Le sorcier de l’île d’Anticosti/Au pays de la Louisiane/Chapitre IV

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IV

L’ALERTE

La seconde journée s’annonça aussi tranquille que la première, et Robert se félicitait de cette heureuse chance, quand il lui sembla tout à coup entendre un bruit presque imperceptible, comme si quelqu’un suivait leur marche, s’arrêtant quand la caravane s’arrêtait, se remettant en marche en même temps qu’elle. L’inquiétude le prit, non pour lui, mais pour ses sœurs. Il savait avec quelle adresse les Peaux-Rouges suivent une piste, et avec quelle férocité ils traitent les blancs qui tombent dans leurs embuscades. Il redoubla d’attention et de précautions, sans toutefois rien dire qui pût donner l’éveil aux jeunes filles ; il serait bien temps de les avertir quand le danger serait là. Seulement il leur demanda de ne parler qu’à voix basse, « par mesure de précaution », ajouta-t-il.

Cela ne les alarma pas.

Au bout d’une heure, Robert, n’entendant plus rien, conseilla un temps de galop, afin de sortir au plus tôt de cette zone de forêt où, si l’on peut se cacher, on peut aussi être surpris. Mais alors une voix lamentable s’éleva : c’était celle du pauvre Daniel qui, malgré sa frayeur, cherchait à exciter sa monture, et n’y parvenant pas, criait miséricorde.

— Ah ! maître Robert, vous ne m’abandonnerez pas aux Sauvages et aux bêtes féroces ! Et vous, maîtresses, ayez pitié de votre pauvre « bonne ».

Robert, impatienté, lui intima l’ordre de se taire, ajoutant :

— Tu veux donc prévenir les Peaux-Rouges ?

— Hélas ! maître, dit tout bas Daniel, il y en a un qui nous suit depuis le matin, et je ne savais comment vous prévenir, c’est pour cela que j’ai crié.

— Où est-il ? demanda le jeune homme sur le même ton.

— Il était à notre hauteur il y a cinq minutes, répondit Daniel.

— Sont-ils plusieurs ?

— Je ne crois pas.

— C’est bien. Nous continuons notre route ; mais il est convenu que dès que tu le verras encore, tu m’avertiras.

— Mais je le mettrai sur ses gardes, alors ?

— Non, car, pour m’avertir, tu te moucheras. Tu sais, qu’enfants, nous t’appelions la trompette du jugement dernier.

Et piquant des deux, Robert rejoignit ses sœurs qui s’étaient arrêtées pour l’attendre.

— Ne faites aucun mouvement, leur dit-il, mais écoutez-moi. Un rôdeur nous espionne ; il est possible que je cherche à l’atteindre à un moment donné ; vous resterez alors avec Daniel, attendant mon retour.

Paula releva vaillamment la tête ; Lucy pâlit. Robert cachant son inquiétude, se mit à rire.

— Espériez-vous donc n’avoir aucune alerte en route ? leur dit-il. Allons, bon courage, et du sang-froid !

Vers le milieu du jour, comme on s’était arrêté pour laisser passer les heures chaudes, tout à coup l’énorme nez de Daniel se mit à chanter avec fracas, et Robert, aussitôt debout, vit que les entraves de son cheval venaient d’être coupées, et que le noble animal semblait résister à une force invisible.

Le jeune homme bondit et aperçut un sauvage à l’air féroce et qui devait être un des chefs de sa tribu, à en juger par les plumes d’aigles qui ornaient sa tête.

Robert le saisit violemment, en s’écriant :

— Qui es-tu ? Que veux-tu ?

Le sauvage avait d’abord plié sur ses jarrets tant l’agression avait été soudaine ; mais c’était un homme d’une force herculéenne : d’une secousse il se fit libre, sauta sur le dos du cheval de Robert sans toucher à l’étrier, et malgré les bonds de l’animal qui ne reconnaissait pas son maître, le força à un galop échevelé.

Robert resta un moment abasourdi, tant la scène avait été rapide. Une colère folle le secoua bientôt. Que faire maintenant ?…

Il y avait autant de danger à retourner en arrière qu’à continuer la route en avant. Ses sœurs étaient aussi stupéfaites que lui.

Le jeune officier, comprenant qu’il devait l’exemple du courage et de la force d’âme, se remit le premier, et affectant une tranquillité qu’il ne ressentait pas :

— Voilà, dit-il, un gaillard qui avait besoin d’un cheval. Il m’a mis à pied, mais il a une mauvaise figure ; j’aime mieux le savoir loin que près de nous. Ce qui me chagrine le plus, c’est qu’il m’a volé aussi mon fusil, qui était attaché à l’arçon. Heureusement que j’ai mes pistolets.

— Comment vas-tu faire maintenant ? questionna anxieusement Lucy.

— Si monsieur Robert veut la Grise ?… dit alors Daniel avec une touchante naïveté.

L’idée parut si comique aux jeunes gens qu’ils ne purent s’empêcher d’échanger un sourire.

— Non, mon bon Daniel, je te la laisse. J’escorterai mes sœurs à pied. De cette façon tu es sûr de ne pas être abandonné en route.