Le spectre du ravin/23

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Éditions Édouard Garand (p. 38-40).

CHAPITRE XXIII

LES ANGOISSES DE NOUNOU


Aussitôt que Pierre Dupas eut quitté la chambre de Marielle, Nounou s’approcha de la jeune fille et la prenant dans ses bras, la déposa sur son lit. Marielle ne pleurait pas ; ses grands yeux bleus restaient fixes, tandis que des soupirs s’échappaient de sa poitrine.

— Chère Mlle Marielle ! pleurait Nounou. Cher p’tit ange du bon Dieu ! J’aurais donné ma vie pour vous épargner cette terrible humiliation, cet horrible coup !… J’me souviens, Mlle Marielle, quand votre ange de mère vous a confiée à moi, au moment d’mourir : « Nounou, me dit-elle, n’abandonne jamais ma petite Marielle chérie… Quoiqu’il arrive. Nounou, reste auprès d’elle… Tu me l’promets, Nounou ? » Et j’ai promis… Quand on m’f’rait endurer l’martyre, je n’vous abandonnerais pas… Chère enfant bien-aimée, pleurez, si l’cœur vous en dit ; ça vous soulagera, cher p’tit ange du ciel !

Mais Marielle, les yeux fixés sur Nounou, semblait ne pas l’entendre.

Mlle  Marielle ! s’écria, tout à coup, Nounou. Pourquoi me r’gardez vous ainsi ?… Ces yeux fixes… j’aim’rais mieux mille fois vous voir pleurer ! dit la fidèle servante, qui, assurément, pleurait pour deux.

— Nounou, dit soudain Marielle, as-tu fait des soufflés au chocolat pour le souper ?… Tu sais que mon mari les aime beaucoup… Je vais aller au-devant de Jean, au magasin ; ça lui fait plaisir que j’aille à sa rencontre, chaque soir.

— Mon doux Jésus ! s’écria Nounou. Mlle Marielle ! Mlle Marielle ! Chère chère Mlle Marielle !… Ô ciel !

— N’est-ce pas qu’elle est belle notre nouvelle maison, celle que Jean a bâtie lui-même. Nounou ? reprit Marielle. Mais, le « Gîte » est très confortable et je m’y plais bien, en attendant que nous puissions prendre possession de notre nouvelle demeure… Il y a une belle grande chambre, bien éclairée, pour toi, Nounou, et une salle de couture, tout à côté… Tu le sais, bonne Nounou, mon mari veut nommer notre nouvelle demeure : La « Villa Marielle ». Cher Jean !

Mlle  Marielle, dit, Nounou, en pleurant, vous n’êtes pas au « Gîte » ici mais au « Manoir-Roux ».

— « Manoir-Roux »… murmura Marielle. Je n’y suis pas allée cette semaine au « Manoir-Roux »… Je n’aime guère Mme Dupas, et Louise Vallier… j’en ai peur.

— Mon Dieu ! se dit Nounou. Mlle Marielle a le délire !… Elle doit avoir une forte fièvre aussi… Elle va mourir la chère petite, et c’est son père qui l’aura tuée… M. Dupas ! M. Dupas ! appela-t-elle.

Pierre Dupas qui, en ce moment, montait l’escalier pour se rendre dans sa chambre à coucher, arriva promptement sur le seuil de la chambre de Marielle.

— Voyez ! dit Nounou, en désignant le lit de Marielle.

Pierre Dupas s’approcha, et Marielle, en l’apercevant, lui sourit.

— Ah ! père, dit-elle vous allez rester à souper au « Gîte », n’est-ce pas ?… père ; j’ai eu peur que vous m’en vouliez un peu de vous avoir enlevé Nounou… Mais Nounou ne voulait plus rester au « Manoir-Roux », voyez-vous, et moi. je tiens à la garder ; Jean aussi y tient… Cette bonne Nounou !

— Grand Dieu ! s’écria Pierre Dupas. Qu’y a-t-il ?

— Il y a qu’elle va mourir, probablement, et c’est vous, son père, qui l’aurez tuée, répondit durement Nounou.

— Nounou ! Nounou ! supplia Pierre Dupas.

— Demain matin vous irez à la Grosse Île et en ramènerez un médecin. Moi, j’passerai la nuit auprès d’elle… Et que Dieu ait pitié d’vous !

Des pas s’approchaient de la chambre. En un clin d’œil, Nounou fut rendue à la porte et elle tourna la clef dans la serrure. On essaya la porte, puis on frappa.

— Qui est là ? demanda Nounou.

— C’est moi, Mme Dupas.

— Eh ! bien, Mme Dupas, passez votre chemin !

— Mais… je désire entrer !

— Continuez à le désirer, alors ! répondit Nounou.

— Pierre ! appela Mme Dupas.

— Oui, je viens ! dit Pierre Dupas. Nounou, ajouta-t-il, demain matin, à la première heure, j’irai à la Grosse Île et j’en ramènerai un médecin.

— Moi, j’passerai la nuit à son chevet, dit Nounou, et j’la soignerai d’mon mieux… Seigneur ! reprit-elle. Quel jour néfaste que celui qui a conduit cette femme et sa fille au Rocher aux Oiseaux !

Le lendemain matin, de très bonne heure, Pierre Dupas partit pour la Grosse Île. Marielle était toujours dans le même état et Nounou n’avait pas fermé l’œil.

Vers les huit heures, Louise Vallier entra, sans cérémonie, dans la chambre de Marielle et dit à Nounou :

— Nounou, Mme Dupas vous fait dire de préparer le déjeuner tout de suite !

— Si vous et votre misérable mère attendez après le déjeuner que j’vais vous préparer, pour manger, vous allez attendre longtemps, Mlle Vallier. Sortez, s’il vous plaît, ou bien, j’prendrai les grands moyens pour vous faire quitter cette chambre.

Vers neuf heures, Max vint au « Manoir-Roux » prendre les ordres de Mme Dupas. Nounou entendit la voix de l’enfant et elle descendit à la cuisine.

— Max, dit la vieille servante, dis à M. Bahr que Mlle Dupas est malade, très malade ; elle a la fièvre et le délire. M. Dupas est parti pour la Grosse Île chercher un médecin.

Mlle  Dupas est malade ! s’écria Max. M. Bahr va en avoir du chagrin et de l’inquiétude, bien sûr !

Max partit, à la course, vers le magasin, et un quart d’heure plus tard, Jean se présentait à la porte du « Manoir-Roux ». C’est Louise Vallier qui le reçut.

— Je suis venu pour avoir des nouvelles de Mlle Marielle, dit Jean.

— Marielle ?… Oh ! ça va mieux, je crois. Nounou s’effraie inutilement quand il s’agit de Marielle, vous savez, M. Bahr… Voulez-vous entrer ?

— Merci, Mlle Vallier ; j’aimerais à parler à Nounou.

— Nounou ? dit Louise. Je regrette de vous dire qu’elle ne…

Mais Nounou, ayant entendu la voix de Jean, entra dans la salle.

— M. Bahr ! dit-elle. Pauvre Mlle Marielle ! Elle est bien malade ! M. Dupas est allé à la Grosse Île chercher un médecin : il doit être à la veille de revenir maintenant.

Mlle  Marielle est donc tombée malade subitement, Nounou ? demanda Jean. Je l’ai vue passer en voiture, hier et elle avait l’air d’être en excellente santé et de joyeuse humeur.

— Oui… Mlle Marielle est tombée malade subitement. Elle a beaucoup de fièvre et aussi l’délire, répondit Nounou. Sans cesse elle parle de vous, M. Bahr, du « Gîte » et d’la maison que vous allez construire le printemps prochain. C’est pitoyable de l’entendre !

— C’est bien touchant ! dit Louise Vallier, en éclatant de rire.

Jean allait certainement mettre Louise Vallier à sa place, mais, en ce moment, Pierre Dupas entra, accompagné du médecin.

— Tiens ! Bonjour, M. Bahr ! dit le médecin en tendant la main à Jean.

— Comment vous portez-vous, Docteur Le Noir ! répondit Jean.

— Vous êtes en bonne santé, Jean ? demanda Pierre Dupas.

— Merci, M. Dupas, ma santé est excellente… Je regrette d’apprendre que Mlle Marielle est si malade ! dit Jean, d’une voix tremblante.

— J’aimerais à monter auprès de la malade immédiatement, fit le médecin. Puis apercevant Louise Vallier, il demanda :

Une autre de vos filles, M. Dupas ?

Mlle  Louise Vallier, la fille de ma femme, répondit Pierre Dupas. Je n’ai qu’une enfant ; celle qui est malade.

— Ah ! dit, seulement, le Docteur Le Noir, en jetant sur Louise Vallier un regard perçant. Celle-ci, ayant salué le médecin, quitta la salle.

— Je vais monter dire à Nounou, notre servante, que vous êtes arrivé, Docteur, dit Pierre Dupas. Veuillez vous asseoir.

Aussitôt que Pierre Dupas eut quitté la salle, Jean demanda au médecin :

— Docteur Le Noir, s’il y a possibilité que je voie Mlle Dupas, un instant seulement, laissez-moi la voir ! Elle est ma fiancée, et je suis fort inquiet à son sujet.

— Laissez-moi arranger cela, répondit le médecin ; je ferai pour le mieux, je vous le promets.

— Merci ! Oh ! merci !… Vous aussi, vous avez une chère fiancée, sans doute ?… Figurez-vous ce que je souffre en ce moment, dit Jean, d’une voix que l’émotion faisait trembler.

Pierre Dupas entra dans la salle et il demanda au médecin de monter auprès de sa fille.

— Vous pouvez monter, vous aussi, Jean, si le Docteur le permet… Pauvre Marielle !… Elle ne vous reconnaîtra pas ; elle ne m’a pas reconnu, moi son père ! et des larmes coulèrent sur les joues de Pierre Dupas.

Quand ils pénétrèrent dans la chambre de Marielle, celle-ci prononçait des mots sans suite, en agitant ses bras. Le Docteur Le Noir se pencha sur elle, il l’observa quelques minutes, puis, bien vite, il eut diagnostiqué sa maladie :

— Congestion cérébrale.

À ce mot terrible, un cri de douleur et de désespoir s’échappa des lèvres de tous. Le médecin alors, dit à Jean :

— M. Bahr, essayez donc de parler à Mlle Dupas ; peut-être connaîtra-t-elle votre voix.

— Marielle ! Chère Marielle ! C’est moi, Jean.

— Jean ! s’écria la malade. Puis s’asseyant sur son lit, elle cria :

— Jean, chassez-la ! Chassez-la ! Elle est là. Louise Vallier ; elle me regarde et… j’ai peur ! Jean ! Jean ! Louise Vallier a le « mauvais œil », vous le savez, et elle me veut du mal ! Chassez-la ! Chassez-la !

Instinctivement, Jean regarda par-dessus son épaule ; mais Louise Vallier n’était pas dans la chambre.

— Est-ce de cette jeune fille que j’ai rencontrée tout à l’heure que parle Mlle Dupas ! demanda le médecin.

— Oui, Docteur, répondit Pierre Dupas.

— Les malades prennent souvent les gens « en grippe » ainsi, dit le Docteur Le Noir. Voyez à ce que Mlle Vallier n’entre pas dans cette chambre, ajouta-t-il, en s’adressant à Nounou.

— J’y verrai ! répondit Nounou, d’un ton qui fit comprendre au médecin que ses ordres seraient suivis à la lettre.

Il laissa deux fioles de remèdes et dit :

— Je ne quitterai pas le Rocher aux Oiseaux avant demain après-midi. Je reviendrai vers les trois heures, et aussi durant le courant de la veillée.

Le Docteur Le Noir se pencha sur Marielle, puis il s’écria, tout à coup :

Mlle  Dupas a le visage bien enflé ! Serait-elle tombée ?

Pierre Dupas devint très pâle et il échangea un regard avec Nounou.

Mlle  Dupas, quand elle s’est évanouie, est tombée sur la couchette et… elle s’est frappée l’visage, en tombant, dit Nounou.

— Ah ! répondit, seulement, le médecin. Vous lui tiendrez des compresses d’eau glacée sur le visage, ajouta-t-il.

Puis le Docteur Le Noir quitta la chambre de Marielle, accompagné de Pierre Dupas et de Jean.