Le sorcier de l’île d’Anticosti/Au pays de la Louisiane/Chapitre VII

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VII

PLUTÔT MOURIR

Après une course désordonnée qui dura une partie de la nuit, le Jaguar (puisque c’est ainsi que s’appelait le chef de la troupe) fit faire halte. Les hommes qui s’étaient relayés pour porter les prisonniers les déposèrent sur le sol. On détacha les jeunes filles à moitié mortes de fatigue et de peur, et on les coucha plus doucement sur un lit de mousse.

La pauvre Grise, que l’on avait forcée à courir en la frappant sans pitié, semblait n’avoir attendu que ce moment:elle tomba pour ne plus se relever ; ses yeux mourants s’attachèrent encore sur les jeunes filles, qui de tout temps, l’avaient habituée à des caresses et à des gâteries ; car lorsqu’elles étaient enfants, c’était la Grise qui les promenait sur son dos dans le vaste domaine de leur mère. Paula, qui revenait à elle, vit l’agonie de la pauvre bête et son cœur se gonfla.

Les Peaux-Rouges paraissaient très excités, contre leur habitude; ils causaient tumultueusement et ils ne semblaient pas d’accord.

Les prisonniers ne tardèrent pas à comprendre de quoi il s’agissait, car on les délivra de leurs liens et chacun d’eux fut attaché au tronc d’un arbre. Il était évident que les sauvages, les trouvant embarrassants, voulaient se défaire d’eux, tout en se donnant l’agrément du poteau du supplice.

Robert et ses sœurs savaient avec quel épouvantable raffinement de cruauté les Peaux-Rouges martyrisent leurs prisonniers ; cependant ils firent bonne contenance, invoquant en leur cœur le Dieu Tout-Puissant, qui peut à son gré renverser les projets des méchants.

Le jeu sanglant allait commencer. Il s’agissait pour les sauvages de lancer leur hache dans le tronc des arbres, aussi près que possible de la tête des prisonniers, de manière à faire sentir à ceux-ci le vent produit par le passage de l’arme. On comprend que la mort ou une blessure grave est le résultat de la moindre maladresse.

Lucy, ployant sur ses jambes, semblait suspendue à l’arbre ; les bras pendant, la tête penchée, les mains agitées de légères convulsions, on eût dit une liane à moitié brisée.

Tout à coup le Jaguar, faisant signe qu’il allait parler, s’avança de quelques pas et dit en mauvais français :

— Le Jaguar est un grand chef ; il a des quantités de chevelures pendues à son wigwam (sorte de cabane) ; sa femme sera honorée. Si la fille aux cheveux d’or veut être sa femme elle ne mourra pas, ni ses compagnons non plus.

Ce fut Paula qui prit la parole :

— Jamais, dit-elle, je n’accepterai la vie, s’il faut la payer de ce prix.

— Certes non, fit Robert. Crois-tu, misérable, que j’y consentirais.

— Que dit la fille aux cheveux d’or ? répéta imperturbablement le Peau-Rouge.

Lucy avait enfin compris, et se redressant :

— Non, non ! Il vaut mieux mourir ensemble.

Plus prompte que l’éclair, la hache du Jaguar partit et vint frapper le chapeau de la jeune fille qui avait instinctivement baissé la tête ; ce fut ce qui la sauva.