Le spectre du ravin/45

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Éditions Édouard Garand (p. 71-72).

CHAPITRE XIV

ACCIDENT OU SUICIDE ?


Quittant le « Manoir-Roux », Louise Vallier s’achemina vers le « Gîte », et, en arrivant, elle dit à Max, qui était occupé à se confectionner un arc :

— Max, M. Bahr te fait dire d’atteler les chèvres, tout de suite !

Max, lui non plus, n’aimait pas Louise ; cependant, du moment que l’oncle Jean lui faisait dire d’atteler les chèvres, il allait les atteler. Louise sauta dans la voiture, et elle se mit à chercher le fouet.

— Où est le fouet ? demanda-t-elle à Max.

Mlle Vallier, répondit l’enfant, vous n’aurez pas besoin du fouet pour faire marcher les chèvres ; elles n’ont pas été attelées depuis… depuis la mort de Bébé Guy, et elles ne demandent qu’à courir.

— Ce n’est pas de tes affaires, mon petit ! Donne-moi le fouet immédiatement, entends-tu ! … Ces paresseuses chèvres ! Je vais les faire galoper à mon goût !

— Comme vous voudrez, Mlle Vallier, répondit Max, en haussant les épaules.

Quand Max eut apporté le fouet, Louise Vallier le saisit, puis elle en cingla la joue de l’enfant, en disant :

— Tiens, petit ! Ça t’apprendra à raisonner, quand je te donne un ordre !

Elle administra ensuite à Brise et Bise deux maîtres coups de fouet, et les chèvres affolées, partirent à fond de train…

Quand, moins d’une heure plus tard, Jean et Maurice revinrent au « Gîte », apportant les deux documents signés, l’un par Louise Vallier et l’autre par Charles Paris, ainsi que les deux verres et le petit entonnoir, ils aperçurent Max assis dans un coin de la salle ; il s’épongeait le visage avec de l’eau froide, en pleurant.

— Qu’as-tu, Max ? demanda Jean. Et quelle est cette affreuse marque que tu portes au visage ?

Max expliqua ses malheurs à Jean, puis il ajouta :

— Elle a fouetté les chèvres Mlle Vallier, puis elle est partie par là…

— Du côté de la Grande Coulée ? demanda Jean.

— Oui, mon oncle Jean, du côté de la Grande Coulée.

Jean et Maurice se regardèrent : du côté de la Grande Coulée, les rochers tombaient très à pic dans le golfe… Les chèvres, lancées à fond de train… il fallait aller voir… Et tous deux partirent à toutes jambes, dans la direction de la Grande Coulée…

Était-ce un accident ?… Était-ce un suicide ? … Jamais on ne le saurait.

Quand les deux jeunes gens parvinrent à la Grande Coulée, ils virent, au pied d’un rocher, le corps de Louise Vallier qui flottait sur l’eau. Un peu plus loin, ils virent les chèvres de Marielle qui nageaient encore, quoiqu’elles fussent très embarrassées de la petite voiture qu’une courroie en cuir retenait encore à l’attelage.

Ni Jean ni Maurice ne savaient nager ; heureusement, il y avait, tout près une chaloupe, dans laquelle les deux jeunes gens sautèrent.

Non sans risquer de chavirer, ils parvinrent à placer le corps de Louise Vallier dans la chaloupe, puis ils l’étendirent sur la grève, essayant de tous les moyens pour faire renaître à la vie la pauvre malheureuse… Mais ce fut inutile : Louise Vallier était déjà rendue devant le Grand Juge !…

La nouvelle se répandit vite sur le Rocher, car les chèvres, que Jean avait débarrassées de la courroie qui les retenaient à la voiture, les chèvres, dis-je, étaient passées, comme un ouragan, sur l’île, se dirigeant vers le « Gîte ». M. et Mme Brassard, ainsi que le domestique de M. Jambeau étaient au magasin, et voyant arriver les chèvres affolées, ils étaient allés aux renseignements. Max leurs raconta comment Mlle Vallier était venue au « Gîte », lui donnant l’ordre d’atteler Brise et Bise. Il dit que Mlle Vallier avait fouetté les chèvres et que celles-ci étaient parties, à fond de train, dans la direction de la Grande Coulée. Max raconta tout… excepté l’incident du coup de fouet qu’il avait reçu ; l’enfant, pressentant un malheur, avait, avec une délicatesse innée, tu cet acte de cruauté.

Deux jours plus tard, eurent lieu les funérailles de Louise Vallier. Tous les habitants de l’île assistèrent, car leur sympathie était grande pour la famille Dupas, si éprouvée depuis quelques temps.

Le soir des funérailles Jean Bahr convoqua une assemblée générale dans son magasin. À cette assemblée, il procéda à la justification de Marielle, preuves en mains. Certes, personne n’avait cru à la culpabilité de la jeune fille, il est vrai ; mais Jean ne voulut pas laisser même l’ombre d’un doute dans l’esprit de qui que ce fut.

Le lendemain étant un dimanche, tous assistèrent à l’office du matin, Mme Brassard récitant les prières et jouant l’harmonium, maintenant que Marielle n’y était plus. Pour plusieurs d’entr’eux, c’était le dernier dimanche qu’ils devaient passer sur l’île ; de fait, le lendemain, les Brassard, les Rust et les Paris devaient quitter, dès l’aube, le Rocher aux Oiseaux, pour toujours.