Le spectre du ravin/46
CHAPITRE XV
DÉPARTS
Le soir de ce même jour, Jean et Maurice veillaient chez M. Jambeau, quand, tout à coup, Firmin s’écria :
— Voyez donc, Messieurs, cette lueur ! Ne dirait-on pas un feu ?
Jean s’approcha d’une fenêtre, et aussitôt, il s’écria :
— Oui, c’est un feu ! La « Villa Magdalena » en flammes ! Courons. Leroy !
— Un feu ! Ciel ! Par cette sécheresse ! Et la brise qui souffle « en grand », depuis ce midi ! s’exclama M. Jambeau.
Jean et Maurice partirent en courant. Oui, le feu était à la « Villa Magdalena ». M. Paris ayant fait brûler un gros paquet de linge et de paperasse, avait, accidentellement, mis le feu. Un simple feu de cheminée, il est vrai ; mais le vent soufflait grande brise ; de plus il n’avait pas plu depuis trois semaines et tout était d’une extraordinaire sécheresse.
Quand les jeunes gens arrivèrent à la villa, elle n’était plus qu’une masse de flammes, et « Charme Villa » commençait à brûler : Maurice put sauver son précieux violon et quelques menus objets ; mais la villa elle-même était condamnée.
Maniant des pompes à bras et jetant force seaux d’eau, Jean, Maurice, M. Brassard, M. Rust, et même Max essayaient d’enrayer les flammes. Bientôt, Pierre Dupas arriva sur les lieux, donnant, lui aussi, toute l’aide possible. Mais, hélas, voilà la « Villa Riante » qui commence à brûler… et rien à faire !
— M. Jambeau ! cria soudain Jean. La « Villa Bianca » est aussi menacée ; il faut y courir !
— Allez-y, Bahr ! Vous aussi, Leroy ! Il vous faudra sortir M. Jambeau sur un brancard et le faire transporter au « Manoir-Roux » ; c’est le plus proche… M. Dupas et moi nous allons continuer à essayer de combattre le feu. Un coup de main ici, s’il vous plaît. M. Rust ! Max, donne-moi cette pompe ! s’écria M. Brassard.
Jean et Maurice entrèrent chez M. Jambeau. Ce pauvre M. Jambeau, sans songer au réel danger qu’il courait lui-même, essayait d’empaqueter ses livres dans des caisses, aidé de Firmin.
— M. Jambeau, dit Jean, le feu est à la « Villa Riante », et toutes les villas vont y passer ! Nous allons vous transporter immédiatement au « Manoir-Roux », immédiatement !
— Mes livres ! Le piano de Marielle ! disait M. Jambeau.
— Hélas, cher ami, il ne faut pas vous occuper de ces choses ! Maurice et moi nous sauverons ce que nous pourrons. L’important, c’est que vous soyez en sûreté. Aidez-moi, Firmin ; à nous deux… Ah ! voilà M. Rust ; il va nous donner un coup de main !
De la « Villa Bianca », la « Villa du Rocher » brûla jusqu’au sol, puis ce fut le tour de la « Villa Grise »…
Ainsi, de ces six villas que Jean avait construites avec tant de peine, il ne restait qu’un monceau de cendres !… Des larmes coulaient sur les joues du jeune homme en contemplant cette destruction.
Toute la nuit, Jean et Maurice veillèrent aux alentours des villas détruites. Il ne fallait pas risquer que le feu prit à l’herbe ou aux arbres ; c’eut été une terrible catastrophe, car bientôt, le « Manoir-Roux », la chapelle, le « Gîte », les hangars, le magasin et la « Villa Marielle » (qui était presqu’achevée) y passeraient.
Les Brassard, les Rust et les Paris avaient été logés, tant bien que mal, soit au « Manoir-Roux », soit au « Gîte ».
À neuf heures, le lendemain matin, M. et Mme Brassard et leur famille, M. Rust et sa fille, MM. Paris père et fils partaient du Rocher aux Oiseaux. Ce fut un triste départ, car on se disait qu’on ne se rencontrerait peut-être plus. Mlle Solange devait partir dans huit jours, avec ses domestiques.
Un soir, Pierre Dupas arriva au « Gîte », où Jean veillait seul avec Max, qui était légèrement indisposé. Maurice était allé veiller au « Manoir-Roux ».
— Jean, dit Pierre Dupas, je viens vous annoncer que nous allons, ma femme et moi, quitter le Rocher aux Oiseaux… Nous partirons pour Montréal, dans deux jours, avec tante Solange.
— Vraiment ! s’écria Jean, très surpris, à coup sûr.
— Il le faut ! dit Pierre Dupas. Le Docteur Le Noir, quand il est venu ici, il y a quelque jours, m’a fait comprendre que Mme Dupas allait mourir, ou perdre la raison, sur cette île… Il lui faut de la distraction à ma femme, et le médecin m’a fortement conseillé de partir… Peut-être les distractions de la ville lui feront-elles oublier les tristes événements de ces derniers temps.
— Pauvre Mme Dupas ! murmura Jean.
— Il me ferait beaucoup plaisir de savoir que le « Manoir-Roux » ne serait pas abandonné, Jean, reprit Pierre Dupas. Pourquoi n’allez-vous pas y demeurer tous ensemble, vous, Maurice, M. Jambeau et Max ?… Nounou ne veut pas quitter le Rocher, et vous vivrez très confortablement au « Manoir-Roux ».
— Votre offre me tente, M. Dupas ; et, pour ma part, je l’accepte, avec remerciements… Vous en coûte-t-il de partir du Rocher aux Oiseaux ?
— Non. Quelqu’un qui m’eut dit qu’un jour viendrait où je quitterais ma chère île sans regret, je ne l’aurais pas cru… Certes, j’éprouve bien quelques serrements de cœur, je l’avoue ; mais, j’ai tant souffert ici que, moi-même, je sens le besoin de partir…
— Quand partirez-vous ? demanda Jean.
— Nous partirons après-demain… N’est-ce pas que vous et Maurice, Max aussi, viendrez souper et veiller avec nous, demain ?… Qui sait quand nous nous reverrons ?… Qui sait si nous nous reverrons jamais, Jean ?
La veillée au « Manoir-Roux » se prolongea jusqu’à fort tard. Mme Dupas avait l’air un peu mieux, rien qu’à la pensée de partir. Mlle Solange sut mettre une note gaie dans la veillée, en racontant plusieurs anecdotes originales. Quant à Pierre Dupas, quoiqu’il eut dit à Jean qu’il ne lui en coûtait pas trop de partir, le contraire était évident. Car Pierre Dupas ne se lassait pas de raconter son arrivée sur le Rocher aux Oiseaux, jadis ; il parlait de la construction du « Manoir-Roux » ; il racontait sa première chasse aux morses, etc., etc.
« Ce pauvre M. Dupas ! pensaient M. Jambeau, Jean et Maurice. Le cœur lui fait bien mal de quitter son île ; mais il essaie de cacher sa peine, afin de ne pas contrister sa femme. »
Le lendemain, quand M. et Mme Dupas, ainsi que Mlle Solange furent partis, Jean éprouva une morne tristesse et, pour la première fois peut-être depuis qu’il habitait le Rocher aux Oiseaux, un terrible ennui. Or, l’ennui est le plus intolérable des maux ; rien n’est pitoyable comme une personne qui trouve le temps lent à passer. L’ennui est pire que la maladie, et même, pire que la mort.