, toujours, laisser faire sa pitié. De pitié, il n’en avait, plus ! Bougainville l’avait un moment attendri… mais ça n’avait été qu’un moment. N’ayant pas suffisamment d’énergie pour prendre en sa main personnelle des rênes rendues dévergondées par des mains inhabiles ou malfaisantes, il les remettait encore à ces mêmes mains… ses ministres ! Et c’est sur ceux-là que doivent peser toutes les responsabilités, puisque les pouvoirs royaux leur étaient répartis, et non sur les chefs de la colonie. La grande faute de ces ministres à courte vue ou d’une clairvoyance défectueuse, fut de n’avoir pas désigné pour diriger les destinées de la Nouvelle-France un chef unique, un maître capable de mener de front l’administration civile, la guerre et les finances. Or, on avait donné à Vaudreuil le gouvernement civil et la justice, la guerre à Montcalm, et à François Bigot les finances. Mais on avait oublié ou l’on n’avait pas songé à définir les pouvoirs de chacun de ces trois chefs, on n’avait pas tracé le domaine de leurs activités. M. de Vaudreuil croyait devoir se mêler constamment des affaires de la guerre, les ordonner et même les diriger ; par revanche le marquis de Montcalm se mêlait volontiers des affaires civiles qu’il ordonnait à l’occasion et dirigeait. De ces empiètements dans les fonctions de l’un et de l’autre de ces deux chefs surgirent les récriminations, la mésentente, la brouille. Mais ni l’un ni l’autre, cependant, ne se mêlaient de finances. Là, dans ce domaine large et aux horizons infinis M. Bigot se posait comme un maître qui ne souffrait aucun contrôle. Il était là tout chez-soi, et nul ne pouvait ou n’osait y pénétrer. Mais ce large champ d’actions ne paraissait pas suffire à l’activité inlassable de François Bigot : il se mêla peu à peu des affaires de l’administration civile et de celles de la guerre. Il s’y mêla si bien, il y prit tellement pied qu’il parut devenir indispensable, et bientôt on s’aperçut qu’il dictait en tout et partout, qu’il était écouté, qu’il était obéi ! Montcalm se plaignit hautement auprès du roi et de ses ministres ; mais il était trop tard : François Bigot était devenu le maître véritable !…

Ceci expliqué, nous reprendrons la suite de notre récit.

Le détachement de ronde conduit par M. de Ramezay descendit à la ville basse. Le commandant y voulait inspecter certains postes qu’on avait établis sur les jetées du fleuve, postes protégés par des palissades garnies de petits canons.

Là, Jean Vaucourt et Flambard, ayant souhaité bonne nuit à M. de Ramezay, laissèrent la troupe à son service et s’engagèrent dans les ruelles qui couraient en zigzag au pied du cap et sous les fortifications. Ils ne s’arrêtèrent que sous le Fort Saint-Louis, devant la masure du père Raymond.

Flambard trouva la porte du mendiant rafistolée et remise tant bien que mal dans son cadre. Mais se rappelait-il seulement de l’avoir défoncée dans une heure auparavant ?… Quoi qu’il en soit, il frappa rudement dans cette porte.

La voix craintive du père Raymond se fit entendre :

— Qui, à cette heure de la nuit, vient encore déranger un pauvre mendiant ?

— Ouvrez, père Raymond, commanda Flambard ; c’est l’ami du père Croquelin qui revient.

— Ah ! c’est encore vous, monsieur Flambard ? Attendez un moment, j’ouvre.

Durant quelques minutes on perçut tout un remue-ménage à l’intérieur de la baraque ; puis suivit un fort bruit de verrous, de barres, de chaînes…

— Par mon âme ! maugréa Flambard qui s’impatientait, êtes-vous donc barricadé, père Raymond, contre une attaque en masse des Anglais ?

— Que voulez-vous, monsieur Flambard, répondit de l’autre côté de la porte le mendiant qui continuait à faire tomber barres et chaînes avec un tintamarre effrayant de fer et d’acier, vous m’avez tellement démantibulé ma porte qu’il faut bien prendre un peu ses précautions, surtout en des temps comme ceux-là que nous traversons.

— C’est juste, père Raymond, et je vous prie d’excuser mon impatience. Quant à votre porte, je veux en payer les dommages.

Notre héros venait de se souvenir des dégâts qu’il avait faits en quittant la baraque la première fois qu’il y était venu.

Le mendiant ouvrit enfin sa porte, et s’effaça respectueusement pour laisser entrer le spadassin et le capitaine.

Ceux-ci, en entrant, avisèrent un tas de chaînes et barres de fer gisant sur le plancher, et, près de ce tas, le rassemblement du pauvre mobilier de la masure, mobilier qui, avec les barres et chaînes, avait servi à barricader la porte. Cette porte, comme Flambard le remarqua cette fois, n’était faite que de planches minces, si bien qu’elle n’avait pu résister au coup d’épaule du spadassin. Les ais en avaient été disjoints et cassés, et l’un des gonds avait été arraché du cadre.

Notre ami tira de sa poche quelques pièces d’or et les mit dans la main du mendiant qui, sous l’effroi que lui avait causé la première venue de Flambard, tremblait encore. La vue des pièces d’or le tranquillisa, leur scintillement parut le réjouir ; il sourit, s’inclina et regarda sa femme, qui demeurait renfrognée et méfiante, comme pour l’inciter à se montrer aimable envers un visiteur aussi généreux.

Le spadassin dit aussitôt avec un sourire ironique :

— Père Raymond, voici le capitaine Jean Vaucourt, celui qui est venu ce soir réclamer son enfant.

Le mendiant et sa femme n’avaient pas paru apercevoir jusqu’à ce moment le capitaine qui se tenait dans l’ombre projeté par la haute silhouette de Flambard. Celui-ci, en présentant son compagnon, s’écarta quelque peu et la lumière de la bougie éclaira suffisamment les traits du capitaine. Le mendiant fit un pas de recul, et l’expression qui se manifesta sur les traits du vieux fut de la surprise et de l’étonnement. La mendiante fit entendre une sorte de grognement qui pouvait marquer aussi la surprise, puis elle saisit le bougeoir, l’éleva au-dessus de sa tête et regarda attentivement le capitaine. Elle tressaillit et sa surprise se changea en stupeur. À son tour elle regarda son mari comme pour lui demander l’explication d’un mystère qui se présentait à son esprit. De fait, ni l’un ni l’autre ne reconnaissaient le capitaine Vaucourt, c’est-à-dire celui qui était venu leur réclamer l’enfant.

Le père Raymond parvint à faire entendre ces paroles qu’il adressa à Flambard :

— Mais ce n’est pas le capitaine Vaucourt, ça !…

— Comment ! s’écria le spadassin en ricanant, vous ne reconnaissez pas l’homme qui est venu chercher son enfant ?

— Ce n’est pas lui qui est venu chercher l’enfant !

— Ah ! ah ! fit le capitaine en se rapprochant du mendiant. Ainsi donc vous ne me reconnaissez pas comme la personne qui s’est présentée ici en mon nom. Mais alors pouvez-vous me dire comment était cet homme qui est venu ?

— Celui qui s’est dit le capitaine Vaucourt, répondit le mendiant, ne vous ressemble guère.

— Était-ce, demanda Flambard, le même personnage qui vous a apporté l’enfant ?

— Non, pas le même. D’abord je dois vous dire qu’ils sont venus deux au mois de juillet dernier : l’un vint sur la fin du jour pour nous demander si nous nous chargerions, ma femme et moi, d’un petit enfant. Ce premier personnage, à son costume, me parut faire partie des gardes de monsieur l’Intendant. À la nuit suivante, un second personnage apporta l’enfant ; mais celui-ci, je ne pourrais le reconnaître, attendu que je n’ai pu voir ses traits. Il ne pénétra pas même dans ma maison. J’ouvris ma porte et il me remit l’enfant sans que je pusse voir son visage. À l’accent de sa voix je compris que ce n’était pas l’individu qui était venu au déclin du jour.

— Cet homme vous a parlé, interrompit Flambard, qu’a-t-il dit ?

— Quelques mots seulement comme ceux-ci, je pense : « Voici, père Raymond, l’enfant pour la charge duquel on vous a payé aujourd’hui cent livres ! »

— Et c’est tout ce qu’il a dit ? interrogea encore Flambard.

— C’est tout.

— On vous avait donc remis cent livres ? demanda Jean Vaucourt.

— Oui, répondit le mendiant, celui qui était venu dans l’après-midi m’avait compté cent livres et m’avait dit : « Voici, père Raymond, l’enfant du capitaine Vaucourt. Ayez-en bien soin. Le capitaine est blessé à la frontière où sa femme est allée le soigner. Si on est satisfait de vous, on vous paiera cent autres livres lorsqu’on viendra vous réclamer le petit. » Ma femme accepta donc le marché et de suite elle se prit d’une vraie passion pour l’enfant. Les jours se passèrent, les semaines, les mois. On ne venait pas réclamer l’enfant. Nous commencions à penser que les parents du petit étaient morts. Or, ce soir, vers le crépuscule, voilà que se présente un grand et terrible gaillard, vêtu comme un grenadier du roi, le visage affreusement massacré de balafres, et portant au côté une longue et lourde rapière, une rapière comme vous en avez une là, monsieur Flambard.

— Ah ! ah ! fit seulement le spadassin, très intéressé par cette histoire, et qui déjà soupçonnait quel était le gaillard vêtu en grenadier du roi.

Puis il demanda :

— Et ce grenadier est venu seul, père Raymond ?

— Seul il est entré, répondit le mendiant. Mais dehors, près de ma porte, j’ai aperçu un autre grenadier non moins terrible d’aspect que le premier.

— Le premier était grand et gros, n’est-ce pas ? l’autre grand aussi, mais mince, avec une figure chafouine ?

— Tiens ! vous les connaissez donc ?

— Puisque je suis aussi dans les grenadiers ! sourit Flambard.

— C’est vrai.

— Et que vous a dit le premier, celui qui avait une face affreusement massacrée de balafres ?

— Il a dit : « Père Raymond, je suis venu chercher mon enfant, mon beau petit Adélard. Je suis le capitaine Vaucourt… vous me reconnaissez ?  »

— « Non, que j’ai dit. Je ne me rappelle pas vos traits. »

Il s’est mis à rire.

« N’importe ! reprit-il en tirant une bourse. Voici cent livres d’or. Demain, puisque je constate que vous avez pris bien soin de l’enfant, je vous apporterai mille louis. »

— Alors, vous comprenez, acheva le mendiant, qu’on ne pouvait pas faire autrement que remettre l’enfant. Et vous dites, ajouta-t-il en regardant Flambard, que ce grenadier n’était pas le capitaine Vaucourt ?

— Non… puisque le voici !

— En ce cas, repartit le père Raymond, ce grenadier n’est pas venu de la part de monsieur le capitaine ?

— Non, de sa part à lui, répliqua Flambard durement, de la part, peut-être, d’autres gredins qui lui ressemblent. Père Raymond, connaissez-vous Pertuluis ?

— J’ai entendu parler d’un quelqu’un chevalier de Pertuluis.

— C’est le même personnage, c’est celui qui est venu.

— Ô mon Dieu ! s’écria le mendiant en se mettant tout à coup à pleurer, on a donc été trompés !

— Certainement, assura Flambard.

— Mais alors, monsieur Flambard, larmoya le vieux, vous devez nous en vouloir pas mal à moi et à ma vieille ?

La mendiante, sans prononcer une parole, venait de s’asseoir ; et de concert avec son mari elle se mit à pleurer et à gémir.

— Mes amis, dit Flambard, tranquillisez-vous, il n’y a pas de votre faute. Tout ce qu’il reste à faire, c’est de rattraper ce démon de Pertuluis et de lui faire rentrer dans le ventre ses impostures ; je me charge de cette besogne.

Et le regard du spadassin pétilla terriblement.

— Êtes-vous bien certain, demanda Jean Vaucourt en s’adressant à son ami, que ce soit Pertuluis que ce grenadier qui est venu chercher mon enfant ?

— Si j’en suis certain… Mais je n’ai pas le moindre doute. Il ne peut y avoir de méprise possible au portrait qu’en a fait le père Raymond. Et puis j’ai bien reconnu son inséparable, le sire Regaudin. Oh ! voilà deux cagnards qui achèvent de s’ébaudir à nos dépens. Par ma foi ! je leurs promets trompettes et lurettes ! Ma pitié, à la fin, se lasse ! Je leur tordrai les tripes si bien que je leur ferai vomir tout leur venin ! Allons, capitaine ! je me mets sans plus à leurs trousses, et du diable si, demain, je ne vous rapporte pas votre enfant !

— Mais où trouverez-vous ces deux gredins ? demanda Jean Vaucourt qui doutait des promesses de Flambard.

— Où je les trouverai ? Mais dans leur compagnie, les grenadiers.

— Cette compagnie a été divisée en deux détachements dont l’un a été mis sous les ordres de Monsieur de Bougainville, l’autre sous ceux de Monsieur de Lévis.

— En ce cas, il faudra s’adresser à Monsieur de Lévis ou à Monsieur de Bougainville, répliqua Flambard.

— Mais Monsieur de Lévis commande à Montmorency, et Monsieur de Bougainville au Cap Rouge.

— J’irai de l’un à l’autre, dit Flambard résolument.

— Ce jeu pourra vous occasionner de vaines et longues démarches, mon ami, reprit le capitaine. Ne vaut-il pas mieux savoir de quel détachement font partie Pertuluis et Regaudin ?

— Si nous avions un moyen de le savoir…

— Nous l’avons en s’adressant à Monsieur de Vaudreuil.

— Vraiment ?

— J’en suis presque certain. Or, comme j’ai rendez-vous auprès du gouverneur, je profiterai de l’opportunité pour me renseigner. Allons, mon ami, suivez-moi au Château Saint-Louis.

— C’est bien, allons ! consentit Flambard.

Le Capitaine, avant de partir, mit dans les mains du mendiant une bourse rondelette et dit :

— Père Raymond, je vous remercie pour avoir donné de bons soins à mon enfant. Si, un jour, vous aviez besoin de ma protection, venez à moi sans crainte, puisque je me réserve à votre égard une dette de reconnaissance.

Les deux amis quittèrent la baraque du mendiant au moment où dix heures sonnaient à un beffroi de la haute-ville.

— Dix heures… murmura Jean Vaucourt, je serai en retard à mon rendez-vous. Pourvu que Monsieur de Vaudreuil ne soit pas parti pour Beauport…

— Soyez tranquille, répondit Flambard. Si monsieur de Vaudreuil vous a donné rendez-vous, il vous attendra.