Le spectre menaçant/03/04

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 162-166).

IV

André fut introduit dans le cabinet de travail de son patron. Il était à examiner les plans de différentes machines, suspendus au mur, quand Monsieur Drassel entra.

— Bonjour Selcault, dit Monsieur Drassel, en serrant la main d’André, mais avec une froideur marquée.

— Vous êtes de retour plus tôt que je ne m’y attendais, répondit André, et pardonnez-moi si je vous ai fait attendre un peu. Je n’étais pas rentré de ma promenade matinale autour des usines et du barrage et j’arrivais justement au bureau, quand…

— Faites-vous souvent de ces promenades matinales ? interrompit Monsieur Drassel, en regardant André dans les yeux.

— Tous les jours, excepté le dimanche !

— Et quel intérêt avez-vous à faire cela ?

— D’abord, pour ma santé, et, ensuite, pour m’assurer si tout est en ordre. C’est au cours d’une de ces sorties, si vous vous rappelez bien, que j’ai découvert le défaut de la chaîne sans fin, quand je suis entré à votre service.

— Et c’est au cours d’une de ces promenades matinales que vous avez repêché Mademoiselle Drassel ?

— Un heureux hasard a voulu que je fusse à quelque cent pas d’elle. J’entendis son cri de détresse. Ah ! quel cri, Monsieur Drassel ! J’en entends encore l’écho déchirant ! J’ai souvent, depuis, songé à votre douleur, si, au lieu d’une fille alitée, vous vous fussiez trouvé en face d’un cadavre à votre retour.

Monsieur Drassel se leva d’un bond et se précipita vers André en l’embrassant.

— Pardonnez-moi, André, si je vous ai accueilli froidement en entrant, mais les mauvaises langues ! … Vous connaissez ça, vous, les mauvaises langues !

Pour toute réponse, André baissa la tête, mais, reprenant son aplomb, il continua :

— D’ailleurs, vous pourrez interroger Mademoiselle Drassel. Son témoignage aura, peut-être, plus de poids que le mien, mais je vous dis la vérité.

— Votre témoignage suffit, André ! et je vous remercie de m’avoir rendu mon enfant. C’est une étourderie qui a failli lui coûter cher…, nous coûter cher. Je ne sais trop comment vous récompenser, continua Monsieur Drassel, coupant ses phrases, tout en écrivant : Voici un chèque signé… J’ai laissé le montant en blanc. Pour ne pas vous laisser dans l’embarras, je puis vous dire que j’ai deux millions à la Banque d’épargne. Mettez le montant qu’il vous plaira.

André prit le chèque dans sa main, le contempla longuement pendant que Monsieur Drassel s’occupait à autre chose. Croyant deviner de la gêne chez André, il reprit :

— Vous pourrez le remplir à votre pupitre, mais, comme je vous l’ai dit, le montant importe peu, pourvu qu’il soit couvert par mon dépôt.

— Monsieur Drassel, répondit André en lui remettant le chèque, si je ne connaissais l’étendue de l’amour que vous avez voué à votre fille unique, je considérerais cette offre de récompense comme une injure. La satisfaction du devoir accompli me suffit et je serais embarrassé d’une fortune que je n’aurais pas édifiée moi-même. La richesse n’a de valeur pour moi qu’en autant qu’elle est le fruit du travail.

— J’admire vos idées, qui sont les miennes, mais alors que puis-je faire pour vous ?

— Monsieur Drassel, l’éponge que vous avez mise sur mon passé m’est une récompense suffisante. Ah ! si vous saviez ce que j’ai souffert !

— Alors je vous fais une proposition d’affaires, dit M. Drassel coupant toujours ses phrases. Je n’ai pas édifié ma fortune sans surmenage, comme vous vous l’imaginez sans doute. Je me sens un peu fatigué. J’ai besoin d’un gérant pour me seconder. À quarante ans, je n’ai pas encore goûté aux douceurs du foyer et j’ai besoin de repos. Je crois avoir découvert, en vous, l’homme capable de me soulager ; j’y songeais depuis quelque temps. Quel salaire me demandez-vous ?

— Vous savez mieux que moi quel salaire commanderait cette position.

— Je vous offre vingt-cinq mille dollars par année.

— Je l’accepte avec reconnaissance. Je pourrai rembourser mon père cette année même !

— Vous devez quelque chose à votre père ?

— Les frais du procès qui se montent à quinze mille dollars.

— Je vous les donne en plus !

— Je regrette de ne pouvoir accepter, Monsieur Drassel. J’ai promis de le rembourser du prix de mon travail. Si cependant vous voulez bien m’avancer la somme, je vous en serai très reconnaissant. Cela me permettra de m’acquitter immédiatement.

— Volontiers, répondit Monsieur Drassel, heureux de pouvoir rendre quelque service à André. Puis, enthousiasmé, il continua : Dites-moi, André, vous aimez Agathe ?

— Je ne vous ai jamais menti, Monsieur Drassel, et je mentirais si je disais le contraire. Je m’étais déjà épris d’elle, je ne sais trop comment. Elle venait souvent au bureau, nous causions. Je dissimulais, elle aussi peut-être ; mais deux cœurs qui s’aiment finissent toujours par se deviner. Notre dernière aventure m’a rendu encore plus amoureux ! Je me suis senti attaché à elle… par des liens inextricables. J’ai même inconsciemment « montré mes cartes » quand elle m’a fait demander, ce qui m’a attiré des désagréments de la part de Madame Drassel.

— Vous pourrez rendre visite à Agathe quand il vous plaira. Je crois même qu’elle a exprimé le désir de vous revoir.

— Que dira Madame Drassel ?

— J’arrangerai cela. Elle s’est laissé monter la tête. Il y a de ces petites misères dans la vie. Pour revenir aux affaires, la semaine prochaine, vous irez finir les transactions que j’avais commencées à New-York, mais que j’ai dû négliger, à cause de mon retour précipité. Je reprendrai mon voyage en Europe plus tard.

André accepta avec un peu de crainte ce témoignage de confiance de la part de son patron, mais résolut d’être à la hauteur de la mission qui lui était confiée.

Il prit le train le lendemain soir, après avoir rendu visite à Agathe. Il fut tout charmé de l’amabilité de Madame Drassel, qui lui fit presque des excuses pour son mouvement de nerfs, quelques jours auparavant.