Le sorcier de l’île d’Anticosti/Au pays de la Louisiane/Chapitre VIII

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VIII

CŒUR-VAILLANT

En ce moment précis, comme toutes les haches se levaient à leur tour, un ours énorme sortit de derrière un arbre, se dandinant en marchant sur ses pattes de derrière et faisant des contorsions tellement bizarres, que les sauvages, frappés de stupeur, s’arrêtèrent. Ils crurent que le malin esprit avait pris cette forme pour leur jeter un sort ; car il n’est pas de fausse religion qui n’ait ses superstitions.

Cependant l’un d’eux, voulant faire l’esprit fort, leva sa hache sur le nouveau venu. Mais un grognement terrible le fit reculer ; puis l’ours vint se coucher aux pieds des visages pâles. C’était plus qu’il n’en fallait. Les Peaux-Rouges quittèrent aussitôt la place au plus vite, abandonnant leurs prisonniers.

Ceux-ci n’en étaient pas beaucoup plus rassurés.

— Cet ennemi ne vaut guère mieux que les autres, fit Robert à voix basse.

Un rire sourd lui répondit. L’ours étendit sa patte armée d’un coutelas et coupa les liens qui retenaient les captifs. Ceux-ci, muets d’étonnement, se demandaient en vain le mot de cette énigme, lorsque l’ours, étant allé inspecter les alentours, revint près d’eux, et, rejetant le masque qui lui avait si bien servi, leur montra la tête énergique de l’homme qui, en parlant de Lucy, avait dit : « La jeune fille blonde a prononcé mon nom. » Du reste il se présenta lui-même :

— Je suis celui que les Peaux-Rouges (j’entends ceux qui sont honnêtes) appellent le Cœur-Vaillant. Vous avez parlez de moi, hier. Qui êtes-vous ?

— Les enfants du commandant de Morville, répondit Robert avec élan, pendant que ses sœurs s’emparaient des mains du rude chasseur.

Ce fut un heureux moment. On se sentait en sûreté maintenant sous la protection de ce hardi coureur des bois.

— Comment j’ai eu l’idée de faire l’ours ? dit-il à une question de Paula. Oh ! mon Dieu, c’est bien simple. Les Peaux-Rouges croient aux sorciers ; ceux-ci ne croient guère qu’au diable et tâchent de se faire craindre par divers déguisements. L’un d’eux a imaginé celui-ci et trompait tout le monde. J’ai découvert la ruse et hier soir je suis allé lui emprunter son déguisement en le menaçant de divulguer sa supercherie. Du reste, je joue mieux l’ours que lui, ajouta le chasseur avec une naïve fatuité.

Mais il fallait s’éloigner le plus tôt possible. Les jeunes gens, suivant leur guide, et suivis eux-mêmes par Daniel, arrivèrent rapidement au bord d’un cours d’eau encaissé entre des rochers escarpés, dont l’un surplombait. Un canot y était attaché. Cœur-Vaillant y fit entrer d’abord les deux sœurs, pendant que lui et Robert, les pieds dans l’eau, maintenaient la frêle embarcation ; puis les deux hommes y prirent place ainsi que Daniel, qui, du haut de la berge, avait surveillé d’un air amusé les péripéties de l’embarquement.

Les rochers des rives étant surmontés de grands arbres, le canot semblait passer sous une voûte de verdure. Lucy en fit la remarque.

— Oui, oui, dit Cœur-Vaillant, c’est un chemin qui marche et qui ne laisse pas de traces. Béni soit Dieu qui m’a permis de sauver les enfants du commandant de Morville !

Quelques jours après ils étaient à Saint-Louis où les jeunes filles retrouvèrent une famille.

Quant à Robert, il lui fallait revenir à la Nouvelle-Orléans, son congé finissant. Il fut convenu que Cœur-Vaillant l’accompagnerait. Ils prirent la même voie, et comme on descendait le courant, on alla beaucoup plus vite.