Le spectre menaçant/02/15

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 102-107).

XV

Aussitôt après leur départ, l’ingénieur entra en colère dans le bureau de la comptabilité.

— Monsieur Jarvis ! dit-il, j’ai entendu toute la conversation qui vient d’avoir lieu entre vous et le jeune homme que je vous ai confié. Je n’ai pas l’habitude d’écouter aux portes, mais vous aviez laissé la vôtre ouverte ; je ne tolérerai pas de quolibets désobligeants à l’égard de ce jeune homme ; tenez-vous-le pour dit !

L’ingénieur referma la porte avec fracas, sans attendre les explications de son chef de bureau. Monsieur Jennings était cependant un peu nerveux au sujet d’André. Sans douter de son honnêteté, c’était peut-être une tentation trop forte pour un jeune homme de son âge, que de lui confier de si grosses sommes. Il ne dit rien à personne, se coiffa de son casque de montagne, endossa son « chat sauvage », et les suivit de loin.

À peine André et le gardien avaient-ils franchi un demi-mille, que deux hommes masqués sortirent du taillis qui longe la route de l’Isle Maligne à Saint-Joseph-d’Alma et suivirent de près les deux compagnons de route. À un tournant du chemin, un des individus qui marchait sur la pointe des pieds s’empara du sac de cuir dans lequel étaient contenues les valeurs, pendant que l’autre saisit le gros gardien par derrière et le renversa par terre.

André saisit d’un coup d’œil toute la situation et le pénitencier Saint-Vincent-de-Paul se dressa tout à coup devant lui en fantôme. C’était sa première chance de se servir des tours de la « savate » française, qu’il avait appris, et vif comme l’éclair il frappa de ses deux bottes son agresseur en pleine figure. Celui-ci tomba inerte sur la neige, saignant comme un bœuf. Comme l’autre allait à son secours, un coup de botte du pied gauche l’envoya rouler par terre à son tour. Pour être sûr de ne pas les échapper, il les ficela l’un à l’autre en attendant d’aller chercher du secours.

Allait-il rebrousser chemin après ce contretemps ? Non, Monsieur Jarvis lui avait confié des valeurs pour la banque ; il les livrerait d’abord, puis rapporterait les cinquante mille dollars pour la paye, sans quoi on pourrait le réprimander. Une heure de retard retarderait la paye d’autant et il n’en prendrait pas la responsabilité.

Monsieur Jennings, qui applaudissait de loin à cette scène épique, continua de suivre le couple pendant quelques instants, puis rebroussa chemin. Le gros gardien s’en allait en se tenant la tête, pour réprimer la douleur que lui avait causée le coup de massue du bandit. André hâtait le pas pour n’être pas en retard.

Le chef du bureau avait reçu un téléphone du gérant de la banque l’avertissant que les valeurs n’étaient pas encore arrivées. Il alla pour en prévenir l’ingénieur, mais on lui apprit que, contrairement à son habitude, il était allé faire une marche. La cloche du téléphone le rappela à son bureau.

— Allô ! Allô ! Monsieur Jarvis ? C’est le gérant de la Banque.

— Oui, oui.

— Votre commis est arrivé avec les valeurs. Il était en retard, ayant été attaqué en route par des bandits ! Je l’envoie reconduire en voiture sous la garde d’un homme de police.

— Très bien ! Puis se parlant à lui-même, en remettant l’acoustique à sa place : Ça commence bien ! Une prétendue attaque… le premier matin…. Si ça ne finit pas comme je l’ai prévu ? Et Monsieur Jennings qui n’est pas là ! C’est lui qui va être édifié de son protégé !

Comme il prononçait ces derniers mots, l’ingénieur entra dans son bureau.

— Ah ! Je suis heureux de votre retour !

— Et qu’y a-t-il ? reprit froidement Monsieur Jennings.

— Il y a que ce jeune Canadien-Français que vous m’avez donné comme homme de confiance, commence bien… Si ça ne finit pas comme je m’y attendais !

— Et à quoi vous attendiez-vous ? Vous avez l’air tout nerveux ; ce n’est pourtant pas votre habitude.

— Il y a de quoi ! Selcault prétend avoir été attaqué par des bandits !

— Il n’était pas seul ; d’ailleurs, si ce n’est pas vrai, le gardien l’accompagne, il nous dira la vérité !

— Mais ils pourraient bien être complices !

— Mais ! il y a toujours le mais ! Jusqu’à preuve du contraire, je continuerai ma confiance à ce jeune homme. Les voici qui arrivent en voiture.

— Vous avez fait un bon voyage ? dit le chef de bureau en apercevant les deux compagnons.

— Veuillez d’abord compter ces valeurs, dit André en guise de réponse.

Ce fut le vieux gardien qui se chargea d’apprendre la nouvelle.

— Je vous assure que nous en avons subi une attaque !

— Oui ? répondit l’ingénieur d’un air simulant l’étonnement.

— Et je vous assure que ça ne m’a pas pris de temps à leur faire leur biscuit, à ces mécréants. Puis il raconta avec force détails sa version de l’attaque.

— Si je n’avais pas été là, je ne sais pas ce qui serait arrivé au petit « Frenchman », dit-il comme conclusion.

— Un petit « Frenchman » de six pieds sait quelquefois se défendre, répliqua toujours froid M. Jennings. Quant à moi, je n’aimerais pas à le rencontrer dans une lutte de « Savate ! »

— « Savate », What is that ?

— C’est un petit coup de pied qui ressemble un peu au coup de pied de l’âne. Vous connaissez ça le coup de pied de l’âne ?

— Non !

— Vous le pratiquez pourtant bien.

— Oh ! oh ! ça doit être ça, reprit le gardien entre ses dents. Vous a-t-il déjà donné une exhibition de cet art ?

— Oui, je l’ai déjà vu à l’œuvre !

— J’aimerais bien à voir ça, dit le vieux gardien, devenant familier.

— Quelquefois ça se fait si vite, qu’on n’a pas le temps de voir !

— Aurait-il deviné ce qui s’est passé ? se dit le gardien en face du sang-froid de son maître.

André vint donner des explications à l’ingénieur sur l’ordre du chef de bureau, qui ne s’était pas gêné pour lui dire qu’il n’ajoutait pas foi à la prétendue attaque.

— Comme Monsieur Jarvis a l’air de ne pas me croire, Monsieur Jennings, je ne vois pas comment je puis continuer à travailler ici, dit tristement André à la fin de son récit de l’incident.

— Si Monsieur Jarvis ne vous croit pas, je vous crois, moi ! Cela vous suffit-il ?

— Vous êtes vraiment bon, Monsieur Jennings, et je ne saurais trop vous remercier de la confiance que vous me témoignez.

— Je vous ai vu à l’œuvre, jeune homme ! Un homme qui risque sa vie pour son semblable n’est pas malhonnête. Retournez à votre travail et soyez bien tranquille.

L’ingénieur ne révéla pas à André qu’il avait été témoin de sa lutte avec les bandits, ni ne laissa-t-il savoir à son chef de bureau ce qu’il avait vu de ses propres yeux.