Le sorcier de l’île d’Anticosti/Le sorcier de l’île d’Anticosti/Chapitre IV

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IV

Pendant une tempête qui avait rendu la mer furieuse, un jeune pilote, ne pouvant plus tenir au large dans sa chaloupe, se jeta, de désespoir, dans la baie de Gamache. Il avait entendu les mille et un rapports qui circulaient sur ce redoutable individu ; aussi ne fallait-il rien moins que la crainte d’une mort certaine en pleine mer, pour l’engager à se hasarder dans le repaire du tigre. Il aurait pu rester sur sa chaloupe ; mais ce dessein lui paraissait plein de dangers. Gamache était sur la grève et l’invitait à descendre ; il était moins périlleux de lui témoigner un peu de confiance que de paraître s’en défier. Après avoir mis sa chaloupe en lieu de sûreté, le pilote s’avance en tremblant vers la maison, où il a été devancé par le maître du lieu.

— Soyez le bienvenu, dit celui-ci, en serrant la main de l’étranger, je suis bien aise de vous voir. Il y a quelque temps que je n’ai point reçu de nouvelles du monde : vous allez m’en donner. Entrez ; nous jaserons un peu pendant que la bonne femme nous préparera à souper.

Les premiers regards du jeune homme tombent sur un pan de cloison garni d’armes, depuis le haut jusqu’au bas. Cette vue le glace ; il aurait préféré être couché au fond de sa chaloupe, quand même il eût fallu être ballotté par la mer la plus furieuse ; mais il avait donné dans le piège, il n’y avait plus moyen de reculer. Le souper et la veillée se passent assez gaiement ; le pilote contait de son mieux ses meilleures histoires. Après avoir remercié son hôte, il veut retourner à sa chaloupe pour y coucher.

— Non, mon ami, tu ne partiras pas ; la mer est trop grosse au large, la nuit est froide et humide ; puisque tu ne peux pas sortir de la baie, tu n’iras pas coucher dans ta chaloupe. J’ai en haut un bon coin pour toi. Demain tu partiras, si tu es encore en vie.

Impossible à l’étranger de rejeter cette invitation pressante, sans offenser celui qui l’a si bien accueilli ; il faut s’exécuter. Un escalier étroit et rapide conduit, par dehors, à la mansarde.

— Tiens, dors aussi fort et aussi longtemps que tu pourras. Le lit est mou ; il y a dans ce lit de plume le duvet de bien du gibier : car, vois-tu, j’ai la main sûre ; je ne manque jamais mon coup quand je tire un fusil.

En se retirant, Gamache ferme la porte à l’extérieur ; il n’y a plus moyen d’échapper à cette main ferme et sûre. Aussi, la prière du voyageur se fait plus longue qu’à l’ordinaire ; il veut se tenir éveillé pour le moment où arrivera le danger. Hélas ! Il est bien jeune encore pour mourir sitôt. Et sa pauvre mère ! qui en prendra soin dans sa vieillesse ? Il se jette tout habillé sur son lit, se promettant bien de ne pas clore l’œil ; mais bientôt il succombe sous la fatigue et les émotions de la journée, et il dort profondément.

Jusque dans son sommeil, la terreur le suit. Il rêve : à travers mille périls, il s’est échappé de la caverne d’un géant ; vivement poursuivi, il a devancé son bourreau, il s’est jeté dans sa chaloupe ; la voile est hissée ; un moment encore, et il est sauvé, quand un coup vigoureux, appliqué contre la cloison, le rappelle à la réalité de sa position. C’est bien Gamache lui-même qui se penche vers lui, et qui tient une lanterne d’une main et un fusil de l’autre. C’est donc bien vrai, tout ce qu’on a dit de cet homme !

— Ah ! te voilà déjà réveillé ! Mais comme tu es blême ! Je gage qu’on t’a dit que Gamache tuait les gens. Eh bien ! lâche, je viens te donner le dernier coup !…

Il lève le fusil, et le suspend à deux clous enfoncés dans la cloison ; puis tirant de sa poche un verre et un flacon d’eau-de-vie, il remplit le verre, boit à la santé de l’étranger, et l’invite à rendre le compliment :

— Tiens, prends un bon coup, tu dormiras ensuite ; et si Gamache vient t’attaquer cette nuit, tu te défendras ; voilà, au-dessus de ta tête, un fusil chargé que je t’ai apporté exprès.

— Eh bien ! camarade, dit le maître de la maison à son hôte, en le voyant descendre tout joyeux, le lendemain matin, tu avais peur, hier au soir ; je m’en suis bien aperçu : j’ai voulu te la donner bonne quand j’ai été te voir. Tu me connais à présent ; et si jamais des peureux te disent que Gamache tue les voyageurs, tu leur répondras qu’ils en ont menti !… Tu vois bien que le diable n’est pas aussi noir qu’on le dépeint !