Le spectre fiancé (trad. Loève-Veimars)/Première partie

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (4p. 151-214).


LE SPECTRE FIANCÉ.


PREMIÈRE PARTIE.


Le vent grondait dans les airs, annonçant l’approche de l’hiver, et chassant devant lui de sombres nuages, dont les flancs noirs étaient chargés de pluie et de grêle.

— Nous serons seuls ce soir, dit, au moment où la pendule sonnait sept heures, la femme du colonel Grenville à sa fille Angélique. Le mauvais temps retiendra nos amis.

En ce moment le jeune major Maurice de Rheinberg entra dans le salon. Il était suivi d’un jeune avocat dont l’humeur spirituelle et inépuisable animait le petit cercle qui se rassemblait tous les vendredis dans la maison du colonel ; et il se forma ainsi une petite réunion qui, selon la remarque d’Angélique, pouvait fort bien se passer d’être plus grande. Il faisait froid dans le salon ; madame de Grenville fit allumer du feu dans la cheminée et apporter la machine à faire du thé.

— Pour vous autres hommes, dit-elle, qu’un héroïsme vraiment chevaleresque a amenés auprès de nous, à travers vents et tempêtes, je soupçonne que votre goût viril ne saurait s’accommoder de notre boisson fade et féminine ; aussi mademoiselle Marguerite va-t-elle vous préparer un bon mélange du Nord, qui a le pouvoir de chasser les brouillards glacés.

Marguerite, jeune Française, placée chez la baronne pour enseigner sa langue maternelle à Angélique, parut et exécuta ce qui lui était commandé.

La flamme bleue du punch s’éleva bientôt du fond d’une jatte de la Chine, le feu pétilla dans le foyer, et l’on se resserra autour de la petite table. Alors il se fit un moment de silence, durant lequel on entendit distinctement siffler et mugir les voix merveilleuses que l’orage faisait passer par la cheminée comme par un immense porte-voix.

— Il est bien établi, dit enfin Dagobert, le jeune avocat, que l’automne, le vent d’orage, le feu de cheminée et le punch sont quatre choses inséparables, et qu’elles excitent en nous une secrète disposition à la terreur.

— Mais qui n’est pas sans charme, ajouta Angélique. Pour moi, je ne connais pas de sensation plus douce que ce léger frisson qui parcourt tous nos membres lorsque — le ciel sait comment — nous rêvons, à yeux ouverts, au monde imaginaire.

— C’est là justement la sensation que nous venons tous d’éprouver, dit Dagobert, et le petit voyage que notre esprit a fait dans l’autre monde a causé ce moment de silence. Félicitons-nous de ce que ce moment est passé, et d’être rendus sitôt à la belle réalité que nous offre ce délicieux breuvage !

— Mais, dit Maurice, si tu éprouves comme mademoiselle, comme moi-même, tout le charme de cet instant d’effroi, de cet état de rêverie, pourquoi ne pas vouloir y rester plus longtemps ?

— Permets-moi de remarquer, mon ami, dit Dagobert, qu’il n’est pas ici question de ces rêveries où l’esprit s’abandonne à un essor merveilleux et se complaît à s’égarer, et qu’inspirent les tempêtes et le feu d’hiver ; mais de cette disposition qui se fonde sur notre nature, que nous cherchons vainement à surmonter, et à laquelle il faut toutefois se garder de s’abandonner, je veux dire la crainte des revenans. Nous savons tous que la foule ennemie des spectres et des esprits ne monte du fond de ses demeures sombres qu’à la nuit noire, et qu’elle affectionne surtout celles où les tempêtes se déchaînent ; et il est bien juste qu’en de semblables temps nous redoutions quelque fâcheuse visite.

— Vous plaisantez, Dagobert, en disant que cette crainte est dans notre nature, dit la baronne ; je l’attribue plutôt aux contes de nourrice et aux folles histoires dont on nous berce dans notre enfance.

— Non ! s’écria Dagobert avec vivacité ; non, baronne ! ces histoires, qui nous étaient si chères tandis que nous étions enfans, ne retentiraient pas éternellement dans notre âme s’il ne se trouvait en nous des cordes qui les répercutent. On ne saurait nier l’existence du monde surnaturel qui nous environne, et qui se révèle souvent à nous par des accords singuliers et par des visions étranges. La crainte, l’horreur que nous éprouvons alors, tient à la partie terrestre de notre organisation : c’est la douleur de l’esprit, incarcéré dans le corps, qui se fait sentir.

— Vous êtes, dit la baronne, vous êtes un visionnaire, comme tous les hommes à imagination. Mais en entrant même dans vos idées, en croyant qu’il est réellement permis aux esprits inconnus de se révéler par des sons extraordinaires, par des visions, je ne vois pas pourquoi la nature a placé ces sujets du monde invisible d’une façon si hostile vis-à-vis de nous que nous ne puissions pressentir leur approche sans une terreur extrême.

— Peut-être, reprit Dagobert, est-ce la punition que nous réserve une mère dont nous tentons sans cesse de nous éloigner comme des enfans ingrats. Je pense que dans l’âge d’or, lorsque notre race vivait dans une bienheureuse harmonie avec toute la nature, nulle crainte, nul effroi ne venait nous saisir, parce que dans cette paix profonde, dans cet accord parfait de tous les êtres, il n’y avait pas d’ennemi dont la présence pût nous nuire. J’ai parlé de voix merveilleuses ; mais d’où vient que tous les sons de la nature, dont nous connaissons cependant l’origine, retentissent à nos oreilles comme un bruit effrayant et réveillent en nous des idées tristes et lugubres ? — Mais le plus merveilleux de ces sons, c’est la musique aérienne, dite la musique du diable, dans l’île de Ceylan et dans les pays environnans, dont parle Schubert dans ses Nuits d’histoire naturelle. Cette voix se fait entendre dans les soirées paisibles, semblable à une voix humaine et plaintive ; tantôt elle retentit de fort près et tantôt dans le lointain, s’éloignant peu à peu. Elle cause une impression si profonde que les observateurs les plus sensés et les plus calmes n’ont pu se défendre, en l’entendant, d’un vif effroi.

— Rien n’est plus vrai, dit Maurice en interrompant son ami. Je ne suis jamais allé à Ceylan ; cependant j’ai entendu cette voix surnaturelle, et non pas moi seulement, mais tous ceux qui l’ont entendue avec moi ont éprouvé la sensation que vient de décrire Dagobert.

— Tu me feras donc plaisir de raconter la chose comme elle s’est passée, dit Dagobert. Peut-être parviendras-tu à convertir madame la baronne.

— Vous savez , commença Maurice, que j’ai combattu en Espagne contre les Français, sous Wellington. Avant la bataille de Vittoria, je bivouaquais une nuit en rase campagne, avec une division de cavalerie anglaise et espagnole. Accablé par la marche de la veille, j’étais profondément endormi, lorsqu’un cri bref et plaintif me réveilla. Je me levai, croyant qu’un blessé s’était couché près de nous et que je venais d’entendre son dernier soupir ; mais mes camarades se moquèrent de moi, et rien ne se fit plus entendre. Cependant, aux premiers rayons que l’aurore lança à travers la nuit épaisse, je me levai encore ; et, franchissant çà et là nos soldats endormis, je me mis à chercher le blessé ou le mourant. C’était une nuit silencieuse ; le vent du matin commençait seulement à souffler tout bas, tout bas, et à agiter bien doucement le feuillage. Tout à coup, pour la seconde fois, un long cri de douleur traversa les airs et retentit dans l'éloignement C’était comme si les esprits des morts se levaient du champ de bataille et appelaient leurs compagnons. Mon sein se gonfla , je me sentis saisir d’une horreur sans nom. — Qu’étaient toutes les plaintes que j’avais entendu sortir d’une poitrine humaine auprès de ce cri perçant ! Mes camarades se réveillèrent de leur sommeil. Pour la troisième fois le cri retentit dans l’espace, mais plus pénétrant et plus horrible. Nous restâmes immobiles d’épouvante ; les chevaux même devinrent inquiets, frappèrent du pied et se dressèrent. Plusieurs des Espagnols tombèrent sur leurs genoux et se mirent à prier à haute voix. Un officier anglais assura qu’il avait déjà observé en Orient ce phénomène qui avait lieu dans l’atmosphère, et qui venait d’une cause électrique ; il ajouta qu’il annonçait un changement de temps. Les Espagnols, portés à croire les choses surnaturelles, croyaient entendre la voix des démons qui annonçaient une bataille sanglante. Cette croyance s’affermit parmi eux lorsque le jour suivant on entendit gronder d’une façon terrible le canon de Vittoria.

— Avons-nous donc besoin d’aller à Ceylan ou en Espagne pour entendre des voix surnaturelles ? dit Dagobert. Le sourd gémissement de l’aquilon, le bruit de la grêle qui tombe, le criaillement, des girouettes qui tournoient sur leurs flèches, ne peuvent-ils, aussi bien que toutes les voix, nous remplir de terreur ? Et tenez ! prêtez seulement l’oreille à l’abominable concert de voix funèbres qui retentissent comme un orgue dans la cheminée, ou même écoutez la petite chansonnette de spectre que commence à chanter la bouilloire.

— C’est admirable ! c’est charmant ! s’écria la baronne. Dagobert voit des revenans jusque dans la machine à thé ; il entend leurs voix plaintives au fond de la bouilloire !

— Mais, dit Angélique, notre ami n’a pas tout-à-fait tort. Ces craquemens et ces sifflemens qui se font entendre dans la cheminée me font vraiment peur ; et cette chansonnette que murmure si tristement la bouilloire me plaît si peu, que je vais éteindre cette lampe d’esprit de vin, afin qu’elle cesse promptement.

Angélique se leva en prononçant ces mots, et laissa tomber son mouchoir. Maurice le releva précipitamment, et le présenta à la jeune fille. Elle laissa tomber sur lui un regard plein de tendresse ; lui, il saisit sa main, et la pressa avec ardeur contre ses lèvres.

Au même moment, Marguerite trembla comme frappée d’un coup électrique, et elle laissa tomber le verre de punch qu’elle tendait à Dagobert ; le vase fragile se dispersa en mille morceaux sur le plancher. Marguerite se jeta en pleurant aux pieds de la baronne, s’accusa d’une maladresse sans égale, et la pria de lui permettre de se retirer dans sa chambre. Tout ce qu’on venait de raconter, dit-elle, avait excité en elle une singulière terreur, bien qu’elle n’eût pas tout compris. Elle se sentait malade, et elle avait besoin de repos. Elle baisa les mains de la baronne, qu’elle arrosa de larmes.

Dagobert sentit tout ce que cette scène avait de pénible, et éprouva le besoin d’en changer la direction. Il se jeta à son tour aux pieds de la baronne, et, d’un ton pleureur qu’il prenait à volonté, demanda grâce pour la coupable, qui avait renversé le meilleur punch qui eût jamais réchauffé le cœur d’un robin ; et, pour réparer sa faute, il promit de venir lui-même le lendemain frotter le salon en dansant sur la brosse les contredanses les plus nouvelles.

La baronne, qui avait d’abord regardé Marguerite d’un air sévère, sourit de la conduite fine de Dagobert. Elle leur tendit à tous deux la main, en riant, et dit : — Levez-vous, et séchez vos larmes ; vous avez trouvé grâce devant mon rigoureux tribunal. Toi, Marguerite, c’est à son dévouement héroïque que tu dois ton pardon. Mais je ne puis t’épargner toute punition. Je t’ordonne donc de rester au salon, sans songer à ta petite maladie, pour verser du punch à nos hôtes, et, avant toutes choses, je te commande de donner un baiser à ton libérateur.

— Ainsi la vertu ne reste pas sans récompense ! s’écria Dagobert d’un ton comique en prenant la main de Marguerite. Seulement, mademoiselle, croyez qu’il est encore sur la terre des avocats désintéressés qui plaideront votre cause sans l’espoir d’une telle récompense ! Mais il faut céder à notre juge ; c’est un tribunal sans appel.

A ces mots, il déposa un baiser sur la joue de Marguerite, et la reconduisit gravement à sa place. Marguerite était devenue d’une rougeur extrême, et elle riait tandis que les larmes roulaient encore dans ses yeux.

— Folle que je suis ! s’écria-t-elle en français ; faut-il donc que je fasse tout ce que la baronne exige ? Allons ! je serai calme, je verserai du punch, et j’écouterai les histoires des revenans sans trembler.

— Bravo ! enfant céleste ! dit Dagobert. Votre baiser a excité mon imagination, et je suis disposé à évoquer toutes les horreurs du terrible regno dipianto !

— Je crois, dit la baronne, que nous ferions bien de ne plus penser à toutes ces histoires fatales.

— Ma mère, je vous en prie, dit Angélique, écoutons notre ami Dagobert. Je vous avoue que je suis bien enfant, et que je n’aime rien tant que ces récits qui vous font frissonner de tous les membres.

— Oh ! que je me réjouis ! s’écria Dagabert. Rien n’est plus aimable que les jeunes filles qui tremblent, et je ne voudrais pas, pour tout au monde, épouser une femme qui n’eût pas bien grand’peur des revenans.

— Tu prétendais tout-à-l’heure, lui dit Maurice, qu’on devait se garder de ces impressions ?

— Sans doute, répliqua Dagobert, quand on le peut, car elles ont souvent des suites funestes ; la crainte de la mort, un effroi continuel et une faiblesse d’esprit qui s’accroît de plus en plus par le monde fantasque dont nos rêveries nous entourent. Chacun n’a-t-il pas remarqué que, la nuit, le plus petit bruit trouble le sommeil, et que des rumeurs qu’on remarquerait à peine en d’autres temps nous agitent jusqu’à la folie ?

— Je me souviens encore très-vivement, dit Angélique, qu’il y a quatre ans, dans la nuit du quatorzième anniversaire de ma naissance, je me réveillai saisie d’une terreur qui dura plusieurs jours. Je cherchai vainement depuis à me rappeler le rêve qui m’avait causé cet effroi ; mais un jour, à demi endormie auprès de ma mère, je rêvai que je lui racontais ce songe, et en effet, je lui parlai dans mon sommeil. Elle le reçut ainsi, et me le rapporta à moi-même ; mais je l’ai de nouveau complètement oublié.

— Ce phénomène merveilleux, dit Dagobert, tient certainement au principe magnétique.

— De plus fort en plus fort ! s’écria la baronne ; voilà maintenant que nous nous perdons dans des idées qui me sont insupportables. Maurice, je vous somme de nous raconter, à l’heure même, une histoire bien folle et bien plaisante, afin qu’il en soit fini de ces tristes contes de revenans.

— Je me conformerai bien volontiers à vos ordres, madame la baronne, dit Maurice, si vous me permettez de dire encore une seule histoire du genre que vous proscrivez. Elle occupe tellement ma pensée en ce moment que j’essaierais vainement de parler d’autre chose.

— Déchargez donc une bonne fois votre cœur de toutes les horreurs qui le remplissent ! s’écria la baronne. Mon mari va bientôt revenir, et je me sens vraiment disposée aujourd’hui à assister avec lui à une de ses batailles ou à parler de beaux chevaux avec enthousiasme, tant j’éprouve le besoin de sortir de la situation d’esprit où m’a jetée votre conversation.

— « Dans la dernière campagne, commença Maurice, je fis connaissance d’un lieutenant-colonel russe, Livadien de naissance, âgé de trente ans environ. Le hasard fit que nous nous trouvâmes long-temps ensemble devant l’ennemi, et notre liaison se resserra promptement. Bogislav, c’était le prénom de cet officier, Bogislav possédait toutes les qualités qui nous acquièrent l’estime et l'amitié de nos semblables. Il était d’une haute taille, noble et dégagée ; ses traits réguliers et agréables ; d’une urbanité rare ; bon, généreux, et surtout brave comme un lion. Il savait être convive aimable ; mais souvent, au milieu de sa gaîté, une pensée sombre s’emparait tout à coup de lui, et son visage prenait une expression sinistre. Alors il devenait silencieux, quittait la société, et allait errer solitairement. En campagne il avait coutume, durant la nuit, de galoper sans relâche de poste en poste, et de ne s’abandonner au sommeil qu’après avoir épuisé toutes ses forces ; et en le voyant s’exposer sans nécessité aux plus grands dangers, chercher dans les batailles la mort, qui semblait le fuir, je ne pouvais douter qu’une perte irréparable ou une mauvaise action avait troublé sa vie.

» Arrivés sur le territoire français, nous prîmes d’assaut une petite place forte, et nous nous y arrêtâmes quelques jours pour faire reposer nos soldats. La chambre dans laquelle Bogislav s’était logé était fort voisine de la mienne. Dans la nuit, j’entendis frapper doucement à ma porte. J’écoutai ; on prononçait mon nom. Reconnaissant la voix de Bogislav, je me levai et j’ouvris. Il se présente devant moi presque nu, un flambeau à la main, pâle comme un cadavre, tremblant de tous ses membres, et ne pouvant parler.

» — Au nom du ciel , mon cher Bogislav, qu’avez-vous ? m’écriai-je en le soutenant, et en le conduisant à un fauteuil ; et lui tenant les mains, je le conjurai de m’apprendre la cause de son trouble.

» Bogislav se remit peu à peu, soupira profondément, et me dit à voix basse : — Non, non ! si la mort que j’appelle ne vient pas, j’en deviendrai fou ! — Maurice, je veux te confier un horrible secret. — Tu sais que j’ai séjourné quelques années à Naples. Là je vis la fille d’une des familles les plus considérées, et j’en devins éperdûment épris. Cet ange s’abandonna entièrement à moi, ses parens m’agréèrent, et l’union, dont j’attendais la bonheur de ma vie, fut résolue. Le jour du mariage était déjà fixé, lorsqu’un comte sicilien se présenta dans la maison et s’efforça de plaire à ma fiancée. Je cherchai une explication avec lui ; il me traita avec hauteur. Je l’attaquai alors ; nous nous battîmes, et je lui plongeai mon épée dans le sein. Je courus trouver ma fiancée. Je la trouvai en larmes ; elle me nomma l’assassin de son bien-aimé, elle me repoussa avec horreur, jeta des cris de désespoir, et lorsque je pris sa main elle tomba sans vie, comme si elle eût été touchée par un scorpion ! — Comment te peindre ma surprise, ma douleur ! Les parens de la jeune fille ne pouvaient comprendre le changement qui s’était opéré en elle ; jamais elle n’avait prêté l’oreille aux propos du comte. Le père me cacha dans son palais, et mit tous ses soins à me faire évader de Naples. Fustigé par toutes les furies, je partis d’un trait pour Saint-Pétersbourg. — Non , ce n’est pas la trahison de ma maîtresse, c’est un secret terrible qui consume ma vie. Depuis cette malheureuse journée de Naples, je suis poursuivi par toutes les terreurs de l’enfer ! Souvent le jour, plus souvent encore la nuit, j’entends, tantôt de loin, tantôt près de moi, comme le râlement d’un agonisant. C’est la voix du comte que j’ai tué, qui retentit dans mon âme. Au milieu du grondement de la mitraille, à travers les feux roulans des bataillons, cet affreux gémissement retentit à mes oreilles ; et toute la rage, tout le désespoir d’un insensé s’allument dans mon sein ! — Cette nuit même……

» Bogislav s’arrêta plein d’horreur ainsi que moi, car un long cri plaintif se fit entendre. Il semblait que quelqu’un se traînât avec peine du bas des degrés et s’efforçât de monter jusqu’à nous d’un pas lourd et incertain. Bogislav se leva tout à coup, et s’écria, les yeux étincelans et d’une voix tonnante : — Misérable, parais ! parais, si tu l’oses ! je te défie, toi et tous les démons ! —Aussitôt nous entendîmes un coup violent et…… »

En cet endroit du récit de Maurice la porte du salon s’ouvrit à grand bruit.

On vit entrer un homme entièrement vêtu de noir, le visage pâle, le regard ferme et sévère. Il s’approcha de la baronne avec toute l’aisance d’un homme du grand monde, et la pria, en termes choisis, de l’excuser si, invité pour le soir, il venait si tard ; mais une visite dont il n’avait pu se débarrasser l’avait retenu, à son grand déplaisir. — La baronne, hors d’état de se remettre de son effroi, balbutia quelques mots inintelligibles qui tendaient, avec ses gestes, à faire prendre place à l’étranger. Il se choisit une chaise tout près de la baronne, vis-à-vis Angélique, s’assit, et laissa errer son regard imposant sur tout le cercle. Toutes les langues semblaient paralysées, et personne ne trouvait la force de prononcer une parole. L’étranger reprit la parole : il devait doublement s’excuser, et d’être arrivé si tard, et d’être entré avec autant d’impétuosité ; cette dernière circonstance ne devait pas, au reste, lui être attribuée, mais au laquais qu’il avait trouvé dans l’antichambre, et qui avait poussé avec violence la porte du salon. La baronne, combattant avec peine le sentiment étrange qui s’était emparé d’elle, demanda timidement à l’étranger qui elle avait l’honneur de recevoir chez elle. Celui-ci sembla n’avoir pas entendu cette question ; il était tout à Marguerite, dont la disposition avait entièrement changé, et qui lui disait, dans son jargon demi-allemand demi-français, tout en riant et sautillant auprès de lui, qu’on avait passé la soirée à se réjouir d’histoires noires, et que monsieur le major était en train d’annoncer l’apparition d’un méchant esprit lorsque la porte s’était ouverte et qu’on l’avait vu paraître. La baronne sentant l’inconvenance de renouveler sa demande à un homme qui s’annonçait comme invité, réduite surtout au silence par la crainte qu’elle éprouvait, resta quelques momens rêveuse, et l’étranger mit fin au bavardage de Marguerite en parlant de choses indifférentes. La baronne lui répondit, et Dagobert essaya de se mêler à la conversation, qui se traîna languissamment. Pendant ce temps, Marguerite chantonnait quelques couplets de chansons françaises, et agitait ses pieds comme si elle eût cherché à se rappeler quelques pas de contredanse, tandis que personne n’osait bouger. Chacun se sentait à l’étroit dans sa poitrine ; la présence de l’étranger les accablait comme l’atmosphère d’un temps d’orage, et les paroles expiraient sur leurs lèvres en contemplant les traits livides de cet hôte inattendu. Cependant on ne pouvait rien découvrir d’inaccoutumé dans son ton et ses manières, qui indiquaient un homme bien élevé et plein d’usage. L’accent prononcé avec lequel il parlait le français et l’allemand donnait à croire qu’il n’était né ni en Allemagne ni en France.

La baronne respira enfin lorsqu’un bruit de chevaux se fit entendre devant la porte, et qu’elle distingua la voix du colonel.

Bientôt après le colonel Grenville entra dans le salon. Dès qu’il aperçut l’étranger, il courut à lui, et s’écria :

— Soyez le bien venu dans ma maison, mon cher comte ! Puis se retournant vers la baronne : Le comte Aldini, un ami cher et fidèle, que j’ai acquis dans le Nord et que j’ai retrouvé dans le Midi.

La baronne, dont la crainte s’était aussitôt dissipée, dit au comte en souriant agréablement qu’il ne devait pas s’en prendre à elle d’avoir été reçu d’une façon un peu singulière, mais au colonel, qui avait négligé de la prévenir de sa visite. Alors elle raconta à son mari comment on n’avait parlé durant toute la soirée que d’apparitions, et comme le comte avait paru au moment où Maurice disait, au milieu d’une lamentable histoire : — Un coup violent se fit entendre, et la porte s’ouvrit avec fracas.

— C’est parfait ! On vous a pris pour un revenant, mon cher comte ! dit le colonel en riant aux éclats. En effet, il me semble que mon Angélique porte des traces de frayeur sur son visage ; le major a l’air encore tout peiné de son histoire, et Dagobert a presque perdu sa gaîté. Dites-moi donc, comte : n’est-ce pas fort mal de vous prendre pour un spectre, pour un génie malfaisant ?

— Aurais-je en moi quelque chose d’effrayant ? répondit le comte d’un ton singulier. On parle beaucoup maintenant d’hommes qui exercent un charme particulier par leurs regards et leurs attouchemens ; peut-être suis-je en possession d’une puissance semblable ?

— Vous plaisantez, monsieur le comte, dit la baronne ; mais il est vrai qu’on réveille aujourd’hui tous les mystères des vieilles croyances.

— Oui ; le monde est si vieux qu’il croit se rajeunir en se berçant de contes de nourrices, répondit l'étranger. C’est une épidémie qui gagne chaque jour davantage. — Mais j’ai interrompu monsieur le major au point intéressant de son histoire. Je ne l’ai point intimidé, j’espère ; et je le prie de continuer, car je suis sûr que ses auditeurs attendent avec impatience le dénouement.

Le comte étranger n’intimidait pas seulement Maurice, il lui inspirait une répugnance extrême. Il trouvait dans ses paroles, surtout dans son sourire, quelque chose d’ironique et de méprisant ; et il répondit, d’un ton sec et les yeux enflammés, qu’il craindrait de troubler par son récit la gaité que le comte avait apportée dans le cercle, et qu’il préférait se taire.

Le comte n’accorda pas beaucoup d’attention aux paroles du major ; mais tout en jouant avec sa tabatière d’or, il se tourna vers le colonel, et lui demanda si cette dame si éveillée était née Française.

Il parlait de Marguerite qui continuait de sautiller dans le salon. Le colonel s’approcha d’elle et lui demanda à demi voix si elle était folle. Marguerite se glissa effrayée, près de la table à thé, et s’assit en silence.

Le comte prit la parole , et parla avec beaucoup de charme de plusieurs choses récentes. Dagobert osait à peine prononcer une parole. Maurice, extrêmement rouge, les yeux animés, semblait guetter le signe d’une attaque. Angélique paraissait entièrement occupée de son travail d’aiguille, et ne leva pas les yeux une seule fois. On se sépara assez mécontent l’un de l’autre.

— Tu es un heureux mortel, s’écria Dagobert lorsqu’il se trouva seul avec Maurice. N'en doute pas plus longtemps : Angélique t’aime tendrement. J’ai lu aujourd’hui jusqu’au fond de ses regards, elle est tout amour pour toi. Mais le démon est toujours occupé à troubler le bonheur des hommes. Marguerite est dévorée d’une passion folle. Elle t’aime avec toute la fureur qu’ait jamais inspirée le désespoir dans le cœur d’une femme. La conduite singulière qu’elle a tenue aujourd’hui n’était que l’explosion d’une affreuse jalousie qu’elle n’a pu contenir. Lorsque Angélique laissa tomber son mouchoir, lorsque tu le ramassas, et qu’en le lui rendant tu lui baisas la main, toutes les furies d’enfer s’emparèrent de la pauvre Marguerite. Et tu es l’unique cause du désordre qu’elle ressent ; car autrefois tu te montrais d’une galanterie extrême avec la jolie Française. Je sais que tu ne songeais qu’à Angélique, que tous les hommages que tu dissipais auprès de Marguerite ne s’adressaient qu’à sa compagne, mais tes regards mal dirigés allaient souvent frapper la pauvre fille et l’embrasaient. Maintenant, le mal est fait, et je ne sais pas vraiment comment terminer cette affaire sans éclat et sans un terrible scandale.

— Cesse donc de me tourmenter avec Marguerite, dit le major. Si réellement Angélique m’aime, — j’en doute encore, — je suis le plus heureux des hommes, et toutes les Marguerites du monde et leurs folies ne sauraient me troubler. Mais une nouvelle crainte est venue me tourmenter. Cet étranger, ce comte mystérieux, qui s’est présenté au milieu de nous comme une sombre énigme, qui nous a tous troublés, ne semble-t-il pas venir se placer entre nous deux ? J’ai comme un souvenir confus, je me rappelle presque un songe qui m’a montré ce comte au milieu de circonstances terribles ! J’ai le pressentiment que, partout où il se montre, éclate un événement funeste. — As-tu remarqué comme ses regards se portaient souvent sur Angélique, comme alors une longue veine se colorait de sang sur ses joues pâles ? Les paroles qu’il m’adressait avaient un son ironique qui me faisait tressaillir. Il en veut à notre amour ; mais je serai sur son chemin jusqu’à la mort !

Il s’était écoulé quelque temps depuis cet entretien. Le comte, en visitant toujours de plus en plus souvent la maison du colonel, s’était rendu indispensable. On était tombé d’accord sur l’injustice qu’il y avait eu à lui trouver un air mystérieux et étrange. — Le comte lui-même ne devait-il pas nous trouver des gens fort mystérieux et fort étranges en voyant nos visages pâles et notre singulier maintien ? disait la baronne lorsqu’il était question de sa première venue. Dans chacune de ses conversations, le comte déroulait des trésors de connaissances les plus variées, et, bien qu’en sa qualité d’Italien il conservât un accent embarrassé, il discourait néanmoins avec une grâce et une facilité extrêmes. Ses récits animés, pleins de feu, entraînaient les auditeurs, et lorsqu’il parlait, et qu’un aimable sourire venait animer ses traits pâles, mais expressifs et réguliers, Dagobert, Maurice lui- même oubliaient leur rancune, et restaient, de même qu’Angélique et tous les autres, suspendus à ses lèvres, pour ainsi dire.

L’amitié du colonel et du comte avait pris naissance d’une manière fort honorable pour le dernier. Au fond du Nord, où ils s’étaient trouvés réunis par le hasard, le comte avait aidé le colonel de sa bourse et de sa fortune, avec un rare désintéressement, et l’avait ainsi tiré d’un embarras qui pouvait avoir les suites les plus fâcheuses pour son nom et son honneur. Aussi le colonel lui portait -il la reconnaissance la plus vive. — Il est temps, dit-il à la baronne un jour qu’ils se trouvaient ensemble, il est temps que je te fasse connaître quel est le but du séjour du comte dans cette ville. Tu sais qu’il y a quatre ans nous nous étions liés si intimement ensemble, dans la garnison où je me trouvais, que nous habitions toujours la même maison. Il arriva que le comte, me visitant un matin , trouva sur ma table le portrait en miniature d’Angélique, que je porte constamment avec moi. Plus il l’examinait, plus son trouble devenait visible. Il ne pouvait en détourner ses regards, et il resta long-temps à le contempler en silence. — Jamais ;, s’écria-t il enfin, jamais je n’ai vu un visage de femme plus touchant et plus beau ; jamais je n’ai senti l’amour se répandre comme en cet instant dans mon cœur ! — Je le plaisantai sur l’effet merveilleux de ce portrait, je le nommai un nouveau Kalaf,[1] et je lui souhaitai pour son bonheur que mon Angélique ne fût pas une Turandot. Enfin je lui fis comprendre qu’à son âge — car, bien qu’il ne fût pas avancé dans la vie, on ne pouvait plus le nommer un jeune homme, — cette manière romanesque de s’éprendre subitement à la vue d’un portrait me surprenait un peu. Mais il me jura avec toute la vivacité et les gestes passionnés, particuliers à sa nation, qu’il aimait inexprimablement Angélique, et que, si je ne voulais le plonger dans le plus violent désespoir, je devais lui permettre de prétendre à sa main. C’est dans ce dessein que le comte s’est présenté dans notre maison. Il se croit certain du consentement d’Angélique, et hier il me l’a demandée formellement. Que penses-tu de sa demande, ma chère Élise ?

La baronne ne pouvait se rendre compte de l’effroi que lui avaient causé les dernières paroles du colonel.

— Au nom du ciel ! s’écria-t-elle. Angélique au comte étranger !

— Un étranger ! répondit le colonel en fronçant le sourcil. Celui à qui je dois l’honneur, la liberté, la vie peut-être, un étranger ! — J’avoue que son âge n’est pas absolument celui qui conviendrait à une jeune fille ; mais c’est un homme noble et grand, et en outre un homme riche, très-riche……

— Et sans consulter Angélique, qui n’a peut-être pas autant de penchant pour lui qu’il se l’imagine dans son amoureuse folie !

Le colonel se leva vivement de sa chaise, et s’avança vers la baronne les yeux animés de colère. — Vous ai-je jamais donné lieu de croire que je sois un père insensé et tyrannique, dit- il, et que je livrerais mon enfant chéri à des mains indignes d’elle ? Cessez de me tourmenter de vos sensibleries romanesques et de votre tendresse raffinée ! Angélique est tout oreilles quand le comte parle, elle le regarde avec une bonté amicale, elle rougit lorsqu’il lui baise la main ; tout en elle annonce un penchant pur et innocent pour sa personne, un de ces sentimens qui rendent un homme heureux ; et il n’est pas besoin pour cela de cet amour romanesque qui ravage quelquefois vos têtes !

— Je crois, dit la baronne, que le cœur d’Angélique n’est plus assez libre pour faire un choix.

— Quoi ! s’écria le colonel irrité ; et il allait éclater, lorsque la porte s’ouvrit : Angélique entra , les traits animés par un ravissant sourire.

Le colonel perdit tout à coup son humeur et sa colère ; il alla vers elle, l’embrassa sur le front, la conduisit à un fauteuil, s’assit amicalement auprès d’elle, tout proche de son enfant tendre et chéri. Alors il parla du comte, vanta sa tournure noble, sa raison, ses sentimens élevés, et demanda à Angélique si elle le trouvait a son gré. Angélique répondit que d’abord le comte lui avait semblé effrayant et étrange, mais que peu à peu ce sentiment s’était entièrement effacé, et qu’elle le voyait avec plaisir.

— Eh bien ! s’écria le colonel plein de joie, le ciel soit loué ! Le comte Aldini, ce noble seigneur, il t’adore du fond de son âme, ma chère enfant ; il demande ta main, et tu ne la lui refuseras pas.

A peine le colonel eut-il prononcé ces paroles qu’Angélique poussa un profond soupir et tomba presque sans vie. La baronne la reçut dans ses bras en jetant un regard expressif sur le colonel muet et consterné à la vue de la pauvre enfant, dont les traits étaient couverts d’une pâleur mortelle. — Angélique reprit ses sens peu à peu, un torrent de larmes s’échappa de ses yeux, et elle s’écria d’une voix lamentable : — Le comte, le terrible comte ! — Non, non, jamais !

Le colonel la conjura, à plusieurs reprises et avec toute la douceur imaginable, de lui dire au nom du ciel pourquoi le comte lui semblait si terrible. Angélique avoua alors que, au moment où son père lui avait dit que le comte l’aimait, un rêve affreux qu’elle avait fait dans la nuit du quatorzième anniversaire de sa naissance s’était représenté dans toute sa force à sa mémoire, d’où il s’était effacé depuis cette nuit même, sans qu’elle eût jamais pu se rappeler une seule de ses images. — Je me promenais dans un riant jardin, dit Angélique ; il s’y trouvait des arbustes rares et des fleurs étrangères. Tout à coup je m’arrêtai devant un arbre merveilleux dont les feuilles sombres, larges et odorantes, ressemblaient à celles d’un platane. Ses branches s’agitaient si doucement ! Elles murmuraient mon nom et m’invitaient à me reposer à leur ombre. Irrésistiblement entraînée par une force invisible, je tombai sur le gazon, au pied de l’arbre. Alors il me sembla que j’entendais de singuliers gémissemens dans les airs ; et lorsqu’ils venaient, comme un souffle du vent, agiter le feuillage de l’arbre, il rendait de profonds soupirs. Une douleur inexprimable s’empara de moi, une vive compassion s’éleva dans mon sein, j’ignore à quel sujet : et tout à coup un éclair brûlant traversa mon cœur et le déchira ! — Le cri que je voulus pousser ne put s’échapper de ma poitrine chargée d’un effroi sans nom, il se changea en un soupir profond. Mais l’éclair qui avait traversé mon cœur s’était échappé de deux yeux humains fixés sur moi du fond d’une sombre feuillée. En cet instant, ces yeux étaient tout près de mon visage, et j’aperçus une main blanche comme la neige qui traçait des cercles autour de moi. Et toujours, toujours les cercles devenaient plus étroits et m'environnaient de leurs lignes de feu , jusqu’à ce qu’enfin je me trouvai enlacée dans une toile lumineuse, semblable à celle de l’araignée. Et en même temps, c’était comme si le regard de ces deux yeux terribles se fût emparé de tout mon être ; je ne tenais plus à moi-même et au monde que par un fil auquel il me semblait que j’étais suspendue, et cette pensée était pour moi un affreux martyre. L’arbre inclina vers moi ses branches, et la voix touchante d’un jeune homme s’en échappa. Elle me dit : — Angélique, je te sauverai, — je te sauverai ! Mais……

Angélique fut interrompue ; on annonça le major qui venait parler au colonel pour affaires de service. Dès qu’Angélique eut entendu prononcer le nom du major, elle s’écria en versant de nouvelles larmes, avec cet accent que donnent les douleurs de l’âme : — Maurice…… Ah ! Maurice……

Le major avait entendu ces mots en entrant. Il aperçut Angélique baignée de pleurs, les bras étendus vers lui. Hors de lui , il jeta à terre son casque d’acier qui roula à grand bruit, tomba aux pieds d’Angélique, la prit dans ses bras et la serra avec passion contre son cœur. — Le colonel contemplait ce groupe, la bouche béante ; la surprise étouffait sa voix.

— Je soupçonnais qu’ils s’aimaient ! dit la baronne à voix basse.

— Major, dit enfin le colonel en colère, qu’avez- vous de commun avec ma fille ?

Maurice, revenant promptement à lui, remit Angélique à demi morte dans son fauteuil, releva violemment son casque, s’avança vers le colonel, les yeux baissés et les joues couvertes de rougeur, et lui jura sur son honneur qu’il aimait Angélique de toute son âme, mais que jusqu’à ce jour pas un mot qui ressemblât à un aveu ne s’était échappé de ses lèvres. Il n’avait que trop douté de l’amour d’Angélique ; ce moment seul lui avait révélé tout son bonheur, et il espérait de la générosité d’un homme aussi noble, de la tendresse d’un père, un consentement qui devait tous les rendre heureux.

Le colonel toisa le major d’un regard, lança un sombre coup d’œil à Angélique, puis s’avança au milieu de la chambre, les bras croisés, immobile comme quelqu’un qui hésite à prendre un parti. Il marcha quelque temps, s’arrêta devant la baronne qui avait pris Angélique dans ses bras , et qui cherchait à la consoler. — Quel rapport, dit il d’une voix sourde et cherchant à retenir sa colère, quel rapport a ton rêve absurde avec le comte ?

Aussitôt Angélique se jeta à ses pieds, baisa ses mains, les couvrit de larmes, et lui dit d’une voix à demi étouffée : — Ah ! mon père ! — mon père chéri ! Les yeux horribles qui me brûlaient le sein de leurs regards, c’étaient les yeux du comte ! C’était sa main de spectre qui m’entourait de liens de feu ! — Mais cette voix de jeune homme qui m’appelait du milieu des fleurs, c’était Maurice ! mon Maurice !

— Ton Maurice ! s’écria le colonel en se détournant si violemment qu’Angélique tomba sur le parquet. Il se remit à marcher en se disant à voix basse : — Ainsi, c’est à des visions enfantines, à un amour caché que seront sacrifiés les sages projets d’un père, les espérances d’un homme d’honneur. Enfin il s’arrêta devant Maurice : — Major, dit-il, vous savez combien je vous estime ; je n’aurais pas trouvé de gendre qui me fût plus cher que vous : mais le comte Aldini a ma parole, et je lui dois autant qu’un homme peut devoir à un autre. Ne croyez pas cependant que je veuille jouer ici le rôle d’un père tyrannique et opiniâtre. Je cours auprès du comte, je lui dirai tout. Votre amour me coûtera peut-être un combat sanglant, il me coûtera peut-être la vie ! n’importe, j’y cours ! Attendez ici mon retour ! Le major jura avec enthousiasme qu’il aimerait mieux mille fois perdre la vie que de souffrir que le colonel s’exposât au moindre danger. Le colonel s’éloigna rapidement sans lui répondre.

A peine le colonel eut-il quitté la chambre que les deux amans se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et se jurèrent un amour invariable, une fidélité éternelle. Angélique dit que ce n’était qu’au moment où le colonel lui avait fait connaître les prétentions du comte qu’elle avait compris toute la force de son amour pour Maurice, et quelle aimerait mieux mourir que de devenir l’épouse d’un autre. Il lui semblait, dit-elle, qu’elle avait deviné combien Maurice la chérissait aussi ; alors ils se rappelèrent et se redirent tous les momens où leur amour s’était trahi, et ils se livrèrent à leur ravissement, oubliant tous les obstacles, toute la colère du colonel, et se mirent à se réjouir comme des enfans. La baronne, profondément émue, leur promit de faire tout au monde pour détourner le colonel d’une union qui, sans qu’elle pût s’en rendre compte, lui faisait horreur.

Une heure à peu près s’était écoulée, lorsque la porte s’ouvrit ; et, au grand étonnement de tous, on vit entrer le comte Aldini. Il était suivi du colonel, dont les regards étaient radieux. Le comte s’approcha d’Angélique, prit sa main, et la contempla en souriant douloureusement et d’un air amer. Angélique balbutia, et dit presque en défaillant : — Oh !… ces yeux !…

— Vous pâlissez comme la première fois que j’entrai dans ce salon, mademoiselle, dit le comte. Suis-je encore à vos yeux un spectre effrayant ? Non. Remettez-vous, Angélique ; ne craignez rien d’un homme inoffensif, qui vous aime avec toute la tendresse, avec toute l’ardeur d’un jeune homme ; qui ne savait pas que vous aviez donné votre cœur, et qui était assez insensé pour prétendre à votre main. Non ! — La parole même de votre père ne me donne pas le moindre droit à une félicité que vous seule pouvez dispenser. Vous êtes libre, mademoiselle ! mon regard même ne doit plus vous rappeler l’effroi qu’il vous a causé ; bientôt, demain peut-être, je retournerai dans ma patrie !

— Maurice ! Maurice ! s’écria Angélique au comble de ses vœux ; et elle se jeta dans les bras de son bien-aimé.

Le comte frémissait de tous ses membres, un feu extraordinaire jaillissait de ses yeux, ses lèvres tremblaient, il laissa échapper un son inarticulé ; mais , se tournant vivement vers la baronne, et lui faisant une question indifférente, il parvint à contenir le sentiment qui le dominait.

Pour le colonel, il s’écria plusieurs fois : — Quelle grandeur d’âme ! Quelle générosité ! Qui pourrait l’égaler en noblesse ! Vous serez mon ami pour la vie ! — Puis il pressa sur son cœur le major, Angélique, la baronne, et dit en riant qu’il ne voulait rien savoir du complot qu’ils avaient formé, mais qu’il espérait qu’Angélique ne souffrirait plus du mal que lui causaient les yeux de revenans.

La journée était avancée ; le colonel pria le major et le comte de prendre place à sa table. On envoya chercher Dagobert, qui arriva bientôt, brillant de joie et de gaîté.

En se mettant à table, on s’aperçut que Marguerite manquait. On annonça qu’elle s’était renfermée dans sa chambre, et qu’elle avait déclaré qu’elle était malade et hors d’état de paraître.

— Je ne sais, dit le baron , ce qui se passe depuis quelque temps dans la tête de Marguerite ; elle est remplie d’humeurs capricieuses et d’obstination ; elle pleure, elle rit sans motif, et ses idées chimériques sont souvent telles qu’elle se rend insupportable.

— Ton bonheur cause la mort de Marguerite, murmura Dagobert à l’oreille du major.

— Visionnaire ! répondit le major, également à voix basse, ne le trouble pas, ce bonheur !

Jamais le colonel ne s’était montré d’une humeur plus charmante ; jamais la baronne, qui avait si long-temps éprouvé des soucis pour le sort de son enfant, ne s’était trouvée plus complètement heureuse ; et comme Dagobert se livrait à tous les élans de la joie, comme le comte, oubliant sa blessure encore toute récente, donnait un libre essor aux traits de son esprit varié, tous les convives semblaient former une guirlande d’heureux auprès du couple fortuné.

Le crépuscule était venu ; le plus noble vin brillait dans le cristal, et l’on buvait gaîment aux deux époux, lorsque la porte de la salle s’ouvrit doucement. Marguerite s’avança d’un pas incertain, couverte d’une blanche robe de nuit, les cheveux épars, pâle, et les traits immobiles. — Marguerite, quelle est cette folie ? s’écria le colonel. Mais Marguerite, sans le regarder, s’avança lentement vers le major, posa sa main glacée sur son sein, plaça un baiser presque insensible sur son front, et murmura d’une voix sourde :— Que le baiser d’une mourante porte bonheur au joyeux fiancé ! — Et elle tomba sans mouvement.

— La malheureuse se meurt d’amour pour le major ! dit Dagobert bas au comte.

— Je le sais ! répondit le comte. Sans nul doute, elle a fait la folie de prendre du poison.

— Au nom du ciel ! s’écria Dagobert épouvanté ; et il s’élança sur le fauteuil où l’on avait déposé Marguerite. Angélique et la baronne étaient auprès d’elle, lui faisant respirer des sels et lui frottant le front d’eaux spiritueuses. Lorsque Dagobert s’approcha, elle venait d’ouvrir les yeux.

— Sois tranquille, ma chère enfant, dit la baronne, tu es malade ; cela se passera.

— Oui, répondit Marguerite en souriant, cela se passera bientôt, car j’ai pris du poison !

Angélique et la baronne poussèrent de grands cris. — A tous les diables la folle ! s’écria le colonel en fureur. — Que l’on coure chez le médecin ! Allez ! Amenez sur l’heure le premier qu’on trouvera !

Les laquais, Dagobert lui-même, voulurent courir exécuter ses ordres. — Arrêtez ! dit le comte, qui jusqu’à ce moment était resté fort tranquille, vidant avec complaisance son verre, rempli de vin de Syracuse, sa boisson favorite. — Arrêtez ! Si Marguerite a pris du poison, il n’est pas besoin de médecin ; dans ce cas, je suis le meilleur médecin possible. Laissez-moi faire.

Il s’approcha de Marguerite, qui était retombée dans un évanouissement, et qui éprouvait de temps en temps des secousses nerveuses. Il se baissa sur elle ; on remarqua qu’il tirait de sa poche un petit étui, dans lequel il prit une substance qui tint entre ses doigts, et dont il frotta le dos et la poitrine de Marguerite ; puis il dit, en s’éloignant d’elle : — Cette fille a pris de l’opium ; mais je puis la sauver par des remèdes qui me sont connus.

Sur l’ordre du comte, Marguerite fut transportée dans sa chambre, où il resta seul avec elle. — Pendant ce temps, la femme de chambre de la baronne avait trouvé dans la chambre de Marguerite la fiole qui contenait les gouttes d’opium recommandées depuis quelque temps à madame de Grenville. La malheureuse l’avait vidée tout entière.

— Le comte , dit Dagobert d’un air un peu ironique, est un homme bien merveilleux ! Il a tout deviné. Rien qu’en regardant Marguerite, il a su qu’elle avait pris du poison ; et il en a reconnu l’espèce et la couleur.

Une bonne heure après, le comte reparut et annonça que la vie de Marguerite était hors de danger. Jetant un regard sur Maurice, il ajouta qu’il espérait aussi bannir de son âme le principe même du mal. Il demanda que la femme de chambre passât la nuit auprès de Marguerite, lui-même il voulait veiller dans la chambre voisine pour se trouver prêt à la secourir au besoin ; pour se disposer à cette nuit fatigante, il se remit à table avec les hommes, tandis qu’Angélique et la baronne, agitées par cette scène, se retiraient dans leur chambre.

Le colonel donna un libre cours à l’humeur que lui causait ce qu’il nommait le mauvais procédé de Marguerite. Maurice et Dagobert gardaient tristement le silence. Mais plus ils se montraient abattus, plus le comte laissait éclater une gaîté qui ne lui était pas ordinaire, et qui avait en effet quelque chose de cruel.

— Ce comte, dit en se retirant Dagobert à son ami, ce comte produit toujours sur moi un effet étrange ; il me semble toujours qu’il y a quelque chose de surnaturel en lui.

— Ah ! répondit Maurice, l’idée d’un malheur qui menace notre amour m’accable et m’oppresse !

Dans la même nuit, le colonel fut réveillé par l’arrivée d’un courrier venu de la résidence. Le lendemain, il vint trouver la baronne, un peu troublé : — Nous serons bientôt forcés de nous séparer encore, ma chère Élise, dit-il en s’efforçant de paraître calme. La guerre va recommencer de nouveau, après un court intervalle de repos. Hier j’ai reçu l’ordre de me mettre en marche avec mon régiment dès qu’il sera possible, peut-être dès la nuit prochaine.

La baronne pâlit d’effroi et fondit en larmes. Le colonel chercha à la consoler en disant qu’il était convaincu que cette campagne serait courte et glorieuse, et que la satisfaction avec laquelle il la commençait lui faisait pressentir qu’il n’avait nul péril à redouter. — Jusqu’à notre retour, ajouta-t-il, tu pourras aller dans nos terres avec Angélique. Je vous donnerai un guide qui égayera votre solitude. Le comte Aldini part avec vous.

— Le comte ! au nom du ciel ! s’écria la baronne. Le comte partir avec nous ; après avoir rejeté son amour !... Un Italien adroit, qui sait cacher sa colère au fond de son cœur, et qui la laissera peut-être éclater au moment favorable ! Partir avec ce comte qui, je ne sais pourquoi, m’est devenu hier plus odieux que jamais !

— Hum ! c’est à n’y pas tenir avec l’imagination et les rêves des femmes ! s’écria le colonel en frappant du pied. Elles ne comprennent pas la grandeur d’âme d’un homme supérieur, et elles se figurent qu’il n’y a que de l’amour dans la vie ! Le comte a passé toute la nuit dans l’antichambre de Marguerite, comme il se le proposait. C’est à lui que j’ai porté d’abord la nouvelle de la guerre. Son retour dans sa patrie devient presque impossible ; et il a été accablé de cette nouvelle. Je lui ai offert de séjourner dans mes domaines. Après beaucoup d’hésitations, il a enfin accepté, et il m’a donné sa parole de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour vous protéger et pour adoucir les ennuis de notre séparation. Tu sais tout ce que je dois au comte ; puis-je lui refuser un asile ?

La baronne ne put, n’osa rien répondre. Le colonel tint parole ; dans la nuit suivante, les trompettes sonnèrent le départ, et les deux amans se séparèrent dans une douleur inexprimable.

Peu de jours après, lorsque Marguerite fut rétablie , la baronne partit pour sa terre avec Angélique. Le comte les suivit avec leurs gens.

Durant les premiers jours, le comte mit une délicatesse infinie dans ses rapports avec les deux dames ; il ne leur rendit visite que lorsqu’elles en exprimèrent le désir, et demeura renfermé dans son appartement ou se livra à des promenades solitaires.

La guerre parut d’abord favorable à l’ennemi ; mais bientôt le sort des armes changea, et la victoire se déclara dans les rangs où combattait le colonel. Le comte apportait toujours le premier les bonnes nouvelles, il était toujours le mieux instruit du sort des armées et de la marche du régiment du colonel. Dans plusieurs affaires sanglantes, ni le colonel ni le major n’avaient reçu la moindre blessure : les lettres les plus authentiques en faisaient foi. C’est ainsi que le comte paraissait toujours devant les deux dames comme un messager de bonheur ; il se montrait plein de dévouement pour Angélique, l’ami le plus tendre et le plus inquiet pour son père ; et la baronne ne pouvait s’empêcher de reconnaître que le colonel avait bien jugé le comte, et que les préjugés qu’elle nourrissait contre lui étaient souverainement injustes. Marguerite elle-même semblait guérie de sa folle passion, et le calme, ainsi que la confiance, étaient rentrés dans le petit cercle.

Une lettre du colonel adressée à sa femme, et un billet que le major écrivit à Angélique, achevèrent de dissiper tous les soucis. La paix avait été conclue dans la capitale de la France.

Angélique était ivre de joie et d’espérance, et c’était toujours le comte qui parlait avec feu des actions d’éclat de Maurice et du bonheur qui souriait à la jolie fiancée. Un jour enfin, il prit la main d’Angélique, et, la portant à son cœur, il lui demanda si elle le haïssait encore comme autrefois. Rougissant de honte, et les yeux humides de larmes, Angélique répondit qu’elle ne l’avait jamais haï, mais qu’elle aimait trop Maurice pour n’avoir pas rejeté avec horreur toute autre union. Le comte la regarda avec gravité, et lui dit solennellement : — Angélique, regardez-moi comme un père. — Et il déposa sur son front un baiser que la pauvre enfant souffrit, car elle se rappela que c’était ainsi que son père avait coutume de l’embrasser.

On s’attendait de jour en jour à voir revenir le colonel dans sa patrie, lorsqu’une lettre vint renverser toutes les espérances. Le major avait été assailli par des paysans, dans un village de la Champagne qu’il traversait pour regagner la frontière ; on l’avait renversé de son cheval à coups de faux et de fléaux, et son domestique était parvenu à s’échapper. — Ainsi la joie qui remplissait déjà la maison fut changée en un désespoir sans égal.


  1. Personnage des Contes persans. Le Vénitien Gozzi a fait une comédie intitulée la Princesse Turandot.
    Le Trad.