Le spectre menaçant/02/17

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 111-115).

XVII

L’ingénieur Jennings se mit à l’œuvre immédiatement pour réparer les dégâts. Le génie qui avait présidé aux préliminaires du barrage ne se laissa pas décourager par ce contretemps et sa belle humeur n’en souffrit pas. Les travaux marchèrent jour et nuit et un mois à peine suffit à déblayer le terrain. Les forges remplacées crachaient de nouveau leur fumée noire, pendant que les enclumes résonnaient sous les coups cadencés des marteaux, frappant l’acier rougi qui se transformait en perforateurs ou autres outils nécessaires à l’entreprise.

Les cadavres des noyés, repêchés, furent enterrés tout près, dans un petit cimetière improvisé. Une humble croix de bois noir, portant le nom des victimes connues, fut placée en tête de chaque fosse pour marquer l’oubli suprême sous le symbole du sacrifice !

Quand les directeurs de la Compagnie de construction arrivèrent, Monsieur Jennings les reçut avec le large sourire qui illuminait sa figure franche, chaque fois qu’ils venaient visiter les travaux.

L’ingénieur était à expliquer aux directeurs les dommages causés par la débâcle, quand on entendit tout à coup une vive clameur monter du gouffre où étaient les ouvriers. Cinq cents hommes armés de pics et de pelles menaçaient la vie du contremaître.

L’ingénieur en second escalada la falaise pour venir avertir l’ingénieur de ce qui se passait. Celui-ci se précipita vers le lieu du désordre pour essayer de faire entendre raison aux émeutiers. En dépit de ses efforts, les vociférations de ces pauvres mercenaires s’accentuaient. Ils menaçaient maintenant l’ingénieur lui-même, qui dut se réfugier dans son bureau avec les directeurs. Pâle de colère devant ce scandale qui éclatait à un moment si inopportun, il saisit le révolver qui était sur le bureau du comptable, et partit pour sortir, quand celui-ci l’interrogea.

— Qu’y a-t-il donc ? dit-il, n’ayant rien entendu des clameurs venant du dehors.

— Il y a…, il y a…, que je vais de ce pas flamber la cervelle à ces brutes qui choisissent un aussi mauvais moment pour créer du trouble et ruiner ma réputation. Ils mourront ou je mourrai moi-même.

Jarvis se contenta de sourire, heureux des difficultés auxquelles son maître était en butte.

Go to it, dit-il entre ses dents en tournant le dos à son chef.

— Pardon, dit André d’un air plus sympathique, si vous permettez j’essaierai bien de les calmer.

— Vous ne savez pas ce que vous dites, répondit sèchement l’ingénieur en le regardant fixement dans les yeux, comme un homme qui perd tout à coup la raison. Croyez-vous que vous réussirez où j’ai failli ?

— Sans trop présumer de mes forces, je puis toujours essayer, répondit André sans paraître du tout impressionné.

Des coups violents retentirent dans la porte du bureau de l’ingénieur. La meute avait gravi les escaliers, brisant tout sur son passage, et menaçait maintenant Monsieur Jennings dans son bureau. Sans attendre de réponse, André se précipita à l’extérieur et s’adressa en polonais aux émeutiers.

— Camarades ! dit-il, ce n’est pas ainsi qu’on s’y prend pour faire redresser ses torts ; la violence est mauvaise plaideuse…

Cinq minutes s’étaient à peine écoulées depuis qu’André avait commencé à les haranguer que les applaudissements marquaient l’approbation des paroles de paix qu’il leur adressait. L’acte de bravoure du jeune comptable était encore présent à la mémoire des ouvriers qui avaient été témoins du repêchage de Jack Brown, leur compagnon de travail.

— Expliquez vos griefs paisiblement, dit André en manière de péroraison. Monsieur Jennings est le plus sympathique et le plus juste des hommes. Je serai votre interprète auprès de lui. Retournez immédiatement au travail et demain l’ingénieur recevra toute délégation que vous voudrez bien lui envoyer.

Après une dernière démonstration de sympathie à André, les ouvriers retournèrent à l’ouvrage.

— Rendez-moi mon révolver, dit tout simplement André à l’ingénieur en rentrant.

Celui-ci le lui remit d’un geste nonchalant et resta longtemps silencieux après que le jeune comptable fut retourné à son pupitre.

— Quel est ce jeune homme qui a une si grande influence sur ces étrangers ? demanda Monsieur Hugh Drassel, un des directeurs.

Monsieur Jennings parla tout bas aux directeurs et finalement interpella André.

— Selcault, venez ici, dit-il en ouvrant la porte ; puis continuant à brûle-pourpoint : Où avez-vous appris le polonais ?

— Mais avec les Polonais sans doute, répondit André presque moqueur.

— Vous fréquentez les ouvriers ?

— Non, Monsieur.

— Alors expliquez-vous, où l’avez-vous appris ?

— Pendant ma convalescence à l’hôpital d’urgence. Vous savez, j’y ai passé plusieurs mois. Pour me récréer, Mademoiselle Poisson, l’infirmière, qui le parle très bien, me l’a appris un peu et ensuite j’ai continué avec les Polonais qui étaient à l’hôpital.

— Ces Canadiens-Français ont la facilité des langues, dit l’ingénieur se tournant du côté des directeurs. Et qu’avez-vous dit à ces enragés pour qu’ils se soient si vite calmés ?

— Je leur ai dit qu’il y avait certainement un malentendu ; que vous étiez un homme juste et droit ; que leurs réclamations seraient examinées avant d’être rejetées. J’ai même fixé une entrevue avec vous pour demain matin. Ils enverront une délégation de trois seulement, et je leur ai promis que vous la recevriez.

— Vous prenez du galon, jeune homme !

— Ça peut être parfois prudent d’en prendre, pour éviter à d’autres de perdre les leurs.

— Vous avez raison, Selcault, et je vous félicite ; mais pourquoi n’ont-ils pas voulu m’écouter quand je leur ai parlé ?

— Parbleu ! vous leur avez parlé anglais et ils n’y ont compris goutte. Ils ont cru que vous vouliez les régenter et ils n’étaient pas disposés à recevoir des reproches quand ils en avaient à vous faire.

— Vous réglerez vous-même le différend ; c’est vous qui les recevrez demain matin ; je vous donne carte blanche.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais ! je pars ce soir pour New-York, vous dirigerez les travaux sous la direction du second ingénieur jusqu’à mon retour.