Le spectre du ravin/22

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 36-38).

CHAPITRE XXII

À LA MERCI D’UNE MARÂTRE


Le lendemain après-midi, quand Maurice Leroy arriva au magasin, Jean Bahr était encore sans nouvelles de Marielle ; mais il écrivait justement une lettre à sa fiancée.


« Ma chère fiancée »,

« Si vous le pouvez, faites-moi parvenir de vos nouvelles je vous prie. J’envoie Max au « Manoir-Roux » avec ce billet, sous un prétexte quelconque ; il essayera, de vous voir.

Un mot, s’il vous plaît, Marielle chérie, soit verbalement, soit par écrit, car je suis très inquiet à votre sujet. Maurice est ici, dans le moment ; lui aussi a hâte d’avoir de vos nouvelles.

JEAN BAHR

P. S. Dites à Max quand vous aimerez avoir la voiture et les chèvres. Demain après-midi, peut-être, ?… Et peut-être aurais-je le plaisir de vous apercevoir quand vous passerez ; je l’espère de toute mon âme.

J. B. »


Jean confia ce billet à Max, avec mille recommandations, et les deux jeunes gens attendirent impatiemment le retour de l’enfant. Quand il arriva, enfin, il remit à Jean un pli cacheté.


« Mon cher fiancé »,

« Ça ne va pas trop mal ici ; ne soyez pas inquiet. Demain après-midi, vers les trois heures, j’aimerais avoir la voiture et les chèvres ; j’ai promis à M. Jambeau de lui faire faire une promenade, demain, si le temps est favorable, et comme il aura affaire au magasin, nous aurons l’occasion de causer ensemble pendant quelques instants, sans doute, vous et moi, cher Jean.

Mes saluts et amitiés à M. Maurice, et à vous, Jean…

MARIELLE »


Au « Manoir-Roux » La vie sembla reprendre, comme si un événement assez dramatique n’avait pas eu lieu ; mais, que de coups d’épingle Marielle eut à endurer chaque jour et plusieurs fois par jour ! Pauvre Marielle !… Elle n’aimait guère la nouvelle Mme Dupas, on le sait, car elle la devinait fausse et méchante ; mais Louise Vallier lui inspirait une sorte de crainte indéfinissable. Louise avait pris à tâche de rendre la vie intolérable à Marielle, et elle y réussissait parfaitement.

Marielle, « reléguée au troisième plan » pour citer Maurice Leroy, souffrait cruellement de cet état de choses : elle souffrait surtout de l’indifférence de son père. Pierre Dupas n’avait pas l’air de s’apercevoir de ce qui se passait. Certes, il n’y avait plus eu de scènes depuis le soir du retour de Pierre Dupas ; mais une infinité de petites choses faisaient mal au cœur de Marielle. Elle avait dû céder sa place à table ; cette place, qu’elle avait toujours occupée, appartenait, maintenant, à la nouvelle maîtresse de maison, et ses droits de maîtresse de maison Mme Dupas ne les cédait à personne.

Un soir, Marielle avait dit à Nounou de faire des soufflés au chocolat pour le souper, parce que Jean soupait au « Manoir-Roux », ce soir-là, et il aimait beaucoup cette friandise. Quand le dessert arriva sur la table, Marielle vit qu’il n’y avait pas de soufflés au chocolat et elle demanda à la vieille servante :

— Nounou, pourquoi n’as-tu pas fait de soufflés au chocolat ? Tu sais que M. Bahr les aime… Je t’avais dit, d’ailleurs, d’en faire et…

— Mais Marielle, répondit Nounou, j’avais commencé à préparer les soufflés, d’après vos ordres ; mais j’ai reçu un contr’ordre.

— Vraiment ! s’écria Marielle. Il me semble que quand je donne un ordre à Nounou…

— J’ai trouvé, Marielle, dit Mme Dupas, d’un ton sec, que nous avions, assez de choses pour le dessert, ce soir, et j’ai défendu à Nounou de faire les soufflés au chocolat ; voilà !

— Mon père ! dit Marielle. Vous ne permettrez certainement pas que je sois traitée de cette façon ! Père ! Père ! ajouta-t-elle, en éclatant en sanglots.

Mme  Dupas est la seule qui ait le droit de donner des ordres, à la cuisine ou ailleurs, dans cette maison, répondit froidement Pierre Dupas.

Marielle fondit en larmes et Jean, en colère, quitta la table, offrant son bras à sa fiancée.

— Ne pleurez pas ainsi, Marielle, ma bien-aimée ! murmura Jean.

Puis il entraîna la jeune fille dehors et il parvint à la consoler un peu. Seulement, Jean n’accepta plus, après cela, les invitations de Pierre Dupas de venir souper au « Manoir-Roux ».

— Non, merci, M. Dupas, avait-il répondu. Puisque vous jugez à propos de maltraiter votre fille, je ne tiens pas à en être témoin.

— Bahr, dit Pierre Dupas, nous étions de bons amis, autrefois…

— Nous l’aurions toujours été, sans doute, répondit Jean, si vous n’aviez pas jugé à propos de…

— De me marier, vous voulez dire, Jean ?… j’en avais parfaitement le droit, ce me semble !

— Bien sûr ! Bien sûr ! répliqua Jean. Mais, vous n’avez pas le droit de laisser maltraiter votre fille… ni de la maltraiter vous-même. Comme dit Nounou : « Il ne fallait pas traiter Marielle comme si elle eut été une princesse, si vous deviez la martyriser un jour ! »

Il y avait à peine un mois que Mme Dupas était installée au « Manoir-Roux », et déjà bien des changements s’y étaient opérés. D’abord, le piano de Marielle n’était plus dans la grande salle, mais dans une chambre faisant suite à cette salle et que Mme Dupas avait convertie en salon. Elle avait fait venir à grands frais, de Québec, des meubles et un tapis, et ce salon on ne s’en servait que dans les grandes occasions… et comme les grandes occasions étaient assez rares sur le Rocher aux Oiseaux, autant dire qu’on ne s’en servait jamais, du moins, presque jamais. Cette pièce sombre toujours, car il ne fallait pas risquer que le soleil fanât le tapis aux couleurs vives et qui avait coûté si cher. Conséquemment, Marielle était privée de son piano, en face duquel elle avait passé tant d’heures agréables, soit à pratiquer, soit à improviser.

La chaise berceuse de Marielle ne lui appartenait plus ; Mme Dupas s’en était emparée. Cette chaise, que Pierre Dupas lui avait donnée en cadeau, il y avait deux ans, était le siège de Marielle ; de fait, c’est assise sur cette chaise que nous l’avons vue, plus d’une fois, au courant de ce récit. Quand Mme Dupas ou Louise s’emparait de sa chaise berceuse, avec un sourire méchant, Marielle avait vraiment envie de pleurer. Elle retenait ses larmes, cependant, se disant que ce serait de l’enfantillage de faire une scène pour une si petite cause ; mais, au fond, ça lui faisait beaucoup de peine.

La bibliothèque de Marielle n’était plus reconnaissable ; car, au lieu des simples récits qu’on y voyait, autrefois, elle contenait des livres aux couverts jaunes, qu’une jeune fille innocente et pure ne saurait lire sans danger.

— Marielle, votre père désire que vous nous cédiez votre chambre à coucher.

— Vous céder ma chambre à coucher ! s’écria Marielle.

— C’est le désir de votre père, dit, sèchement, Mme Dupas, mentant, avec l’effronterie de ses pareilles.

La chambre à coucher de Marielle était la plus belle et la plus spacieuse du « Manoir-Roux ». Elle était aussi grande que le salon et la salle, et un petit boudoir y attenait. Depuis le mariage de son père, Marielle passait presque toutes ses veillées dans sa chambre à coucher ou dans son petit boudoir. Puisqu’on ne lui adressait jamais la parole que pour lui dire des choses désagréables, elle préférait veiller seule, dans sa chambre, à lire, à écrire, ou à travailler à quelqu’ouvrage de fantaisie.

La chambre à coucher de Pierre Dupas était grande, elle aussi, mais il n’y avait pas de boudoir y attenant. Au fond, Marielle savait que Mme Dupas mentait en affirmant que son père désirait qu’elle cédât sa chambre ; mais elle n’allait pas en souffler mot.

— J’aurais trop l’air de me plaindre, se disait-elle. Eh ! bien, je me contenterai de la chambre qu’occupait mon père ; elle est grande et confortable d’ailleurs. Avec des rideaux, je séparerai la pièce en deux parties et de l’une je ferai mon boudoir… Je trouverai bien le moyen de me plaire, dans ma nouvelle chambre.

Ce soir-là, quand Marielle arriva à la porte de sa nouvelle chambre à coucher, celle qui avait appartenu à son père, elle fut surprise de voir Louise Vallier installée dans cette pièce.

— Avez-vous besoin de quelque chose, Marielle ? demanda Louise, avec un de ces sourires que la fille de Pierre Dupas détestait tant.

— Que faites-vous dans cette chambre, Mlle Vallier ? demanda Marielle.

— Mais… c’est ma chambre à coucher ici, ma chère ! répondit Louise ; en riant aux éclats. Votre chambre à vous fait suite à celle de Nounou.

Sans répliquer, un mot, Marielle se dirigea vers une pièce, faisant suite à la chambre de Nounou (sorte d’alcôve servant de chambre de débarras, depuis que le « Manoir-Roux » était construit) et elle vit qu’on y avait transporté ses meubles, excepté sa chaise de lecture, sa bibliothèque et quelques bibelots auxquels elle tenait beaucoup. Son cœur sembla se briser, en entrant dans cette chambre ; elle se jeta sur son lit et éclata en sanglots.

Nounou n’avait pas eu connaissance de ces changements, donc, le soir, vers les neuf heures, quand elle monta dans sa chambre, elle fut très surprise d’entendre marcher dans la pièce voisine de la sienne. Elle ouvrit la porte, et quel fut son étonnement d’apercevoir Marielle installée dans cette sorte de grenier.

Mlle Marielle ! s’écria Nounou. Chère Marielle, que faites-vous dans c’grenier ?

— C’est ma chambre à coucher ici, Nounou, répondit la jeune fille en pleurant.

— Votre… quoi ?… Votre… chambre à coucher ?…

— Oui, Nounou ! Mme Dupas a pris ma chambre, Louise Vallier a été installée dans l’ancienne chambre de mon père, et moi… et moi…

Nounou ne fit ni un ni deux ; elle descendit dans la salle (sans le dire à Marielle) et s’approchant de Pierre Dupas, lui dit :

M. Dupas, voulez-vous monter à l’étage supérieur, s’il vous plaît ? j’désire vous montrer quelque chose.

— Qu’est-ce ? demandèrent, en même temps. M. et Mme Dupas.

— Voulez-vous v’nir, M. Dupas ? insista Nounou.

— Je t’en prie, Pierre, dit Mme Dupas, n’écoute pas cette vieille folle ; qu’elle dise, au moins, de quoi il s’agit.

— Voulez-vous v’nir, M. Dupas ? demanda, de nouveau, Nounou.

— Je te suis, Nounou, répondit Pierre Dupas, très impatienté. Qu’y a-t-il donc ?

— Vous allez, l’savoir bientôt, répondit Nounou, d’une voix remplie de larmes.

Elle conduisit Pierre Dupas dans la nouvelle Chambre de Marielle.

— T’nez, M. Dupas, dit Nounou, veuillez admirer la nouvelle chambre à coucher de votre fille… C’grenier…

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Pierre Dupas, en s’adressant à sa femme, qui, avec Louise, les avaient suivis lui et Nounou.

— Cela veut dire que c’est Marielle qui a désiré ce changement, dit, effrontément, Mme Dupas.

— Vous mentez ! Vous mentez ! s’écria Nounou, folle de colère.

— C’est vrai ; c’est Marielle qui a désiré cette chambre, afin d’être près de Nounou, dit Louise Vallier, à son tour.

Mlle Marielle ! Mlle Marielle ! Démentez-les ces deux femmes crachées de l’enfer ! s’écria la vieille servante.

— Ces femmes ont menti, père ! dit Marielle.

— Marielle ! réprimanda Pierre Dupas.

— Ô Père ! Père ! Ce sont deux misérables créatures Mme Dupas et sa fille Louise Vallier ; elles…

— C’est assez, Marielle ! tonna Pierre Dupas.

— Pourtant, père… commença Marielle.

Mais Pierre Dupas, énervé de cette scène, fou, pour le moment, assurément, s’élança vers sa fille, et dit, pâle de fureur :

— Te tairas-tu, Marielle !

Puis il leva sa main, qui s’abattit sur le visage de la pauvre petite. Marielle, étourdie par le coup, tomba par terre, en gémissant.

Alors, Nounou devint une véritable furie. Elle s’élança sur Pierre Dupas, elle le saisit au collet et essaya de lui faire ployer le genou.

— À g’nou, brute ! À g’nou ! s’écria-t-elle, en sanglotant. À g’nou, et d’mandez pardon à votre fille ! Ô misérable que vous êtes ! Oser frapper votre fille, votre unique enfant ! Oser la frapper !

— Quelle scène révoltante ! s’exclama Mme Dupas, et, relevant ses jupes, elle quitta la chambre.

Louise Vallier s’approcha de Marielle, toujours affaissée sur le plancher, et, souriant méchamment, elle toucha, du bout du pied, la fille de Pierre Dupas.

Nounou, en voyant ce geste de mépris de la fille de Mme Dupas, ne se soutint plus ; d’un bond, elle fut auprès de Louise Vallier, elle entoura de ses dix doigts le cou de celle-ci, et elle allait l’étrangler, quand Pierre Dupas intervint ; employant toutes ses forces, il parvint à desserrer les doigts de la vieille servante… Mais, longtemps, Louise Vallier porta, autour de son cou, la marque des dix doigts de Nounou.

Pierre Dupas était blanc comme un mort. Il avait agi sous l’impulsion de l’énervement et de la colère et il regrettait amèrement avoir frappé sa fille ; sa folie, il l’eut pleurée avec des larmes de sang.

— Nounou… voulut-il dire.

— Sortez ! s’écria Nounou. Sortez, et laissez-moi seule avec la pauvre petite martyre. Ah ! M. Dupas, c’est la première fois que vous frappez votre fille ; ce s’ra la dernière !… Je n’suis plus servante ici ; j’reste, seulement pour protéger Mlle Marielle… car vous finirez par la tuer entre vous. Pas un pouce d’ouvrage je n’ferai dorénavant, ni pour vous, ni pour ces ces deux femmes-démons ! Pas un pouce, vous m’entendez ! Pas un !

— C’est bon, Nounou ! C’est bon ! répondit Pierre Dupas, essayant d’apaiser la vieille femme.

— Si vous m’aviez frappée, moi, plutôt que cette frêle créature ! reprit Nounou, des larmes coulant, pressées, sur ses joues. Ah ! j’espère qu’elle épousera bientôt M. Bahr ; M. Jean n’est pas un batteur de femmes, lui, et c’pauvre ange s’ra heureuse avec lui… Sortez ! Sortez ! Entendez-vous !